À qui bénéficie le commerce international?
18 juin 2021
À l’échelle de la planète, comment expliquer les profondes inégalités qui séparent les pays riches des pays pauvres? Quels processus économiques sont à l’origine du surdéveloppement des pays du Nord et du sous-développement des pays du Sud, qui se traduisent par des conditions et des espérances de vie aux antipodes?
Depuis les années 1960, des chercheurs appartenant à un courant de pensée économique initié en partie par des économistes latino-américains étudient le caractère inégal du marché mondial. Cette inégalité est le produit de l’appropriation par les pays du Nord de valeur économique dans le cadre d’échanges dont les termes les avantagent systématiquement : cours des devises, propriété des moyens de production, traité de libre-échange, coûts inégaux du travail et des ressources, concentration des activités à forte valeur ajoutée au Nord. Ainsi, en 2017, les pays de l’OCDE disposaient de 50% du PIB mondial, alors qu’ils représentaient 17% de la population. Tout concourt à protéger les investisseurs des pays riches et à favoriser la concentration de la richesse.
Si cet échange inégal peut se quantifier en valeur monétaire, de nouvelles recherches universitaires dans ce domaine s’efforcent depuis la fin du siècle dernier de mesurer l’inégalité des échanges mondiaux à partir d’une quantification dite matérielle des échanges ; est ainsi calculée la quantité de travail humain (temps), d’énergie (joules) et de matières (tonnes) échangée. Cette approche a l’avantage de rendre visible ce que la quantification monétaire voile.
En janvier dernier, un article scientifique dressait pour la première fois un portrait exhaustif des transferts de temps de travail, de joules d’énergie et de tonnes de matière entre les différentes régions du monde depuis les années 1990. Les résultats, probants, démontrent une convergence importante des ressources mondiales vers les pays riches. Le graphique suivant montre le transfert de travail humain incorporé dans les marchandises échangées à l’échelle mondiale. L’accumulation positive de travail dans les pays riches signifie que ces derniers importent des marchandises qui nécessitent plus de travail pour être produites qu’ils n’en exportent. À l’inverse, le déficit des régions plus pauvres implique une exportation de travail plus grande que ce qui est importé. Le terme « net » renvoie au calcul établissant la différence entre exportation et importation.
Chaque année depuis 1990, les pays nantis ont importé en moyenne l’équivalent incorporé en marchandises 230 millions de travailleurs et de travailleuses à temps plein en provenance des régions à faible revenu.
Le prochain graphique propose le même type de portrait, mais cette fois appliqué aux matières premières classées en quatre catégories : minéraux non métalliques (sable, pierre calcaire, etc.); porteurs d’énergie (en grande majorité des hydrocarbures); minéraux; biomasse (bois, produits de l’agriculture, viande, etc.).
En 2015, les pays de la catégorie des revenus élevés (RÉ) produisaient près de 20 gigatonnes de matières premières (1 gigatonne = 1 milliard de tonnes), en exportaient une infime partie vers des régions plus pauvres, et en consommaient 30 gigatonnes, d’où la balance positive de 10 gigatonnes, illustrée par la ligne mauve du graphique à l’année 2015. Tous les autres pays de la planète ont été des exportateurs nets de matières premières, exportées en quasi-totalité vers les pays aux revenus élevés.
Ces échanges inégaux sont à la base de disparités importantes de niveaux de vie. Par exemple, la consommation matérielle annuelle d’un·e Canadien·ne moyen·ne équivaut à près de 30 tonnes par année, alors que celle d’un·e habitant·e du Nigeria ne s’élève qu’à 3,5 tonnes par année. Cette différence de 850 % a notamment pour condition la structure d’échange inégale faisant converger des gigatonnes de ressources humaines et naturelles vers les régions riches, dont le Canada fait partie.
Malgré l’afflux massif de ressources vers les pays à revenu élevé, il est consternant de constater que la pauvreté y subsiste tout de même, soit un signe évident d’utilisation et de distribution non optimales des ressources à l’intérieur de ces pays. En d’autres mots, la structure d’échange inégale à l’international prévaut aussi, sous une forme différente, au niveau national.
Le libre-échange, c’est la dépossession
Que conclure de ces données? D’abord, la pauvreté et la richesse des régions du monde ne sont pas attribuables à un ordre naturel inéluctable, mais plutôt à un ensemble d’institutions politico-économiques dont les racines historiques remontent au XVIe siècle, époque où la colonisation a généré des rapports de force qui s’observent encore aujourd’hui, notamment par des pratiques d’échange inégales. Ensuite, le discours économique dominant du bienfait réciproque du libre-échange mondial ne résiste pas à l’épreuve des faits. Il s’agit plutôt de rapports d’échanges asymétriques, où certaines régions sont enjointes à exporter « librement » leurs ressources humaines et naturelles sans contrepartie équivalente. Enfin, le niveau de vie des régions riches n’est pas universalisable, puisqu’en plus d’être écologiquement insoutenable, il exige que d’autres régions s’appauvrissent pour le soutenir.