Netflix et le sirop d’érable québécois
6 avril 2018
Une série de Netflix dédiée à la corruption au sein des grandes entreprises, « Dirty money », s’est intéressée à l’industrie québécoise du sirop d’érable. Les producteurs ont construit l’un des six épisodes de la première saison autour du fameux braquage de sirop d’érable au Québec en 2012. C’est ainsi que la Fédération des producteurs acéricoles du Québec (FPAQ) s’est étrangement retrouvée aux côtés de la banque HSBC pointée du doigt pour ses liens avec le Cartel de Sinaloa, de Volkswagen pour le scandale des émissions polluantes et de Donald Trump pour l’ensemble de son œuvre. Et le résultat n’est pas convaincant du tout.
« Sans ses huskies, l’homme est ici perdu dans un silence étourdissant ». On pensait que seuls des Français étaient capables de faire des topos aussi exotiques sur le Québec. Eh bien non : la série Dirty Money de Netflix nous apprend que le sirop d’érable coule ici dans nos veines et que « l’or blond » est notre trésor national comme le baseball aux États-Unis.
Reconnaissons tout de même, comme il est expliqué au début de l’émission, qu’il est un peu insultant de se faire servir du « sirop de poteau ». Et plusieurs ignorent sans doute qu’il existe à Laurierville, dans le comté de l’Érable dans le Centre-du-Québec, une « Réserve stratégique mondiale » de sirop d’érable qui peut alimenter le marché international en cas de baisse de production. Avec 71 % de la production mondiale, ce n’est pas pour rien que The Economist écrit que le Québec est l’Arabie saoudite du sirop d’érable.
Là où Dirty Money devient pas mal moins intéressant, c’est lorsque le reportage amalgame le pouvoir de la FPAQ et le vol de 18 millions de dollars de sirop d’érable survenu en 2012. Pour plusieurs intervenant-e-s de l’émission, dont certains petits producteurs présentés comme des victimes de la Fédération acéricole, c’est le contrôle du marché qui pousserait certains à la désobéissance civile ou à la criminalité.
Paradoxalement, cette production étasunienne qui traite du cartel du sirop d’érable comme s’il s’agissait d’une organisation mafieuse est plutôt convaincante quant au bien-fondé de la gestion de l’offre. Ce système est une alternative à la libéralisation d’un secteur économique dans la mesure où une instance contrôle les prix et la quantité de production – des quotas – qui sera écoulée sur le marché.
Même si Dirty Money donne la parole à une série de personnes qui se font les chantres de la « liberté », on finit par déduire que derrière les images sirupeuses qui cherchent à émouvoir, ceux qui voudraient se débarrasser du contrôle de la FPAQ ont une vision extrêmement étroite de l’économie. En fait, ils s’imaginent, comme tout bon adepte des mirages du marché libre, que la poursuite de leur intérêt individuel suffira à organiser efficacement la distribution des ressources dans l’ensemble de l’économie. C’est d’une grande naïveté. Mais c’est quand même le principe assez bête sur lequel repose l’essentiel de notre économie capitaliste….
Fait intéressant que le documentaire passe sous silence : 80 % des Québécois-e-s achètent leur sirop directement des producteurs, qui peuvent vendre aux particuliers tant qu’ils le font en contenants de moins de 5 litres comme la légendaire « canne » de sirop d’érable. Mais 90 % de la production est destinée à l’exportation. C’est donc essentiellement pour l’exportation que le contrôle de la FPAQ constitue une contrainte. Et c’est donc parce qu’ils veulent exporter à l’étranger que les producteurs présentés comme des victimes souhaitent être « libérés ».
Dirty Money donne aussi la parole à un producteur qui explique assez bien comment la mise en place du système de gestion de l’offre a permis d’accroître les revenus des producteurs d’une industrie qui était auparavant largement moribonde. Il semble que les prix étaient si bas que certains agriculteurs préféraient vendre leurs érables à l’industrie du bois plutôt que d’en prélever la sève.
La gestion de l’offre, ce n’est rien de moins que de l’économie planifiée. Et pourquoi pas? Le regain d’intérêt à notre époque pour les idées socialistes et donc de la planification démocratique de l’économie, provient de l’échec lamentable de l’économie libérale à servir la grande majorité de la population. Une société planifiée pour servir l’intérêt collectif (et la survie de l’humanité) plutôt que les intérêts de quelques individus influents se consacrerait à faire du travail un instrument d’épanouissement dont les fruits bénéficieraient à tous et toutes, et ferait en sorte que chacune des industries permette d’améliorer le bien-être des populations humaines plutôt que de tout soumettre à des impératifs de croissance pour la croissance.
En d’autres mots, une économie un tantinet intelligente ne laisserait pas se former des îles de plastiques dans l’océan Pacifique et ne verserait pas 56 milliards de dollars en rémunération à Elon Musk. L’économie ainsi débridée est un leurre qui dessert l’écrasante majorité des populations, qu’il s’agisse de l’industrie locale du sirop d’érable ou de l’industrie pharmaceutique globale; qu’il s’agisse de culture, de santé, d’éducation, d’immobilier, d’urbanisme ou de transport.
La gestion de l’offre en agriculture a toutefois ses défauts et au Québec l’Union des producteurs agricoles (UPA) ne peut pas être présentée comme un modèle démocratique. Certains producteurs y ont une influence démesurée et le manque de pluralité dans la vision du développement de l’agriculture est un handicap, entre autres parce qu’il ne permet pas l’émergence de la production à petite échelle, les circuits courts, l’agroforesterie, etc.
Il n’en demeure pas moins qu’après des décennies à vénérer la libéralisation des marchés, les gens sont certainement prêts à entendre des idées radicalement différentes qui peuvent très bien s’inspirer d’approches qui rompent avec le libéralisme économique. Il n’y a donc pas qu’en refusant de payer ses impôts que Netflix rappelle l’importance de réguler les corporations de notre époque, elle y parvient aussi en nous servant des documentaires pour le moins douteux.