De 623 $ à 399 $ : le plancher de revenu érodé de l’aide sociale coupable
20 mai 2016
Le 11 mai 2016, en commission parlementaire, le ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale a fait connaître une partie de ses intentions réglementaires quant aux dispositions du projet de loi 70 qui viendront compliquer l’accès à l’aide sociale.
En vertu du nouveau programme Objectif emploi tel que conçu au moment d’écrire ces lignes, les personnes qui demanderont l’aide sociale pour la première fois (ou primo-demandeures) seront tenues de s’engager pour un an minimum dans un Plan d’intervention assorti d’une prime, peu élevée. Celui-ci les contraindra à une démarche contrôlée sur le plan administratif et sujette à des sanctions.
Trois voies sont prévues pour le plan : la « recherche intensive d’un emploi », le « développement des habiletés sociales » ou un programme de « formation et acquisition de compétences » avec une prime mensuelle de 165 $ dans les deux premiers cas, et de 260 $, dans le troisième, par-dessus une prestation de base de 623 $, identique à l’aide sociale. Le refus ou le défaut de se conformer —vérifiable par la compilation des « absences », mais on ne sait pas trop à quoi— conduira à des pénalités sur la prime, puis sur la prestation de base, laquelle pourra être réduite jusqu’à 399 $ par mois.
Ces annonces peu publicisées modifient en profondeur la donne en matière d’aide de dernier recours.
Voici quatre observations dont il faut absolument prendre acte maintenant en raison de leurs répercussions sur des enjeux de justice fondamentale dans le pacte social et fiscal.
1. Un plancher de revenu abaissé à la veille de travaux sur le revenu minimum garanti. Dans un récent billet, j’ai eu l’occasion de montrer comment le fascicule sur le régime québécois de soutien du revenu de la documentation du budget du Québec 2016-2017 évite subtilement de mentionner que le revenu des personnes seules n’est pas garanti au même niveau que celui des familles. Selon les échelles d’équivalence en vigueur pour les seuils de faible revenu, si, tel que mentionné, le revenu garanti pour une famille de deux adultes et deux enfants sans revenu de travail est de 29 594 $ en 2016, la même garantie de revenu pour une personne seule sans revenu de travail devrait équivaloir à la moitié de cette somme, soit 14 797 $. Or elle n’est que de 9 192 $ selon la même documentation. Avec le projet de loi 70 tel qu’il se présente maintenant, au bout de la chaîne des pénalités prévues, cette garantie de base déjà sous-valorisée passera à 6 024 $ (crédit pour la solidarité et remboursement de la TPS inclus) pour une personne primo-demandeure d’aide sociale au maximum des pénalités prévues.
C’est dire que le plancher de revenu présentement garanti à l’aide sociale va s’éroder de 34,5 % avec ce nouveau barème minimal pour passer grosso modo de la moitié au tiers de la couverture de ses besoins de base selon la mesure du panier de consommation (MPC). C’est une réduction énorme à peine quelques semaines après la publication du fascicule mentionné plus haut. Faut-il y lire l’intention minimale du gouvernement en vue des travaux annoncés sur le revenu minimum garanti?
2. Un assujettissement qui stigmatise davantage l’accès à l’aide sociale et porte atteinte aux droits et libertés. Cet accroc inqualifiable au système de sécurité du revenu existant se double d’un accroc tout aussi condamnable à la dignité de personnes majeures qu’on choisit d’humilier comme si demander l’aide sociale devenait un crime plutôt qu’un droit. Il faudra lire les propos du ministre quand les transcriptions des débats en commission deviendront disponibles.
Le fait d’imposer des mesures de formation et d’insertion sous peine de sanctions plutôt que simplement les offrir, portera une atteinte, qui pourra être longue à guérir, à la dignité de personnes prises entre la nécessité et leur fierté. On est loin du préambule de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale et de l’article 2 de la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles, qui considèrent que les personnes en situation de pauvreté sont déjà « les premières à agir » pour s’en sortir.
