Oikía. Regards croisés sur l’écologie et l’économie | Elinor Ostrom
2 février 2023
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Oikía signifie « demeure » en grec. Ce mot est à l’origine du préfixe « éco » que l’on retrouve dans écologie et économie. Depuis l’apparition de ces termes, de nombreux intellectuel·le·s ont développé des idées permettant des échanges fructueux entre les deux domaines. Cette série de chroniques en exposera un certain nombre. Dans cette deuxième chronique, nous nous intéressons à Elinor Ostrom (1933-2012), première femme lauréate du prix « Nobel d’économie ».
Ce qu’on appelle « théorie du choix rationnel » n’est pas une théorie générale du comportement humain, mais plutôt un modèle utile pour prédire le comportement dans une situation particulière – un marché hautement concurrentiel pour des biens privés.
– Elinor Ostrom, 2009 (traduction libre)
À la frontière des sciences politique et économique, Elinor Ostrom – née Awan – (1933-2012) développe tout au long de sa carrière académique une pensée originale visant à dépasser une conception dichotomique de la gestion des ressources qui ne considère que l’intervention publique ou l’initiative privée comme options possibles. S’opposant aux conceptions modernistes selon lesquelles la gouvernance communautaire des ressources à l’échelle locale est une forme d’organisation dépassée et vouée à graduellement disparaître, elle est à l’origine d’un renouveau théorique légitimant ces institutions quant à leur efficacité.
Études et débuts à Bloomington
Découragée en tant que femme à poursuivre des études en économie en raison de leur caractère mathématique, Elinor Ostrom complète une formation en science politique à l’Université de Californie à Los Angeles. Après l’obtention de son doctorat en 1965, elle suit son mari professeur de science politique, Vincent Ostrom, à Bloomington et y intègre comme lui le département de science politique de l’Université d’Indiana.
Amateurs du travail artisanal et collectionneurs d’arts autochtones, Elinor et Vincent Ostrom conçoivent également leur activité académique comme un artisanat, d’où la constitution d’un « workshop » (atelier collaboratif) destiné à accueillir leur programme de recherche en théorie politique et analyse publique. Ce programme de recherche vise à développer une « science de l’association » – dans la tradition de Tocqueville – capable d’expliquer de manière concrète l’agencement des sociétés modernes au-delà des grands narratifs et schémas généraux proposés par les sciences sociales.
Au cours des années 1960 et 1970 aux États-Unis, des réformes sont entreprises afin d’assurer une gestion plus efficace des services municipaux à travers leur consolidation au sein de structures unifiées. Durant la même période, s’intéressant aux enjeux de sécurité publique dans les environs d’Indianapolis et d’autres régions métropolitaines, Elinor Ostrom et ses étudiant·e·s conduisent une série d’études impliquant des observations, entrevues et sondages auprès des communautés locales, ainsi que l’accompagnement des forces de l’ordre sur le terrain. Les résultats obtenus vont à l’encontre de la pensée dominante à l’époque : ils révèlent que les communautés bénéficiant d’un service de police locale présentaient un degré de satisfaction similaire ou plus important – comparativement aux communautés couvertes par des structures consolidées à plus grande échelle – notamment en raison d’un engagement communautaire plus important.
Elinor Ostrom axe l’interprétation de ses résultats autour de la notion de « coproduction ». Ainsi, les résident·e·s ne sont plus considéré·e·s comme des consommateurs passifs de services publics, mais leurs comportements s’avèrent déterminants quant à la sécurité au sein des communautés. Responsabilisation individuelle, relation harmonieuse avec le voisinage, coopération plus étroite avec les forces de l’ordre, etc. : ce sont ces éléments qui selon Ostrom donnent un avantage aux services assurés à l’échelle locale.
Cette perspective centrée sur les communautés se concrétise également dans sa production académique. Privilégiant une approche au plus près des formes concrètes d’organisation, les travaux d’Elinor Ostrom furent déterminants dans le développement de critères d’évaluation répondant aux besoins des communautés ciblées, par-delà les standards d’efficacité technique.
De la tragédie au drame des communs
Au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, à travers une série de contributions théoriques, la discipline économique standardise la classification de l’ensemble des biens et services autour de 4 familles (ou types) : les biens privés, les biens publics, les biens de club et les biens communs (ou ressources communes). Ces types s’organisent en fonction de deux critères : la rivalité d’usage et l’excluabilité. À chaque type de biens correspondent des cadres d’analyse et de gouvernance spécifiques (par exemple, les biens privés échangés au sein d’un marché ou les biens publics produits et distribués par l’État).
