Le discours préaustéritaire de l’Institut C.D. Howe
3 Décembre 2020
Dans un article récent, l’Institut C.D. Howe présentait un portrait alarmiste de l’évolution de la dette fédérale canadienne en raison du déficit inégalé causé par les programmes d’aides liés à la pandémie de COVID-19. Dans ce billet, nous remettons les pendules à l’heure quant aux arguments mis de l’avant par cet institut farouchement néolibéral.
Le niveau de la dette
Au courant de l’année 2020, le gouvernement fédéral de Justin Trudeau a annoncé une panoplie de mesures pour aider les ménages et les entreprises canadiennes à faire face aux problèmes économiques causés par la pandémie de COVID-19. Ces nouvelles dépenses porteront le déficit canadien à 381,6 milliards de dollars pour l’exercice 2020-2021. Le ratio de la dette fédérale canadienne en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) passera ainsi selon les calculs du gouvernement de 31,2% avant la crise à 50,7%.
Bien que l’auteur de l’article du C.D. Howe utilise le montant du déficit comme épouvantail, le graphique 1 permet de relativiser l’ampleur de la dette canadienne en la comparant aux autres pays du G7. En effet, le Canada a le ratio dette/PIB le plus bas de ce groupe de pays.
Mais qu’arriverait-il si les dépenses étaient plus grandes que prévu ? À ce propos, dans l’énoncé économique de l’automne 2020, le gouvernement fédéral prévoit plusieurs scénarios de relance économique. Parmi ceux-ci, le scénario le plus onéreux implique « 100 milliards de dollars en mesures de stimulation, dépensés au cours des trois prochaines années, y compris 30 milliards en 2021-2022, 50 milliards en 2022-2023 et 20 milliards en 2023-2024 ». Dans l’ensemble, ce scénario prévoit un déficit total de 746,7 milliards de dollars entre 2020-2021 et 2023-2024. Ainsi le ratio dette/PIB atteindrait un pic de 58,5 % en 2023-2024 pour ensuite redescendre. Pourtant, même avec un tel déficit, on constate que le Canada serait toujours le second pays le moins endetté du G7 après l’Allemagne.
Le service de la dette
Lorsque la dette publique augmente, les paiements du service de la dette accaparent généralement une part plus importante du budget annuel. Pour certains, ces paiements présentent un risque majeur puisqu’ils pourraient s’accentuer dans les prochaines années advenant une hausse des taux d’intérêt. Selon le C.D. Howe, ce sont les possibles faillites des ménages canadiens et l’inflation qui pourraient entraîner cette hausse des taux d’intérêt. Dans un tel scénario, le service de la dette pourrait devenir de plus en plus contraignant pour la fiscalité du gouvernement fédéral et pour l’offre future de services publics.
Pourtant, les mesures mises en place par le fédéral, notamment la Prestation canadienne d’urgence (PCU), auront eu un effet stabilisateur sur les défauts de paiement des ménages et des entreprises canadiennes. Sans la PCU et les autres programmes d’aide, les défauts de paiement canadiens auraient sans doute été beaucoup plus nombreux pendant la COVID-19. C’est d’ailleurs ce que souhaitait le gouvernement qui affirmait cet automne que « [les Canadiens] ne devraient pas avoir à s’endetter alors que leur gouvernement peut mieux les soutenir ». La dette conjoncturelle engendrée par le gouvernement canadien pendant la pandémie vise à limiter l’endettement des ménages et à éviter une vague de défaut de paiements.
En outre, rien n’indique qu’un revirement, qui verrait une hausse des taux d’intérêt, est à prévoir dans les prochaines années. En effet, si nous comparons la situation avec la période qui a suivi la crise de 2008, on remarque que le taux d’intérêt effectif de la dette n’a fait que diminuer entre 2009-2010 et 2017-2018. D’ailleurs, lors de la même période, le taux d’intérêt effectif moyen sur la dette était de 2,8%, alors que le taux de croissance nominal moyen du PIB de la même période était de 3,15%. En d’autres termes, le gouvernement pouvait emprunter pour payer la dette et quand même voir le poids de celle-ci diminuer dans l’économie canadienne. En effet, imaginons qu’une personne a une dette de 100$ et qu’elle a un revenu annuel de 1000$, son endettement représente donc 10% de son revenu. Supposons maintenant que des intérêts de 2,8% s'appliquent sur sa dette alors que son revenu augmente de 3,15%. Un a plus tard, elle a une dette de 102,80$ et un revenu de 1031,50$, ce qui porte sa dette a 9,94% de son revenu. Ainsi, sa dette a augmenté, mais elle a diminué en proportion de son potentiel économique.
Notons aussi que les dépenses publiques dynamisent l’économie à une époque où les investissements privés ne le font guère. Elles contribuent ainsi à la croissance, ce qui tend à réduire le poids de la dette en proportion du PIB.
Quant à l’inflation, elle était de 0,5% en septembre dernier et, d’après la Banque du Canada (BC), ne devrait pas dépasser 1% avant 2021. Cela s’explique notamment à cause des bas prix de l’énergie. La BC prévoit que l’inflation ne s’approchera pas de sa cible de 2% avant 2023. Cette faible inflation s’explique aussi parce que la pandémie a davantage fait chuter la demande que l’offre. Ainsi, rien ne porte à croire qu’une poussée inflationniste est à nos portes. Il est par conséquent peu probable que l’on assiste à une augmentation drastique des taux d’intérêt qui, depuis 25 ans, ont eu tendance à baisser partout dans le monde ni à une contraction du budget fédéral en raison d’une hausse du service de la dette.
