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À qui appartient le choix de la hauteur de la barre ?

3 octobre 2017

  • VL
    Vivian Labrie

La période de consultation sur les règlements relatifs à la mise en place du Programme objectif emploi à l’aide sociale s’est terminée le 12 septembre 2017. Elle s’est conclue entre autres par le dépôt d’un mémoire très documenté des directeur·e·s de santé publique de Montréal et de la Montérégie. Cette intervention, qui a fait les manchettes, indiquait que l’introduction de sanctions aux prestations des primo-demandeur·e·s d’aide sociale qui ne se conformeront pas aux obligations de ce nouveau programme est une mauvaise décision du point de vue de la santé publique.

La réaction d’Alain Dubuc à cette prise de position a eu de quoi étonner par son empressement à contrer cet appel, à chercher la faille dans la rigueur évidente de ses auteur·e·s ainsi qu’à ramener l’essentiel du débat à une question d’incitation à l’emploi et de ce qui peut être exigé de personnes qui demandent une aide de dernier recours. Cette réponse a montré que nous n’en avons pas fini de focaliser sur les plus pauvres la responsabilité de leur situation, même si ce n’est bon ni pour les jeunes, ni pour l’emploi, comme l’ont refait valoir depuis d’autres intervenants.

Ajoutons que nous aurions également tout avantage à élargir le débat, au-delà du comportement attendu des plus pauvres, à ce qu’une société choisit d’assurer dans son système de protection sociale. La question se pose : à qui appartient le choix de la hauteur de la barre en ce domaine ?

À ce sujet, voici une liste d’éléments mentionnés dans des billets précédents et d’autres publications de l’IRIS qui devraient guider notre réflexion.

1. Le niveau de vie assuré par la prestation de base accordée aux personnes jugées aptes au travail a baissé constamment depuis la première loi sur l’aide sociale en 1969, pratiquement toujours en lien avec des arguments d’incitation à l’emploi (voir le Graphique 1).

2. La prestation de base actuelle n’assure pas la moitié du revenu qu’il faudrait pour atteindre le seuil de la mesure du panier de consommation (MPC) (voir le graphique 2). La MPC est l’indicateur retenu au Québec depuis 2009 pour suivre les situations de pauvreté sous l’angle de la couverture des besoins de base et pour fixer des cibles de revenu à atteindre. Le degré de couverture des besoins de base à l’aide sociale, qui n’a jamais été assuré à un niveau comparable à la MPC, a diminué au cours des ans. En 1996, la valeur de la prestation est même passée sous le critère de couverture le plus restreint qui avait prévalu jusque-là. C’est donc dire que le gouvernement du Québec a laissé peu à peu baisser les standards de solidarité.

3. Le niveau de prestation actuel est déjà le résultat d’une pénalisation dont on a perdu la mémoire. La baisse de 1996 – une chute drastique de près de 100 $ d’aujourd’hui sur la prestation mensuelle –, est liée à l’abandon du barème qui était accordé aux prestataires disponibles pour participer à des mesures d’emploi en l’absence de celles-ci. On leur a assigné à partir de ce moment le barème moindre accordé aux prestataires qui refusaient d’y participer. C’est donc cette prestation déjà amoindrie que le gouvernement entend pénaliser à nouveau.

4. La Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale est le résultat d’une mobilisation citoyenne sans précédent qui a fait suite à la réforme de l’aide sociale de 1998, laquelle est venue imposer des pénalités importantes aux prestataires qui ne se conformaient pas aux mesures d’emploi qui leur étaient imposées. Cette loi cadre a été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en 2002. Elle engage «à tendre vers un Québec sans pauvreté».  Elle considère dans son préambule que les personnes en situation de pauvreté sont «les premières à agir pour transformer leur situation et celle des leurs» et que cette transformation est «liée au développement social, culturel et économique de toute la collectivité». Elle vise notamment à «améliorer la situation économique et sociale des personnes et des familles qui vivent dans la pauvreté», entre autres en renforçant  «le filet de sécurité sociale et économique». Elle prévoit également l’établissement d’une prestation d’aide sociale non sujette à sanctions. C’est donc dire que la société québécoise de 2002, par ses élu·e·s de tous les partis, était prête à un saut qualitatif vers plus de solidarité.