Dans un article célèbre de 1968 intitulé The Tragedy of the Commons, le biologiste Garrett Hardin aborde les différents problèmes qu’entraîne la croissance populationnelle pour la gestion des ressources communes, notamment naturelles telles que les pâturages, les océans, les parcs naturels ou les rejets de polluants dans l’air et dans l’eau. Celles-ci se caractérisent par le fait que les usagères et les usagers profitent de la totalité des bénéfices tirés de leur usage, alors que les coûts sont partagés par l’ensemble de la communauté concernée. Pensons à une communauté d’éleveurs où chacun profite individuellement des bénéfices tirés de son bétail alors que la détérioration induite sur la qualité du pâturage est assumée par tous ceux et celles qui les utilisent. Pour Hardin, ce type de configuration est à l’origine d’une tendance à la surexploitation des ressources naturelles. Adoptant une perspective néomalthusienne, il affirme que le problème posé par la « tragédie des communs » ne peut être solutionné à travers des moyens techniques, mais plutôt sociaux. C’est dans ce contexte qu’il propose de limiter l’accessibilité aux ressources communes, que ce soit en les privatisant ou en régulant leur allocation par les pouvoirs publics.
L’article de Hardin exercera une influence majeure sur la manière dont le grand public et différentes disciplines académiques – notamment l’économie – aborderont l’enjeu de la surexploitation des ressources naturelles. À ce propos, Elinor Ostrom et son équipe s’intéressent à partir des années 1980, et toujours par une approche basée sur l’étude de cas concrets, aux relations qu’entretiennent les groupements humains avec les ressources naturelles qu’ils partagent en commun. Encore une fois, les résultats de ces recherches se révèlent contre-intuitifs pour l’époque. Au-delà de l’autorité publique ou du marché, les collectivités humaines sont également capables de produire des systèmes d’autogouvernance à une échelle plus locale et répondant de manière efficace et pérenne aux défis posés par les ressources communes.
Malgré la grande diversité d’institutions mises en place par les communautés à travers le monde, Elinor Ostrom identifie 8 principes – ou conditions – propres aux structures assurant avec succès une gestion durable des communs. Parmi eux, on retrouve :
- Une définition claire du bien commun en question et des acteurs ayant un droit sur son exploitation ;
- Une capacité des usagères et des usagers à participer à la modification des règles collectives;
- Un système de surveillance interne et redevable à la communauté;
- Des sanctions graduelles et proportionnelles aux infractions;
- Un accès rapide et à faible coût à des instances de résolution des conflits.
Ainsi, chez Ostrom, les communs ne sont pas uniquement un type de biens, mais ils constituent également un mode de gestion des ressources. À ses yeux, l’étude des communs est inappropriée sans une prise en compte sérieuse du cadre institutionnel qu’ils impliquent. C’est dans ce sens qu’elle définit ses objets d’étude comme des « systèmes socio-écologiques complexes ». L’adaptabilité et la résilience des systèmes aux changements dépendent grandement d’une coordination enracinée dans une culture spécifique et d’une vision ou identité de groupe. Celles-ci sont des composantes du capital social propre à chaque communauté.
De plus, pour Elinor Ostrom, l’excluabilité et la rivalité d’usage des biens et services ne sont jamais absolues et se présentent plutôt sous la forme d’un spectre. Chaque bien est plus ou moins exclusif ou rival et le cadre institutionnel affecte ces deux critères. Par exemple, dans le cas d’un parc naturel, son accès peut s’avérer plus ou moins limité ou exclusif en fonction des politiques adoptées, tandis que la rivalité quant à son usage ne se fera sentir qu’une fois un certain nombre de visiteurs et de visiteuses sera atteint.
Elinor Ostrom déconstruit également la notion de propriété et détaille les nombreux droits qu’elle implique : 1) droit d’accès à la ressource; 2) droit d’exploiter la ressource; 3) droit de participer à la modification des règles de gestion de la ressource; 4) droit de définir les règles d’accès à la ressource; et 5) capacité de céder (d’échanger) ces droits sur la ressource à un autre individu ou organisation. Ces droits sont compensés par des devoirs – tout droit donné à un individu correspondant à des devoirs qui incombent au reste de la communauté d’usagers et d’usagères.