L’aide sociale, pourtant de dernier recours, redevient un dispositif « coupable », dans les deux sens du terme, soumis à l’arbitraire de décisions réglementaires qu’on pourra modifier sans revenir à la Loi. Comme on ne peut pas viser officiellement ceux qu’on vise dans les faits, soit les jeunes, ce qui serait à juste titre discriminatoire, on vise pour le moment les primo-demandeur·e·s, avec une exclusion possible de l’obligation pour les personnes jugées avec contraintes à l’emploi. Et comme c’est le ménage qui reçoit une prestation et non l’individu, les conjoint·e·s de personnes visées par l’obligation et récalcitrantes à cet assujettissement seront pénalisés à leur tour par association.
3. Des mesures inapplicables qui décourageront de respecter les règles. Il est prévisible, et démontré par des études menées dans d’autres pays (Loopstra et al, 2015 ; Dwyer et al, 2016), que de telles règles diminueront un peu le nombre de personnes à l’aide sociale, par exemple en retardant le moment d’y entrer. Par ailleurs, elles n’augmenteront pas nécessairement la présence en emploi, menant plutôt à perdre la trace de personnes qui préféreront l’itinérance, le travail au noir et d’autres misères similaires à un cadre imposé dans lequel elles seront profondément mal à l’aise.
Alors que dans son discours, le ministre prétend vouloir aider en gardant un contact avec des personnes qu’on n’arrive pas à rejoindre autrement, ce dispositif de garde à vue quasi judiciaire risque de produire l’effet exactement contraire. Là où il faudrait de la confiance et du doigté, on rencontrera de la méfiance et une main de fer. Et que dire des agent·e·s d’aide sociale, des organismes communautaires et des groupes d’insertion qui vivront des conflits de loyauté dans l’application de ces nouvelles règles contraires à leur éthique et au bien de leurs client·e·s et participant·e·s? On peut parier que ces règles généreront rapidement leur contournement.
4. Des coûts sociaux connus et évitables à condition de le faire maintenant. Inévitablement, d’autres études feront état des coûts sociaux et humains de ce retour en arrière aussi évitable que détestable. La Commission parlementaire de l’économie et du travail a commencé l’étude des articles litigieux. Chaque journée de débats apporte son lot d’aberrations dans les propos ministériels. Il suffirait pourtant de transformer l’imposition d’obligations associées à des sanctions en engagement du gouvernement à offrir des mesures d’orientation, de formation et d’insertion de qualité à toute personne qui les demandera. En complétant cette offre par une garantie de revenu couvrant au moins les besoins de base et mettant en route vers la sortie de la pauvreté, on rencontrerait alors le principe d’un programme qui « vise à offrir aux personnes qui y participent un accompagnement personnalisé, notamment par une formation, en vue d’une intégration en emploi » (article 28 du projet de loi).
Malheureusement cette possibilité est minée par le recours à un argument néolibéral faussé sur le contrat social et la réciprocité des obligations, ou contrepartie, où on oublie que la notion de contrat suppose une situation juste et la possibilité d’en faire le choix. Ces conditions ne sont pas rencontrées dans une relation d’autorité pour l’obtention d’un revenu de dernier recours. On pourrait aussi affirmer que sous la barre de la couverture des besoins de base, c’est la responsabilité collective qui est en cause et non la responsabilité des personnes ainsi mises en déficit humain.
Ce recul appréhendé défait le chemin parcouru vers une meilleure sécurité du revenu avec la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, tout en lui étant contraire en plusieurs points. Il reconduit aux propos suivants de Gaston Miron, qui prennent dans cette situation un sens inattendu et criant : « Ça ne pourra pas toujours ne pas arriver. Nous entrerons là où nous sommes déjà. » Le projet en est à l’étape de l’étude détaillée en commission parlementaire (qu’on appelle aussi « seconde lecture »). Comme la partie n’est pas terminée, il faudra ensuite voir comment le gouvernement choisira d’en disposer. Et ce que cela signifiera pour l’action citoyenne et parlementaire.