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Trop d’impôt tue l’impôt? Un disque usé, mais surtout erroné

1 septembre 2020

  • Eve-Lyne Couturier

L’économie est une science à slogan. Pensons à « La marée montante lève tous les bateaux », « L’offre crée la demande » ou encore « trop d’impôt tue l’impôt », une maxime reprise par Francis Vailles pour parler de la dernière étude du Centre sur la prospérité et la productivité (CPP). Selon le journaliste, il s’agit d’un « phénomène [qui a] abondamment été démontré dans la littérature scientifique. » Qu’en est-il vraiment?

Commençons par comprendre de quoi on parle. « L’impôt qui tue l’impôt » réfère généralement à la courbe que Arthur Laffer (qui a écrit un éloge à Donald Trump l’an dernier) aurait griffonnée sur un coin de nappe pendant un dîner avec Donald Rumsfeld et Dick Cheney. Par cette image, l’économiste cherchait à démontrer la limite de l’efficacité de l’imposition des revenus. Sous un certain seuil, l’État se prive d’argent qu’il pourrait percevoir. En effet, un taux d’imposition de 0% ne renflouera pas les coffres publics. Toutefois, après un certain seuil, on découragerait le travail et la création de richesse tandis qu’on encouragerait l’évasion et l’évitement fiscal. La base d’imposition s’en trouverait conséquemment réduite. Il serait donc parfois opportun de réduire l’impôt pour faire croître les recettes fiscales de l’État. Cette théorie a été l’une des pierres d’assise des Reaganomics, nom donné à la politique économique de Ronald Reagan qui a toutefois connu des succès plus que mitigés.

Bien que l’anecdote de la nappe ait fait image, il est faux de dire que la courbe à laquelle Laffer a donné son nom est une innovation de sa part. Aussi loin qu’au 14e siècle, on peut voir un économiste tunisien faire référence à ce concept. Celui-ci sera repris de nombreuses fois depuis, tant par Adam Smith, Jean-Baptiste Say ou Montesquieu. Il faut comprendre qu’on parle ici d’un principe et non pas d’une loi, en ce sens que le maximum de la courbe de Laffer n’est pas fixe ni calculé à partir d’une équation universelle. Il varie selon les sociétés, les époques et les niveaux de revenus. Par exemple, à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, les plus hauts taux marginaux d’imposition étaient très élevés, allant au-delà de 90%. Ce n’est pourtant pas une période reconnue pour la paresse des travailleurs et travailleuses ou le recours massif aux paradis fiscaux.

En réalité, cette courbe représente un phénomène purement théorique qui pourrait suivre une tout autre trajectoire dans la réalité. Pourquoi? Parce que la quantité de travail réalisée par un individu ne dépend pas uniquement des revenus qu’il ou elle pourra en tirer. Bien entendu, l’argent est un facteur important dans plusieurs décisions, mais la satisfaction au travail, la réputation parmi ses pairs ou le sentiment d’être utile ont aussi leur importance. C’est aussi le cas chez les plus nantis. Par exemple, est-ce que Jeff Bezos choisira de prendre une semaine de vacances de plus parce que son taux d’imposition a augmenté, ou est-ce que la satisfaction de voir son revenu brut croître sur tous les palmarès ne va pas, en partie, compenser sa « frustration » fiscale?

Cela étant dit, un taux optimal pourrait quand même exister au-delà duquel l’État ne percevrait pas plus de revenus, voire en gagnerait moins. Or, encore faut-il trouver ce point optimal. Là se trouve l’essentiel des débats entourant la courbe de Laffer: est-ce que l’État a dépassé le seuil idéal d’imposition qui maximiserait ses revenus? Toujours (ou presque), nous disent d’innombrables économistes qui, peu importe l’époque et le lieu, considèrent que l’on n’a plus de marge de manœuvre fiscale, que le taux marginal soit de 70% ou de 40%.

L’étude de Robert Gagné ne fait pas exception: « Ce seuil serait vraisemblablement dépassé au Québec et au Canada ». Afin de mesurer l’impact de la réforme fiscale fédérale de 2016, les auteurs ont analysé la variation du revenu total des plus riches (les personnes ayant un revenu de 250 000$ et plus) en fonction des taux marginaux d’imposition. Ils concluent que les mieux nantis au Québec se sont adaptés (réduction des heures de travail, évasion fiscale, report de déclaration de revenus, etc.) afin de réduire leur revenu total (la somme des revenus imposable et non imposable) et que la réforme fiscale a été un échec. Dans l’état actuel des choses, on ne pourrait donc pas taxer davantage les plus riches sans risquer de faire fondre leur contribution.