Il ne faut cependant pas exagérer l’opposition entre Elinor Ostrom et Garrett Hardin. Ces derniers ont entretenu une importante correspondance et notamment collaboré dans le cadre d’une publication en 1977. Elinor Ostrom a toujours considéré que le dilemme des communs popularisé par Hardin représentait un outil analytique pertinent pour traiter des défis posés par la gestion des ressources communes menacées d’épuisement. Son avis diverge plutôt sur le caractère inexorable de la tragédie menant des communs au désastre et à la ruine, tel qu’exposé par Hardin. Les travaux d’Ostrom concluent plutôt que de nombreux mécanismes institutionnels existent à travers le monde pour les préserver de manière efficace.
Méthodes et pluralisme
Pour Elinor Ostrom, chaque culture et organisation humaine se définit par ses particularités, mais le fait qu’elles présentent également des dimensions universelles rendent fructueuses les approches qui visent à les comparer. Le recours à une méthodologie qualitative, et notamment aux études de cas, permet à Elinor Ostrom d’aborder des enjeux pour lesquels les données pertinentes sont lacunaires, mais surtout d’étudier des aspects déterminants de la vie en communauté qu’on ne peut réduire à leur dimension quantitative : le cadre juridique, les modes de communication, la culture, etc.
Toutefois, ses études terrain impliquent également la collecte de données chiffrées et elle n’hésitera pas à tirer profit de méthodes issues de l’économie mathématique tout au long de sa carrière. Ce pluralisme méthodologique se traduit également au niveau disciplinaire avec un recours à des savoirs allant de l’histoire à l’écologie, en passant par la géographie, la foresterie, l’anthropologie et la biologie. Dans l’analyse des conditions favorables à l’établissement de formes d’autogouvernance, la combinaison de diverses approches méthodologiques – à la fois empiriques et formelles – avait pour but de « pénétrer la réalité sociale » dans sa complexité plutôt que de s’en distancier en l’aplanissant à travers des modélisations simplistes ou erronées.
Elinor et Vincent Ostrom sont en outre les instigateurs de « l’École de Bloomington », un des centres aujourd’hui reconnus en ce qui concerne la théorie du choix rationnel appliqué aux institutions – bien que pour les Ostrom, ces choix soient grandement conditionnés socialement et culturellement. Selon leur approche, les choix rationnels des individus répondent à des incitatifs régis par un cadre institutionnel spécifique. Ces choix incluent des décisions proprement politiques – relatives aux règles et à la gestion du vivre-ensemble au sein du groupe – tout comme des tendances à la coopération.
L’individualisme méthodologique partagé par les Ostrom et l’ensemble des partisans de la théorie des choix publics a pour objectif de déconstruire l’idée selon laquelle l’État ou le gouvernement est le centre unique de décision et de régulation d’une société. Elinor et Vincent Ostrom défient cette vision à travers la notion de « polycentricité ». Cette dernière renvoie à des structures institutionnelles où de nombreux acteurs et actrices participent à la gouvernance à travers divers centres de décision autonomes et interdépendants, possédant chacun leur propre champ de responsabilités et échelles d’action. Pour Elinor Ostrom, ces « systèmes polycentriques » sont particulièrement adaptés à des enjeux complexes qui, comme la lutte aux changements climatiques, nécessitent à la fois une coordination globale et un important degré d’engagement de la part des collectivités locales.
Le prix Nobel comme consécration ?
En 2009, le prix « Nobel d’économie » est décerné à Elinor Ostrom pour ses travaux sur les communs. Par le choix de ses approches méthodologiques et sa formation en science politique, l’octroi du Nobel créa la surprise chez la principale concernée, mais également au sein de la discipline économique. Dans le cas d’Elinor, le prix Nobel ne fut pas uniquement une reconnaissance, mais surtout l’occasion d’une découverte de ses travaux par les milieux économiques.
Toutefois, une fois la surprise passée, plusieurs éléments expliquent ce résultat. Au-delà de l’attention donnée aux études de cas et à la réalité empirique des institutions, le recours à des approches acceptées par les économistes – théorie des jeux, méthodes expérimentales ou modélisation – a contribué à développer un espace d’échange réciproque entre Elinor Ostrom et la discipline économique telle qu’elle se pratique à la fin du 20e et au début du 21e siècle. Tout au long de sa carrière, Elinor Ostrom se forma à l’économie et collabora avec des économistes à la fine pointe de la recherche au sein de la discipline – par exemple, Reinhard Selten ou Douglass North, tous deux également récipiendaires du prix Nobel.
