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Les dés sont pipés : regard sur l’évolution des inégalités au Québec et au Canada

4 novembre 2020

  • Minh Nguyen

L’évolution des inégalités économiques et sociales depuis les années 1980 montre que la croissance économique a profité de façon disproportionnée aux élites alors que la majorité des travailleuses et des travailleurs sont largement laissés pour compte. Cette concentration de la richesse n’est cependant pas une fatalité, mais bien le résultat de décennies de gouvernance néolibérale qui va favorise le capital aux dépens du travail.

Récemment, l’IRIS publiait un billet de blogue montrant l’évolution des inégalités aux États-Unis, en Europe et au Japon. Cela dit, le Québec et le Canada connaissent-ils les mêmes tendances ? Le Québec est souvent présenté comme l’endroit en Amérique du Nord où les inégalités sont les moins importantes et les données tendent à soutenir une telle affirmation. Avant de tirer des conclusions trop hâtives, il faut toutefois formuler quelques mises en garde méthodologiques.

Pour mesurer les inégalités de revenus, on fait souvent appel au coefficient de Gini. La valeur de cet indicateur se situe entre « 0 » (égalité extrême : tous les individus ont exactement le même revenu) et « 1 » (inégalité extrême : une personne accapare 100% des revenus). En d’autres mots, plus la valeur du coefficient de Gini est élevée, plus les inégalités sont élevées, et inversement, plus sa valeur est basse et moins elles le sont. À titre de référence, selon le United States Census Bureau, le coefficient de Gini aux États-Unis se situait à 0,484 en 2019 (pour les revenus de marché).

Le graphique 1 montre l’évolution des inégalités au Québec et au Canada en fonction (1) du revenu de marché (revenu brut), (2) du revenu total avant impôt (revenu brut + transferts gouvernementaux) et (3) du revenu après impôts (soit le revenu total moins les impôts versés au gouvernement fédéral et provincial).

Ce graphique présente par ailleurs le coefficient de Gini en fonction du revenu ajusté à la taille des familles. Le revenu ajusté (de marché et après impôt) est obtenu en divisant le revenu de tous les membres d’une famille par la racine carrée de la taille de cette famille. Par exemple, le revenu ajusté des membres d’une famille de quatre personnes dont le revenu total est de 100 000 $ sera de 50 000 $ (100 000 $ / racine carrée de 4, soit 2, = 50 000 $) et ce revenu sera imputé aux quatre personnes de cette famille.

Si on considère uniquement les revenus de marché, on constate que tant au Québec qu’au Canada, les inégalités ont augmenté entre 1976 et 1998, mais elles sont stables depuis 2000. En effet, en 1976, le coefficient de Gini pour les revenus de marché pour le Québec et le Canada étaient respectivement de 0,39 et 0,38 alors qu’en 2018, le coefficient se chiffrait à 0,43 pour les deux. Entre 1998 et 2018 le coefficient a connu une faible diminution puisqu’il se situait à respectivement 0,45 et 0,46 en 1998.

On constate par ailleurs que les inégalités sont nettement moins élevées au Québec qu’au Canada une fois pris en compte les impôts, les crédits, les allocations et les transferts gouvernementaux. C’est dire également comment la redistribution à travers l’impôt apparaît avoir un impact considérable sur la réduction des inégalités.

Le coefficient de Gini a tout de même ses limites : en tant qu’indicateur, il est sensible aux variations qui surviennent au milieu de la distribution du revenu et capte mal une partie des changements qui surviennent aux extrémités de cette distribution.

Ainsi, pour mesurer plus finement l’évolution des inégalités, nous avons comparé les revenus totaux moyens du 1% le plus riches à celui des 99% les moins riches au Québec. Les résultats (ajustés à la taille des ménages et calculés en dollars constants de 2020) apparaissent aux deux graphiques suivants*.

Le graphique ci-dessus montre que le revenu moyen du 1% le plus riche au Québec est passé de 112 318 $ en 1982 à 269 680 $ en 2017, pour une augmentation réelle de 140%. Le graphique suivant montre que le revenu moyen des 99% les moins riches pour sa part est passé de 18 620 $ en 1982 à 29 180 $ en 2017.

En somme, pendant que le revenu des 99% les plus pauvres augmentait de 57% entre 1982 et 2017, celui du 1% augmentait 2,5 fois plus rapidement.

L’écart entre les plus riches et le reste de la population a donc augmenté de manière importante durant l’ère néolibérale, soit de 1980 à aujourd’hui, et ce même si le Québec demeure une société plus égalitaire que les États-Unis ou le reste du Canada. Dans une société où les plus riches accaparent une part plus grande de la richesse, faire face aux obligations financières devient plus compliqué pour les ménages dont les revenus n’augmentent que faiblement.. Dans ce contexte, le fameux ascenseur social apparaît de plus en plus comme une illusion. En somme, les dés sont pipés.

Est-ce qu’un changement de cap est envisageable dans les prochaines années ? Le thème de la redistribution de la richesse fait l’objet de revendications depuis quelques années et il se pourrait que des politiques publiques plus ambitieuses soient adoptées à cet égard. En revanche, une certaine idée de la méritocratie est profondément ancrée chez plusieurs et elle continuera de favoriser les personnes au sommet de la pyramide des revenus aux dépens de l’intérêt collectif. L’issue du débat qui s’est ouvert sur les inégalités sera en tous les cas intimement liées aux valeurs que notre société privilégiera dans les prochaines décennies.

* Note méthodologique : En 1982, le ratio des déclarant·e·s sur la population âgée de 18 et plus était seulement de 77,8 % (et de 76,2 % en 1983). Ce ratio a graduellement augmenté par la suite pour se situer à 95,3 % en 2000 et au-dessus de 96 % par la suite, atteignant même 97% en 2017. Auparavant, les personnes qui avaient tendance à ne pas produire de déclaration de revenus se situaient généralement dans les premiers quintiles. Ces personnes jugeaient souvent qu’elles étaient trop pauvres pour payer de l’impôt. La proportion de personnes qui remplissent des rapports d’impôt a augmenté graduellement avec l’introduction des crédits d’impôt pour la TPS et la TVQ (intégré plus tard au crédit d’impôt pour solidarité) dont l’obtention est conditionnelle à la production d’une déclaration d’impôt. Pour ajuster les chiffres de Statistique Canada, nous avons suivi la méthode de l’économiste Mario Jodoin, qui s’est lui inspiré d’Emmanuel Saez : nous avons attribué aux personnes qui n’ont pas produit de déclarations un revenu correspondant à 20 % du revenu moyen de l’ensemble des contribuables.

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