Chine : les pièges urbains
5 septembre 2013
On entend souvent parler de la Chine ces temps-ci, en particulier à propos de sa croissance qui perd de son lustre. En général, on présente les ennuis de la Chine comme des fatalités de son développement économique : en plus de la crise récente, cette baisse de croissance viendrait naturellement avec une augmentation des salaires et l’apparition d’une classe moyenne. Des articles récents nous permettent de dépasser, cette première interprétation et de nous concentrer sur deux problèmes surtout liés à l’urbanisation.
Les migrant·e·s et les hukou
Comme partout, le développement de la Chine se construit à coup de migrations, particulièrement d’exode rural. Passer de la campagne à la ville est le geste premier pour s’intégrer dans l’économie productive. On parle ici de 263 millions de personnes qui ont procédé à cette migration. C’est 20% de la population totale du pays, mais c’est aussi l’équivalent de huit fois la population canadienne.
Comme nous le raconte cet article de The Economist de juin dernier, les conditions de vie pour ces migrant.e.s sont accablantes. Ils résident dans ces tours d’une dizaine d’étages construites illégalement et si proches les unes des autres qu’on les surnomme les handshake buildings car de la fenêtre d’un “building” on peut donner la main à son voisin ou sa voisine du “building” d’en face. Les loyers n’y sont pas trop chers, on y vit mieux que dans un bidonville ou une favela, mais ce n’est pas la joie pour autant.
D’autant plus, et c’est tout le cynisme de la chose dans un pays qui prétend encore au « communisme », la Chine fonctionne avec un système de droits transmis par le sang qui donne accès aux services publics. En effet, le hukou est « un passeport intérieur qui relie chaque Chinois à son lieu d’origine et limite les droits des ruraux migrant.e.s, puisque les services médicaux et éducatifs fournis par les municipalités urbaines ne sont accessibles qu’aux détenteurs d’un hukou local », pour reprendre les mots d’un article de Sandra Moatti dans Alternatives économiques. Pire encore, le hukou se transmet par les liens familiaux, qu’importe si l’enfant est né ailleurs que ses parents, il obtiendra le même hukou qu’eux.
Donc certain.e.s ont accès aux services publics, mais pas d’autres. Si, d’aventure on voulait régulariser cette situation, les coûts seraient exorbitants. Moatti et The Economist donnent le même exemple : en 2010, il y avait 170 000 élèves dans les écoles secondaires de Shangaï, si on voulait y intégrer tous les enfants de migrant.e.s il faudrait y ajouter… 570 000 places. Prendre la responsabilité des migrant.e.s demanderait aux villes chinoises de dépenser 8,2 billions $ d’ici 2020, une somme astronomique.
Des villes qui croulent sous les dettes
Une si importante dépense ne pourrait arriver à un pire moment, car les gouvernements locaux sont lourdement endettés. En effet, comme nous l’apprend le Wall Street Journal, les dettes totales des gouvernements locaux en Chine totalisent 624 G$. De 2010 à 2012, elles ont augmenté de 13%.
Comme ces gouvernement n’ont pas le droit d’emprunter à des banques ni d’émettre des bonds d’épargne, ils trouvent une série de moyens détournés pour le faire. L’évaluation de leur dette peut ainsi être incomplète. C’est pour cette raison que le gouvernement procède en ce moment à une évaluation de son ampleur. Cette explosion de la dette vient en particulier d’une volonté de stimuler l’économie après la crise. Or, il se pourrait qu’elle résulte en une bulle immobilière, dont l’éclatement aurait des conséquences encore plus néfastes pour l’économie chinoise.
Au final, on constate que le développement de la Chine s’est fait au prix d’une urbanisation à grande vitesse. Celle-ci ne fut pas sans conséquence tant sur la qualité de vie des migrant.e.s que sur les finances publiques des villes en forte croissance. Dans un article du dernier numéro du magazine Jacobin, Eli Friedman explique ce système comme une subvention aux entreprises capitalistes chinoises. En effet, en divisant de façon géographique les coûts de la production sociale (réalisée en ville) et les coûts de reproduction sociale (perpétuée en campagne), le système chinois réduit les coûts des entreprises qui n’ont pas à payer ni pour leur formation ni pour leur entretien. Les grandes villes exploitent le travail et renvoient les travailleuses et travailleurs dans leur région quand ils ont besoin de services sociaux, parfois à des centaines, voir des milliers de kilomètres.
Bien sûr, tout cela s’organise aussi dans des rapports de genre bien précis. Prendre soin des autres est culturellement lié à la féminité en Chine (comme ici). Ainsi, des millions de Chinoises s’installent dans des écoles de fortune pour enseigner aux enfants des travailleuses et travailleurs migrants. Les conditions d’enseignement y sont innommables, encore plus préoccupantes que les conditions de logement. Dans son texte, Friedman soutient que ces conditions d’accumulation ne pourront durer longtemps et que des mouvements de contestations clandestins commencent à voir le jour, notamment autour de la question de l’éducation. Peut-être peut-on espérer du changement de ce côté.