Quel retour à la normale souhaitons-nous?
29 mars 2020
Dans un billet publié sur le blogue de l’IRIS, Guillaume Hébert affirme que la crise de la COVID-19 marque un point de non-retour à l’échelle internationale, qui risque de changer définitivement « notre rapport à la communauté, aux services publics, aux gouvernements, aux chaînes d’approvisionnement, aux frontières et aux relations entre les nations ».
La situation actuelle est effectivement unique et elle aura un impact durable dans plusieurs domaines. Nous assistons à l’application d’une série de mesures par les trois paliers de gouvernement – municipal, provincial et fédéral – qui nous mènent directement vers une récession économique au nom de la santé publique. Ce ralentissement économique s’accompagne en outre d’une augmentation des dépenses publiques, comme en témoignent l’ouverture de 31 cliniques de dépistage de la COVID-19 au Québec et l’établissement de programmes fédéraux de soutien temporaires pour compenser les pertes de revenus des entreprises et des travailleurs et travailleuses. À ces facteurs macroéconomiques et politiques, qui sont déjà inédits, s’ajoutent plusieurs remises en question de nos rapports aux autres et de nos habitudes de consommation, qui continueront sans doute d’occuper une place importante dans les discussions publiques bien après la fin de la pandémie.
Notre billet vise à prolonger les réflexions proposées par notre collègue, en nous penchant sur le concept de « retour à la normale ». Un premier élément à prendre en compte, pour analyser la question des retours à la normale ou des « sorties de crise », est la capacité d’adaptation des institutions publiques, ainsi que la force des incitatifs et des contraintes qui mènent ces mêmes institutions à vouloir créer un climat favorable aux investissements privés. Un deuxième élément à considérer est que l’existence d’un mécontentement ou d’une insatisfaction par rapport à la situation actuelle, caractérisée entre autres par une augmentation importante des inégalités socioéconomiques et une montée de l’endettement des ménages canadiens, est une condition nécessaire, mais non suffisante pour mener à d’importants changements sociaux. Il semble effectivement probable qu’une fois que la pandémie aura pris fin, les institutions qui ont contribué à normaliser la situation actuelle vont proposer les mêmes mesures qu’auparavant, avec encore plus de force et de détermination si ces mesures permettent de contrecarrer des volontés émergentes de changement social.
Plusieurs signes indiquent, par exemple, que les gouvernements vont chercher à stabiliser leurs économies nationales et à équilibrer leurs budgets respectifs en renforçant certains secteurs économiques dits « stratégiques ». Le gouvernement fédéral envisage actuellement un plan de sauvetage de l’industrie pétrolière et gazière canadienne, ainsi qu’un projet de règlement qui permettrait d’éliminer les évaluations environnementales exigées pour les forages d’exploration pétrolière et gazière à l’est de Terre-Neuve. De plus, l’accroissement phénoménal des déficits publics pour l’année courante nous permet de supposer que le spectre de la dette pourra facilement être brandi afin de réduire, une fois de plus, les dépenses publiques en biens et services. Bien que nos pronostics soient hautement spéculatifs, nous pensons que la plupart des gouvernements tenteront de mettre en œuvre ces différentes stratégies, en dépit des nombreuses conséquences sociales qui leur sont associées. Le président de la Banque mondiale, David Malpass, a par ailleurs déclaré, durant une conférence téléphonique tenue le 23 mars avec les ministres des Finances des pays du G20, que les gouvernements vont devoir, dans le contexte de récession post-COVID-19, « établir des réformes structurelles afin d’accélérer la relance économique et d’augmenter la confiance dans la possibilité d’une relance forte. Pour les pays qui ont des réglementations excessives, des subventions, des licences, des mesures de protection commerciale ou certaines formes de judiciarisation qui constituent des obstacles, nous allons travailler avec eux pour promouvoir les marchés, le choix et des perspectives de croissance plus rapides durant la relance ».
En nous basant sur ces deux éléments d’analyse, nous souhaitons participer plus largement aux discussions sur les manières de s’organiser face à la pandémie, en énonçant cette hypothèse : un retour à la normale, que nous définissons ici comme une stabilisation relative des économies, aura éventuellement lieu, mais les paramètres exacts de ce retour, ainsi que la manière dont la « normalité » sera éventuellement définie et promue dans l’espace public, sont des questions politiques à part entière. En d’autres mots, nous pouvons distinguer au moins deux définitions du retour à la normale, soit d’une part l’établissement d’un environnement institutionnel qui favorise une certaine stabilité économique et politique et, d’autre part, le retour à la normale au sens où l’entend Guillaume Hébert, c’est-à -dire l’application des mêmes mesures néolibérales qui dominent le champ des politiques publiques depuis trois décennies au Québec et au Canada. Notre hypothèse, selon laquelle le « retour à la normale », compris comme un effort de stabilisation, aura lieu, nous mène à promouvoir l’importance d’une étude très attentive des tendances macroéconomiques actuelles, afin de cerner les trajectoires futures qui sont les plus probables et de nous préparer à empêcher un « retour à la normale » tel que défini par notre collègue.