Le programme de recherche développé par Elinor Ostrom et son mari a également grandement contribué à l’intégration de considérations économiques parmi les critères d’évaluation des institutions. Leurs apports participèrent à l’extension du domaine d’application des approches économiques à des objets d’étude considérés habituellement en dehors ou à la marge du champ de la discipline : institutions politiques, règles juridiques, normes sociales… En ce sens, Elinor et Vincent Ostrom contribuèrent de manière active au courant de la « nouvelle économie institutionnelle ».
Il faut ajouter à cela que l’approche défendue par Ostrom ne remet pas en cause la pertinence institutionnelle du marché, objet d’analyse majeur en économie. Elle propose plutôt un cadre pluraliste – ouvert à la mixité entre initiatives publiques, privées et communautaires – où l’efficacité d’un agencement institutionnel est grandement tributaire de l’environnement naturel et humain auquel il s’applique. Elle défend également une éthique de l’autogouvernance – en opposition à la centralisation de la prise de décision, une position compatible avec différentes propositions provenant de diverses familles politiques. C’est ce qui peut aussi donner l’impression d’une asymétrie dans l’œuvre d’Ostrom entre la critique de l’État et celle du marché, au bénéfice du dernier.
Une manière d’expliquer cette différence de traitement est de revenir à la division communément acceptée à l’époque d’Ostrom – division à laquelle elle s’opposa – entre l’allocation marchande des biens privés et l’organisation publique dans la gestion des biens collectifs. Les communs étant considérés comme faisant partie de la deuxième famille, l’objet de recherche d’Ostrom fit en sorte qu’elle se consacra principalement à la déconstruction de la régulation publique des ressources. Les autorités, principalement étatiques, se doivent d’assurer les conditions nécessaires au bon fonctionnement des institutions locales – notamment par la provision d’infrastructures de transport à grande échelle ou de systèmes juridiques efficaces dont les coûts sont difficilement soutenables à une échelle plus locale. Au lieu d’homogénéiser le paysage institutionnel sous son autorité, l’État a pour fonction de renforcer les capacités et opportunités des acteurs impliqués au plus près des ressources à préserver. Néanmoins, l’approche d’Elinor Ostrom, pour qui le marché représente un cas particulier parmi une grande diversité de pratiques institutionnelles nécessitant une théorie plus englobante, participe d’un important changement de paradigme en économie.
Ostrom en quelques dates
7 août 1933 : Naissance d’Elinor Claire Awan à Los Angeles, Californie (États-Unis).
1965 : Doctorat en science politique à l’Université de Californie à Los Angeles.
1965 : Arrivée d’Elinor et Vincent Ostrom au département de science politique de l’Université d’Indiana, à Bloomington. Ils y demeureront pour le reste de leur carrière. Elinor sera la première femme à assurer la direction du département.
1973 : Création du Workshop in Political Theory and Policy Analysis avec Vincent Ostrom. Il assurera une structure d’accueil pour le travail collaboratif des Ostrom et, à partir des années 1990, deviendra une plaque tournante à l’international en ce qui concerne l’étude de la gouvernance des communs.
1990 : Publication de Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action.
1996-1997 : Présidente de l’American Political Science Association.
1999 : Première femme à remporter le prix Johan-Skytte en science politique (surnommé « prix Nobel en science politique »).
2009 : Première femme à remporter le prix Nobel d’économie (colauréat : Oliver E. Williamson)
12 juin 2012 : Elinor Ostrom meurt d’un cancer du pancréas à Bloomington, Indiana (États-Unis). Vincent Ostrom décédera à son tour le 29 juin de la même année.
Pour poursuivre la réflexion
Aligica, P. D. (2003), « Rethinking institutional analysis: interviews with Vincent and Elinor Ostrom », Mercatus Center at George Mason University.
Camilo Cardenas, J. & Sethi, R. (2016), « Elinor Ostrom : par-delà la tragédie des communs », La Vie des idées.
Hardin, G. (1968), « The tragedy of the commons », Science, 162 (3859), p. 1243-1248.
Lemke, J., & Tarko, V. (Eds.) (2021), Elinor Ostrom and the Bloomington School: Building a New Approach to Policy and the Social Sciences, McGill-Queen’s Press-MQUP.
Tremblay-Pepin, S. (2013). « Qu’est-ce que la tragédie des biens communs? », Institut de recherche et d’informations socioéconomiques.
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De simplement suivre l’évolution du mot “économie” confirme le cheminement du couple Ostrom.
De nos jours on utilise allègrement le mot “économie” alors qu’on devrait y substituer systématiquement l’expression “finance et commerce”.
Ce qui se passe dans le monde de la finance et du commerce est diamétralement opposé au sens qu’avait le mot “économie” au milieu du XIX siècle.