Le gaspillage
D’après l’article du C.D. Howe, l’utilisation des outils d’endettement par nos gouvernements promeut le gaspillage et vient à l’encontre de la bonne planification fiscale. Or, jusqu’ici, aucune preuve de mauvaise gestion des fonds publics en lien avec la COVID-19 n’a été démontrée. Il est encore trop tôt pour déterminer si les mesures mises en place ont été efficaces ou non, trop généreuses ou pas assez. Quoi qu’il en soit, les déficits actuels sont conjoncturels et ne sont pas directement liés à une prédisposition du gouvernement fédéral pour un endettement excessif.
Enfin, le C.D. Howe critique sévèrement la Prestation canadienne d’urgence (PCU) mise en place par le gouvernement fédéral. La PCU aurait été trop généreuse selon l’institut, autant dans les montants versés que dans les personnes visées. L’aide gouvernementale aurait outrepassé les pertes de revenus engendrées par la pandémie; des personnes admissibles n’auraient pas réellement eu besoin de cette aide; et des personnes n’ayant pas droit à la PCU l’auraient quand même reçu. Le C.D. Howe évoque notamment le cas des étudiant·e·s, des retraité·e·s et des personnes n’ayant pas travaillé.
Il apparaît simpliste de discriminer des groupes en précarité financière en émettant ce type d’accusations non fondées, notamment sur leur admissibilité ou sur leurs besoins financiers. En effet, l’article n’offre aucune donnée pour juger des besoins des Canadiens, surtout des plus vulnérables. De plus, le gouvernement fédéral a répété à maintes reprises que les sommes versées à des personnes non admissibles seraient récupérées. Ces allégations de fraudes ou d’abus que l’article du C.D. Howe impute à des groupes précaires pour appuyer ses propos nous semblent davantage relever d’une opinion que baser sur des preuves empiriques. Il semble que les critiques des programmes d’aide visent uniquement l’aide aux travailleurs qu’est la PCU, mais jamais les autres outils dédiés, par exemple, aux entreprises.
Rien de nouveau sous le soleil
L’analyse du C. D. Howe repose par ailleurs sur un grand nombre de mythes concernant la dette publique canadienne que nous avions déboulonnés dans une note socioéconomique publiée en octobre 2019.
D’une part, l'auteur compare la dette canadienne à la dette d’un ménage, alors qu’une telle comparaison est fallacieuse et devrait être abandonnée définitivement par quiconque entend analyser sérieusement les enjeux liés aux finances publiques. D’autre part, l’article mentionne que les déficits engendrés par nos gouvernements sont de facto relégués aux générations futures, alors que la réalité est beaucoup plus complexe.
D’emblée, rappelons que le gouvernement doit 72% de sa dette à des Canadien·ne·s, alors qu’un ménage doit normalement sa dette à un créancier externe. L’endettement public représente donc davantage un enjeu de redistribution des ressources au sein de la société canadienne qu’un risque de banqueroute vis-à-vis d'un prêteur étranger. D’ailleurs, la dette fédérale est libellée à 98% en dollars canadiens, ce qui signifie que le Canada pourrait racheter sa dette par l’entremise de sa politique monétaire.
Ce faisant, l’État ne peut, contrairement à un ménage, faire faillite. Ceci explique aussi pourquoi la dette publique n’est pas nécessairement un fardeau pour les générations futures. Nous pourrions aussi ajouter que l’État, contrairement aux ménages, a le pouvoir de taxer la population (donc une partie de ses créditeurs), ce qui fait qu’une partie des paiements sur sa dette reviennent sous forme de revenus fiscaux.
Plusieurs autres éléments permettent d’expliquer pourquoi la dette canadienne n’est pas un poids pour les générations futures.
Premièrement, la dette peut financer des infrastructures et stimuler l'emploi. Les dépenses engendrées par une dette peuvent donc être bénéfiques aux générations futures, ne serait-ce que sous forme de croissance. À cet effet, la dette peut permettre d’effectuer des investissements déterminants, par exemple dans le secteur de l’éducation ou de la protection de l’environnement.
Deuxièmement, l’État peut constamment renouveler sa dette sans avoir à la rembourser, ce qui n’est, encore une fois, pas le cas des ménages. D’ailleurs, comme nous l’avons vu plus tôt, lorsque les intérêts sont plus bas que le taux de croissance de l’économie, la proportion de la dette dans l’économie diminue.
Craintes infondées
En résumé, les craintes de faillite des ménages et d’inflation énoncées dans l’article du C.D. Howe semblent infondées. Il nous semble en revanche évident que comparé à la situation environnementale, le legs fiscal aux générations futures apparaît bénin et il est dommage que l’article du C.D. Howe n’en souffle pas mot. Ainsi, malgré l’endettement record du Canada durant l’année 2020, il ne nous semble pas nécessaire de s’en inquiéter pour l’instant. Le gouvernement canadien est dans une position avantageuse pour gérer cette crise et il est normal, voire souhaitable, pour un gouvernement d’intervenir pendant ce genre d’événement exceptionnel. Espérons plutôt que le Canada apprenne de cette crise sanitaire, sociale et économique et en ressorte sensible à l’urgence de construire une société plus résiliente sur les plans économique et environnemental.