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Des économistes recommandent d’imposer les riches à 100 % (et plus encore)

10 septembre 2020

  • Raphaël Langevin

Nombre d’économistes, de commentateurs et de commentatrices n’ont de cesse de répéter que « trop d’impôt tue l’impôt ». Dans son dernier billet, ma collègue de l’IRIS Eve-Lyne Couturier remettait en question les conclusions d’une récente étude du Centre sur la prospérité et la productivité (CPP) de HEC Montréal sur l’imposition des mieux nanti·e·s au pays qui allait dans le sens de ce populaire adage. Dans ce billet, je montre en quoi les résultats de l’étude du CPP préconisent en réalité des hausses substantielles d’impôt chez les contribuables québécois les plus fortunés. Je conclus en énumérant brièvement les principaux arguments théoriques et empiriques démontrant que non, trop d’impôt ne peut pas réellement « tuer l’impôt ».

Comme le mentionnait ma collègue, l’étude du CPP comporte quelques lacunes méthodologiques importantes. Faisons-en cependant abstraction et considérons que les coefficients estimés par les chercheurs sont des représentations fidèles de la réalité. Les auteurs estiment l’impact des récentes hausses d’impôt (2012 au provincial et 2015 au fédéral) sur le revenu des contribuables québécois les plus fortunés en calculant l’élasticité-revenu du taux marginal d’imposition pour les gens gagnant plus de 150 000 $ de revenu total au Québec. En français, cela signifie que les auteurs tentent de savoir quel est l’impact d’une hausse de 1 % du taux marginal d’imposition sur le revenu total des plus riches dans la province. Pour ce faire, les chercheurs ont intégré dans leurs modèles empiriques le taux marginal d’imposition et le taux marginal d’imposition au carré, ce qui permet de capter tout lien entre l’impôt et le revenu total des particuliers qui ne serait pas directement proportionnel.

Des élasticités variables… et constantes à la fois

Par contre, tout bon économiste sait pertinemment que si une variable au carré est insérée dans une quelconque régression, l’élasticité de cette dernière par rapport à la variable « dépendante » (ici le revenu total des particuliers) ne sera pas constante, mais variera en fonction des niveaux initial et final de la variable indépendante (ici les taux marginaux d’imposition)*. Or, les auteurs négligent totalement ce phénomène pourtant bien connu et utilisent des élasticités constantes, basées sur la moyenne des taux marginaux par catégorie de revenus, afin d’effectuer leur analyse d’impacts des hausses d’impôt sur le revenu total des particuliers (voir les pages 17 à 19 du rapport technique).

Malheureusement pour les auteurs, j’ai utilisé les paramètres estimés de leurs propres modèles afin de calculer l’impact de n’importe quelle hausse d’impôt (en pourcentage) sur le revenu moyen des particuliers (tiré de l’équation 9 du rapport technique), le tout en faisant varier les élasticités selon le taux d’imposition marginal final obtenu**. Le graphique suivant présente les résultats obtenus pour des hausses d’impôt allant de 0 % à 80 % pour chaque catégorie de revenu.

Un œil moindrement aiguisé remarquera que la courbe d’impact total pour les gens ayant des revenus très élevés présente des valeurs négatives pour des hausses d’impôts entre 0 % et 25 %. Cela correspond au type de résultats obtenu lorsque les auteurs maintiennent les élasticités constantes au lieu de les faire varier avec le taux marginal d’imposition final. Ce graphique montre également que le revenu moyen des particuliers les mieux nantis augmente en fonction de l’impôt marginal sur le revenu pour des hausses relatives d’impôt supérieures à 25 %. Autrement dit, les résultats de l’étude du CPP, lorsqu’ils sont bien analysés, montrent clairement que plus on impose les riches, plus ces gens vont avoir tendance à augmenter leur revenu total afin de compenser les pertes causées par les hausses d’impôt (phénomène beaucoup moins présent chez les deux autres catégories de revenu).