5. Cette nouvelle norme a été confirmée en 2005 par l’abolition des pénalités en question dans une nouvelle réforme de la loi sur l’aide sociale, la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles. Dans cette nouvelle version, la loi sur l’aide sociale est resituée à son article 1 «dans le cadre des principes et orientations énoncés à la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale». Son article 2 affirme que «les mesures, programmes et services mis en œuvre en vertu de la présente loi sont établis afin d’accompagner les personnes dans leurs démarches vers l’atteinte et le maintien de leur autonomie économique et sociale, celles-ci étant les premières à agir pour transformer leur situation et celle des membres de leur famille». La loi dit bien «étant» et non «devant être», une formulation comportant des relents incitatifs qui a été amendée explicitement lors de l’étude du projet de loi pour la rendre conforme au préambule de la loi sur la pauvreté. Ces deux articles sont toujours en vigueur.

6. Depuis bientôt deux ans, le ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale s’obstine à vouloir implanter une réforme qui opère une brèche dans le principe démocratiquement acquis d’une prestation de base non sujette à des réductions. Il le fait par le biais d’obligations nouvelles imposées aux personnes qui demandent l’aide sociale pour la première fois, en prévoyant des suppléments de participation, ce à quoi personne ne s’oppose, et des pénalités incitatives, que personne n’a demandées et qui continuent de soulever des tollés. Ce faisant, le ministre revient vingt ans en arrière, aux pénalités sur prestations de la réforme de 1998, et il déroge à ses obligations au titre de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, dont il est aussi responsable. Il met en plus la loi sur l’aide sociale en contradiction avec ses propres articles. On peut s’en inquiéter à la veille du rapport à venir d’un groupe de travail sur le revenu minimum garanti et d’une nouvelle mouture du plan d’action requis par cette loi.

7. Ajoutons, et c’est là que tout le monde est concerné, qu’on ne peut prendre la question de la couverture des besoins de base en dehors du problème des inégalités de revenu qui persistent, et ce, même si l’économie québécoise se porte bien. Le retour aux sanctions à l’aide sociale n’est qu’une décision de plus dans le cumul de celles qui contribuent à augmenter les écarts de capacité entre plus pauvres et plus riches. Alors que, bon an mal an depuis 2002, notre capacité collective est de deux fois le seuil de la MPC, est-il acceptable que le dixième le plus pauvre des ménages n’ait accès en moyenne qu’à la moitié de ce seuil ? Est-il acceptable qu’au lieu d’améliorer cet accès, on envisage de découvrir à nouveau la garantie de revenu dont la société avait convenu pour empêcher une partie de ces ménages de descendre plus bas ? Est-ce acceptable alors que la part du budget du Québec servant depuis 2009 à l’augmentation, toujours en cours, de la rémunération des médecins équivaudra pratiquement à terme à ce qu’il en coûterait pour assurer – par des normes du travail et des mesures fiscales et sociales appropriées – que les besoins de base de tout le monde soient couverts au Québec ?

Tout cela n’a rien à voir avec le comportement des plus pauvres et tout à voir avec des choix économiques, sociaux et politiques qui engagent toute la société.

Est-ce le Québec qu’on veut ?

Même si l’incitation à l’emploi est une préoccupation qui existera sans doute tant que l’accès au revenu sera en bonne partie lié à l’accès à l’emploi dans nos sociétés, elle ne peut être le seul critère pour fixer la hauteur des minima sociaux. Il faut aussi invoquer l’incontournable nécessité de couvrir ses besoins de base dans une société où la survie est liée à l’accès au revenu. De même que les limites acceptables de l’assujettissement des un·e·s par les autres.

Plutôt que d’aggraver davantage la situation, le gouvernement conviendra-t-il du rappel au gros bon sens lancé in extremis par les directeur·e·s de santé publique, et par les diverses interventions ayant soutenu depuis leur position, en faisant les aménagements requis? Il est encore temps.

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