Pour essayer d’en finir avec le rapport Demers
13 novembre 2014
Dans un texte précédent, j’ai présenté quelques points saillants du Rapport du chantier sur l’offre de formation collégiale (ou rapport Demers), afin d’illustrer en quoi les recommandations proposées s’inscrivaient directement dans une perspective de marchandisation de l’éducation. J’aimerais offrir ici un regard critique un peu plus développé sur quelques éléments abordés la dernière fois.
Diplômer pour diplômer ?
Une suggestion qui a fait beaucoup jaser, est celle d’octroyer un diplôme aux étudiant.e.s qui auraient complété tous leurs cours techniques, mais qui auraient échoué des cours de formation générale, ou encore l’épreuve uniforme de français. D’abord sympathique à cette idée, le ministre Bolduc s’est ravisé et a écarté la possibilité de créer un Certificat d’études collégiales techniques (CECT).
Qu’il s’agisse du CECT ou du Diplôme d’études collégial (DEC) par cumul d’AEC[1], le rapport explique que ces nouvelles certifications permettraient d’assurer une meilleure reconnaissance des compétences et, ainsi, de répondre à la demande grandissante de main-d’œuvre technique qualifiée. Ces certifications permettraient de qualifier des étudiant.e.s qui, autrement, se retrouveraient sans diplôme. « Notre société a-t-elle les moyens de se priver de la contribution productive de chacun de ses citoyens à son essor et à son avancement? Poser la question, c’est y répondre », nous dit le rapport Demers (p.53).
D’abord, on peut se demander si c’est effectivement le rôle des cégeps de répondre à tout prix aux besoins du marché du travail. Poser la question, c’est y répondre comme on dit. Ensuite, on peut aussi douter qu’une multiplication des certifications soit véritablement une solution, même quand on adhère à la logique de formation de main-d’œuvre qualifiée. Quelle sera la valeur réelle de ces diplômes ? Garantiront-ils une qualification satisfaisante ? Offriront-ils réellement une meilleure employabilité ?
Le fait d’octroyer une certification à une personne qui a complété le tiers ou les deux tiers de sa formation dans une technique de travail social ou de génie mécanique, par exemple, rend-il cette personne plus adéquatement qualifiée face aux exigences du marché de l’emploi ? Si l’objectif est de permettre à un plus grand nombre de personne de décrocher un diplôme puis d’intégrer le marché du travail, pourquoi ne pas plutôt recommander des moyens grâce auxquels ces personnes pourraient parvenir à compléter un DEC : soutien financier plus grand, services de garde sur place pour les parents-étudiant.e.s, cheminements de programmes adaptés aux situations de retour aux études, plus de soutien pour les étudiant.e.s en difficulté, etc.
Le piège de l’autonomie locale
À première vue, l’idée que chaque cégep puisse adapter ses programmes en fonction de sa réalité locale est séduisante. Après tout, qui peut être contre l’autonomie ? Or, déterminer son offre de programmes et modifier le contenu de ses programmes d’études (cours, standards, compétences, etc.) selon les besoins des entreprises implantées dans sa région n’est peut-être pas aussi bénéfique qu’il n’y paraît. Que se passe-t-il lorsque ces entreprises déclinent, déménagent ou ferment ? On doit s’inquiéter du fait que le cégep devra alors revoir son offre de programmes, mais aussi de la capacité des personnes (formées spécifiquement pour ces entreprises) à trouver un nouvel emploi. À trop arrimer les formations au marché du travail, c’est l’autonomie des institutions collégiales et des futurs travailleurs et travailleuses qu’on enchaîne.
Cette volonté de spécialisation régionale des programmes attaque aussi directement l’un des principes qui a présidé à la création du réseau des cégeps : soit que les jeunes puissent avoir accès à la même éducation, à la grandeur du territoire du Québec. Quand on opte pour une offre de programmes différente d’une région à l’autre, les jeunes qui veulent étudier au cégep ont un choix plus restreint ou sont contraints de quitter leur région pour pouvoir étudier dans le domaine de leur choix. De plus, trop adapter les programmes aux particularités régionales va à l’encontre du principe selon lequel, par exemple, un DEC en soins infirmiers au collège de Maisonneuve équivaut à un DEC en soins infirmiers au cégep de l’Abitibi-Témiscamingue. Les étudiant.e.s, pour x raisons, qui voudraient aller terminer leur formation dans un autre cégep, risquent d’avoir de la difficulté à passer d’un établissement à un autre, parce que les programmes pourraient être trop différents.
À qui profite le rapport Demers ?
Une dernière question s’impose: ce rapport sert les intérêts de qui ? On prétend servir les intérêts des étudiant.e.s en leur offrant plus de moyens d’accéder au marché du travail. On dit vouloir mieux répondre aux besoins de ceux et celles qui hésitent à s’engager dans de longues formations, ou d’une « clientèle » adulte qui doit composer avec des contraintes et des responsabilités plus grandes. Comme on l’a vu, il est loin d’être certain que les recommandations proposées par le rapport Demers soient, de ce point de vue, réellement bénéfiques.
Le bien des étudiant.e.s est également utilisé pour justifier une formation générale « à la carte ». En leur permettant de choisir leurs cours de formation générale davantage en fonction de leurs intérêts et de leur programme d’études, on veut leur offrir une plus grande liberté de choix dans leur cursus scolaire. Pourtant, la majorité des cours à suivre résultent déjà d’un choix qu’ils et elles ont fait librement en s’inscrivant dans leur programme. Est-ce donc si terrible d’imposer quelques cours de formation générale qui ouvriront davantage leurs horizons, développeront leur esprit critique, bref les formeront un peu comme personne et comme citoyen.e, plutôt que simplement comme travailleur ou travailleuse ?
Le rapport Demers est troublant par sa défense si ouverte et brutale d’une éducation directement au service de l’économie. L’absence de la culture et de la vie intellectuelle est marquante. Même si on comprend l’importance de trouver un emploi après ses études (il faut bien gagner sa vie), à qui profite réellement cette vision si réductrice de l’éducation ? Je vous laisse répondre à la question. Contrairement à notre « élite dirigeante » qui considère vraisemblablement les jeunes comme des ressources humaines en devenir, j’ose croire que nous voulons encore leur donner la chance d’être des humains à part entière.