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Grève des préposées aux bénéficiaires : les résidences privées pour personnes âgées ont-elles les moyens de payer décemment leurs employées?

6 juin 2019


La semaine dernière, les préposées aux bénéficiaires ainsi que d’autres employées de dix résidences privées pour aîné·e·s (RPA) ont tenu trois jours de grève pour réclamer des salaires décents. Cette grève n’est pas la première dans ce secteur : depuis au moins 2016, les travailleuses des RPA, dont la rémunération frôle actuellement le salaire minimum, revendiquent un salaire à l’embauche de 15 $ de l’heure. Elles font toutefois face à des patrons peu disposés à accorder un revenu viable à leurs employées. Une analyse rapide de ce secteur économique en pleine expansion indique pourtant qu’ils en ont parfaitement les moyens.

Au Québec, la majorité des résidences pour aîné·e·s sont des résidences privées et, parmi celles-ci, près de 90 % sont des entreprises à but lucratif. Selon certains indicateurs, ce secteur économique peut sembler en difficulté ou en perte de vitesse. Ainsi, dans son plus récent Rapport sur les résidences pour personnes âgées, la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL) fait état d’une augmentation du taux d’inoccupation des places standards en RPA qui atteint 7,2 % en 2019 (comparativement à un taux d’inoccupation de 2,3 % en 2018 pour les logements ordinaires).

De plus, des centaines de RPA ont fermé leurs portes au cours des dernières années. C’est d’ailleurs ce que fait valoir le PDG du Regroupement québécois des résidences pour aînés (RQRA) pour justifier les écarts de salaires importants entre les employées des RPA (de 12,50 $ à 15 $ de l’heure) et les travailleuses du secteur public (de 19 $ à 22 $ de l’heure), qui effectuent pourtant un travail semblable.

Ces chiffres, peu encourageants pour qui souhaite tirer profit de l’hébergement et des soins aux personnes âgées, cachent cependant une réalité beaucoup plus contrastée. D’un côté, les petites résidences peinent effectivement à survivre, au point où la SCHL et les institutions financières n’acceptent plus d’avancer les fonds nécessaires au démarrage des résidences de moins de 50 unités. Mais de l’autre côté, le marché des RPA de grande taille est en très forte croissance, nourri par des attentes élevées quant aux « occasions d’affaires » que devrait favoriser le vieillissement de la population.

Ainsi, le RQRA parle d’un véritable boom dans la construction de nouvelles RPA et prévoit des investissements de 1 milliard par année pour les 20 prochaines années dans ce secteur. Selon la SCHL, c’est d’ailleurs en bonne partie ce boom qui explique la hausse du taux d’inoccupation dans les RPA au Québec (qui reste tout de même modeste si on compare ce taux à celui de l’Ontario, qui s’élevait à 9,9 % en 2018). Loin d’être un symptôme de ralentissement, cette hausse est donc au contraire un indicateur de la vigueur de ce marché.

Au Québec, ces développements sont dominés par une poignée de grands groupes immobiliers, dont certains sont propriétaires de dizaines de résidences et de plusieurs milliers d’unités locatives. Les plus importants d’entre eux (notamment les groupes Cogir, Chartwell et Réseau Sélection) sont de véritables empires dont la valeur, boursière ou immobilière, atteint plus de 3 milliards de dollars. Eddy Savoie, propriétaire des Résidences Soleil, est pour sa part assis sur une fortune de 1,5 milliard, ce qui fait de lui l’un des hommes les plus riches au Canada.

Le Groupe Maurice, qui vient tout juste de passer sous contrôle états-unien, vaut quant à lui plus de 2 milliards de dollars. Ce cas montre bien que les indicateurs inquiétants concernant le taux d’inoccupation des RPA n’affectent pas toutes les résidences au même degré : à peine 1,8 % des logements détenus par ce groupe sont vacants, et certaines personnes vont jusqu’à faire la file à 5 h 30 du matin pour s’assurer une place dans ces nouvelles résidences.

Ces puissants groupes immobiliers peuvent en effet compter sur une « clientèle » grandissante qui, faute d’avoir accès à une place en centre d’hébergement public ou à des soins à domicile adaptés, est forcée de payer à grands frais (jusqu’à 72 000 $ par année!) une place et des soins dans les RPA. Le rapport de la SCHL souligne d’ailleurs que les RPA québécoises se distinguent par un taux d’attraction exceptionnel par rapport à celles des autres provinces : au Québec, 18,4 % des personnes de plus de 75 ans sont logées en résidences privées, contre un taux moyen de 6,1 % dans le reste du Canada.

On le constate, le marché des RPA est florissant au Québec, du moins pour les gros joueurs. La plupart des expert·e·s s’entendent également sur la rentabilité des RPA de grande taille, qui peut atteindre jusqu’à 8 % (contre 5 ou 6 % pour un immeuble à logements standard). Dans ce contexte, les salaires de misère versés aux travailleuses de ces résidences sont particulièrement scandaleux, surtout quand on sait que certains de ces groupes multimilliardaires rechignent même à indexer ces salaires en fonction des hausses du salaire minimum.

Parmi les dix résidences touchées par la grève de la semaine dernière, toutes comptent plus de 100 unités et la moitié appartient à l’un ou l’autre des grands groupes mentionnés [DKL1] ici. Rien ne justifie que les employées de ces résidences soient sous-payées, comme le pensent d’ailleurs 89 % des Québécois·es qui jugent ces salaires trop bas. Bien sûr, les riches patrons de ces travailleuses pauvres n’accepteront pas facilement de rogner leurs profits pour permettre à leurs employées de vivre décemment. Les gains mitigés obtenus lors de la grève coordonnée de 2016, qui avait réuni pendant plusieurs semaines plus de 2 000 travailleuses et affecté une quarantaine de RPA, le démontrent.

Au-delà de la grève, il faudra peut-être envisager d’intégrer au réseau public ces services essentiels qui, quoiqu’en pensent les grands promoteurs immobiliers, ne devraient pas être des « occasions d’affaires » faites sur le dos des aîné·e·s et de celles qui en prennent soin.

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