À première vue, leur méthodologie semble rigoureuse, mais comme la variable dépendante utilisée dans leur principale régression est le revenu total des particuliers et que cette variable est fort probablement non-stationnaire (le revenu réel des individus plus fortunés au pays tend à augmenter avec le temps) il y a de fortes chances que les auteurs tombent dans le même piège que plusieurs études sur le salaire minimum, invalidant alors les résultats obtenus.

Il est néanmoins vrai que les personnes plus fortunées ont accès plus facilement à des échappatoires fiscales que le reste de la population. Elles peuvent choisir de se verser plus rapidement ou plus tardivement des sommes auxquelles elles ont droit, ou encore compter sur d’autres formes de revenus qui sont moins (ou pas du tout) imposés. De plus, ces personnes engagent généralement des fiscalistes dont le travail est précisément de réduire leur facture fiscale. Cela explique sans doute, en partie, la raison de la baisse observée en 2016. Est-ce que cette baisse veut dire que la réforme a été un échec? Pas nécessairement. Avant de soutenir une telle affirmation, il faut aussi étudier les comportements des contribuables dans les années suivant l’adoption de la réforme.

En effet, les plus riches ont pu devancer leur déclaration de revenus en 2015, gonflant artificiellement leurs revenus pendant une année et les réduisant nécessairement durant les suivantes. De plus, le directeur parlementaire du budget qui a évalué la réforme en 2019 a noté que « les riches n’ont pas modifié leur comportement de travail en 2016 en raison de la hausse des taux d’imposition. » Bien entendu, une réforme fiscale ne s’applique pas seulement pour une année, et ce genre de stratagème ne fonctionne qu’à court terme. Il faut ainsi attendre quelques années pour voir le réel effet d’une hausse d’impôt. De fait, on peut voir dès 2017 que les recettes fiscales provenant des plus riches commencent à augmenter, à un niveau même plus élevé qu’avant la réforme. En conséquence, l’année 2016 pourrait donc n’être qu’une année d’ajustement et toute tentative de tirer des conclusions générales sur l’impôt et les riches à partir de cette période particulière serait alors mal avisé, voire malhonnête.

Chose certaine, un des éléments à considérer et qui influe sur la courbe, c’est la perception publique des impôts. À la suite de la Deuxième Guerre mondiale, quand les taux marginaux étaient très élevés, le consentement collectif à contribuer financièrement à l’État l’était également. Depuis, on entend de plus en plus souvent parler de « fardeau » ou de « charges » fiscales, du « poids » des impôts qu’il faut « alléger ». Tout cela laisse entendre que c’est lourd, compliqué et à limiter au maximum. Il n’est pas étonnant alors que les personnes qui en ont les moyens cherchent à se « libérer » de la contrainte de contribuer au trésor public.

Pourtant, au contraire de ces qualificatifs rébarbatifs, l’impôt est plutôt une chance. D’une part, au Québec au Canada, payer des impôts veut dire atteindre un certain niveau de revenu, et plus on paie, c’est que plus ce revenu est élevé. En effet, contrairement à la croyance populaire, le système d’impôt progressif sur le revenu ne peut jamais engendrer, à lui seul, une baisse de revenu net lorsque le revenu brut augmente; le graphique 8 de l’étude du CPP le montre bien. Par contre, certaines prestations ou crédits d’impôt deviennent inaccessibles à mesure que le revenu brut augmente, ce qui peut faire diminuer le revenu après impôt et transferts. Il ne faut donc pas se tromper de cible: ce phénomène n’est pas du tout une particularité propre à l’impôt progressif, mais bien la conséquence d’un arrimage imparfait des différentes prestations et crédits en vigueur.

D’autre part, l’impôt peut être vu comme le prix pour le vivre ensemble, c’est-à-dire pour s’offrir collectivement des services, des programmes sociaux et des infrastructures de qualité. Bien entendu, encore faut-il que cet argent soit bien géré, et que l’on reconnaisse l’importance de la mission sociale de l’État. Cela n’est cependant pas une question fiscale, mais bien politique. Et c’est sans doute comme cela qu’il faut voir le rapport du CPP, comme un outil politique justifiant sa vision du monde: un monde où il faut éviter de taxer les riches.

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