Une première question importante renvoie à la gestion des déficits publics provoqués par cette crise, ainsi qu’au rôle général de l’État dans l’économie. Cette question est particulièrement sensible dans un contexte économique marqué par un faible niveau de croissance un peu partout dans le Nord global, une inflation limitée et des taux d’intérêt assez bas au Québec et au Canada. Bien que le Québec soit dans une posture somme toute favorable depuis quelques années, avec des surplus budgétaires substantiels, les allègements fiscaux annoncés récemment, combinés à de faibles perspectives de croissance pour l’année en cours, nous permettent de croire qu’un retour graduel vers un cycle « d’austérité-stagnation » est une avenue plausible. Afin de prévenir un tel scénario, nous savons que la lutte à l’évasion fiscale permet non seulement d’augmenter les revenus des États, mais peut aussi contribuer à  une réduction des inégalités socioéconomiques, qui sont elles-mêmes des vecteurs de stagnation macroéconomique.
Un autre facteur à prendre en compte est le fait que la pandémie a plus de chances de renforcer les inégalités socioéconomiques que de les amoindrir, entre autres parce que les salarié·e·s et les autres membres des classes moyennes et populaires sont plus à risque de perdre leur emploi et d’autres sources de revenus de façon prolongée que les classes supérieures. Les revenus de ces dernières dépendent effectivement en grande partie des rendements obtenus sur les marchés boursiers, et elles peuvent généralement s’assurer contre des pertes éventuelles, comme ce fut le cas lors de la crise de 2008. Malgré l’instabilité actuelle des indices boursiers, il est probable que le rendement sur les actifs financiers constituera l’une des sources de revenus les plus sûres suite à la pandémie, puisque les périodes de relance ont souvent mené, au cours des dernières décennies, à une inflation des rendements boursiers. Ce phénomène explique en partie pourquoi les crises financières tendent à accroître les inégalités sur le long terme.
De plus, le premier ministre Legault a déclaré durant une conférence de presse tenue le 16 mars dernier en fin d’après-midi que « [lorsque] le privé se retire, c’est important de stimuler l’économie avec le secteur public. Donc, on va appliquer cette façon de faire là qui est appliquée habituellement durant les récessions ». Il est donc plausible qu’une fois que la crise sera passée, l’interventionnisme dont le gouvernement fait preuve actuellement soit présenté comme une anomalie conjoncturelle. De récentes annonces gouvernementales, soit le devancement des projets d’investissements en infrastructure publique et les plans d’aide aux entreprises des paliers fédéral et provincial, qui totalisent respectivement 55 G$ et 2,5 G$, nous laissent croire que les stratégies de stabilisation et de relance économiques seront probablement basées sur le secteur privé. Le secteur public risque, dans ces circonstances, de jouer un rôle auxiliaire dans la mise en place de projets déjà prévus au calendrier, plutôt que de prendre plus de place dans l’économie. Cette stratégie s’accorde avec l’idée maîtresse qui gouverne nos institutions publiques et démocratiques depuis quelques décennies, selon laquelle le rôle premier du secteur public est de créer des conditions favorables à la croissance du secteur privé et de ses investissements.
Dans son billet, Guillaume Hébert soulignait avec justesse que les stratégies de relance économique qui seront promues après la pandémie peuvent soit renforcer les pratiques institutionnelles déjà établies, ce qui encouragerait une augmentation des inégalités et une concentration accélérée du pouvoir économique dans les mains d’une « classe très restreinte d’individus », soit opérer un changement de cap qui servirait l’intérêt collectif. Nous souhaitons poursuivre cette réflexion en soutenant que la trajectoire macroéconomique et institutionnelle qui sera empruntée après la pandémie de la COVID-19 sera déterminée, ici et ailleurs, par la manière dont les contraintes et les opportunités produites par les crises en cours seront prises en compte ou saisies sur le terrain politique par différentes organisations et coalitions d’acteurs et d’actrices.
L’une des meilleures manières de contribuer à cet effort collectif de réflexion dans les semaines à venir est de concentrer notre attention sur les trajectoires probables d’adaptation institutionnelle suite à cette pandémie, et sur les stratégies qui peuvent être employées par les organisations et les mouvements progressistes afin de s’assurer que la trajectoire empruntée au Québec et au Canada corresponde autant que possible à leurs priorités politiques.