Des éléments théoriques pourtant bien connus

Cette petite démonstration à partir des résultats de l’étude du CPP n’est pourtant pas novatrice. Tout bon étudiant en économie sait qu’il existe deux effets associés à une hausse du coût d’un bien quelconque : un effet de substitution et un effet de revenu. Ici, le bien que nous considérons est le temps de loisir. Si les gens peuvent effectivement choisir combien d’heures ils travaillent, le coût de chaque heure de loisir correspond alors au salaire horaire, car une heure de loisir est une heure perdue en revenu de travail. Or, si le salaire horaire net baisse à cause de l’impôt, le coût du loisir diminue aussi et il devient alors moins coûteux de moins travailler. Il s’agit de l’effet de substitution, ou comme d’autres l’appellent, l’effet désincitatif de l’impôt sur le travail. À l’opposé, moins travailler implique aussi d’être moins riche, et donc de moins consommer. Comme nous supposons généralement en microéconomie que les gens aiment consommer (ou du moins, ils aiment avoir de l’argent en banque pour une consommation future quelconque), la baisse du revenu net par l’impôt entraîne aussi une hausse des heures travaillées pour compenser la perte de revenu net. Il s’agit de l’effet de revenu (ou effet de richesse).

Comme ces deux effets vont dans des directions opposées, il importe de les analyser séparément pour savoir quel est l’impact théorique final d’une hausse d’impôt sur les heures travaillées (et conséquemment sur le revenu). Mais la réponse se trouve déjà dans la question : les plus fortuné·e·s de ce monde n’ont généralement pas besoin de travailler « plus d’heures » pour augmenter leur revenu; ils vont plutôt investir davantage, prendre plus de risque ou exiger des rendements plus élevés quant aux actifs qu’ils détiennent (ou qu’ils prévoient détenir). Le temps de loisir dont ces gens profitent est donc rarement relié à leur fiscalité, ce qui laisse penser que l’effet de revenu domine sur l’effet de substitution pour eux. Inversement, certaines personnes (beaucoup) moins fortunées décident parfois de se retirer complètement ou partiellement du marché du travail quand le revenu net qu’elles peuvent y gagner est sous un certain seuil, seuil qui dépendra, entre autres, de la « taille » du filet social (aides de dernier recours, programmes sociaux, etc.).

Du moins, c’est la théorie. Dans la réalité par contre il semblerait que les changements fiscaux entraînent très peu d’impacts réels sur des variables comme les heures travaillées ou l’épargne individuellepour les individus les plus fortunés. De l’autre côté, les changements fiscaux semblent effectivement inciter les mieux nanti·e·s à procéder à de l’optimisation et de l’évasion fiscale, mais cela ne saurait constituer un argument en soi pour réduire l’imposition des plus fortuné·e·s. Il s’agit plutôt d’arguments militant en faveur d’investissements massifs dans la lutte à l’évasion fiscale et d’un resserrement strict envers les stratagèmes fiscaux dits « créatifs ». Et pour ceux qui auraient peur que les hausses d’impôt fassent fuir les (ultra-)riches, détrompez-vous. Il s’agit là d’un autre mythe qui freine une refonte majeure des systèmes fiscaux et qui transférerait de façon substantielle la « charge fiscale » de la majorité des contribuables sur les plus riches. Le CPP peut certainement s’opposer à une telle refonte, mais encore faut-il que ses chercheurs soient aptes à bien comprendre les implications de leurs propres études.


* Comme les auteurs estiment des semi-élasticités au lieu d’élasticités « standards » (le logarithme est appliqué seulement sur la variable dépendante), même une forme fonctionnelle ne contenant aucune variable au carré génère des élasticités « variables » dans ce cas.

** Pour estimer le tout, j’ai calculé l’intégrale indéfinie de l’élasticité du revenu moyen par rapport au taux marginal d’imposition. J’ai ensuite appliqué différentes bornes supérieures à la primitive obtenue pour générer les différentes valeurs contenues dans le graphique tout en maintenant la borne inférieure à zéro. Il importe de bien exprimer l’intégrante en fonction de la variation du taux marginal d’imposition en pourcentage (et non selon le taux marginal d’imposition directement) avant de procéder à l’intégration. J’ai utilisé les valeurs suivantes comme taux marginaux initiaux pour chaque catégorie de revenus : 34 %, 41 % et 46 %. Les conclusions générales de cet exercice ne sont pas renversées par des modifications (raisonnables) de ces valeurs.

 

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