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Pour en finir avec les mantras de l’« économie du savoir » | Vers la création d’un conseil des collèges et d’un conseil des universités?

9 septembre 2016

  • Eric Martin

Le ministère de l’Éducation mènera des consultations en vue de créer un conseil des collèges, un conseil des universités et une commission mixte de l’enseignement supérieur. Ce billet traite plus spécifiquement de la création d’un conseil des collèges, en soulevant plus généralement le problème des orientations mal avisées qui dirigent les débats sur l’enseignement supérieur depuis plusieurs décennies.

En 1993, le conseil des collèges a été aboli, laissant le réseau un peu comme un corps sans tête. Il est donc intéressant de voir qu’on propose de créer à nouveau un lieu pour analyser et réfléchir aux visées de l’enseignement supérieur. Ce projet suscite cependant bien sûr des inquiétudes. Quelle sera la composition de ces conseils? Qui y détiendra une influence prépondérante : les professeur·e·s, les expert·e·s, les gens d’affaires?

Depuis la publication du rapport Demers, en 2014, on craint que la formation générale soit amputée. La ministre David a donné à cet égard des garanties qui rassurent. Au même moment, cependant, Philippe Couillard martelait, lors d’une sortie à Saint-Jérôme, l’importance de « flexibiliser » les cégeps pour les arrimer au marché. Ce thème de l’« arrimage école-emploi » était au cœur du forum du Parti libéral sur l’éducation l’an dernier. C’est pourquoi il y a lieu de craindre une présence importante de la communauté des affaires sur le conseil des collèges.

En plus de la question du « qui? » se pose la question du « quoi? » : quelles seront les orientations de ce futur conseil? Le document de consultation explique que nous vivons dans un monde en constant changement et que les cégeps doivent innover, c’est-à-dire s’adapter en continu au « progrès » technologique et économique. On observe ainsi ce que qui se fait ailleurs (importer les « meilleures pratiques » en « gouvernance » et en pédagogie).

Cet objectif peut sembler noble, à première vue. Cependant, les termes employés appartiennent à un langage connoté. Quiconque a parcouru un rapport de l’OCDE connaît le sens précis qu’on leur donne : il s’agit de prendre exemple sur les établissements en tête de peloton dans la mutation marchande de l’école. On doit alors changer l’organisation du pouvoir dans les institutions et mettre en place des instruments d’assurance-qualité et de monitoring pour mesurer et assurer le fine tuning de ce processus d’« actualisation » en continu de l’enseignement supérieur.

L’argument est somme toute assez simple : le monde a changé, et les cégeps, s’ils ont su s’adapter en partie, doivent encore faire un effort et parvenir à se voir comme des organisations en mutation constante pour répondre aux fluctuations de leur environnement, c’est-à-dire celles du système technico-économique. Dans ce contexte, on appellera les « meilleures pratiques » les mesures prises par les établissements qui ouvrent la voie à la synchronisation/osmose entre école et marché.

Il n’y a là à vrai dire rien de nouveau : c’est la façon dont on raisonne sur l’enseignement supérieur depuis au moins l’après-Seconde Guerre mondiale dans les grandes institutions économiques internationales comme l’OCDE ou la Banque mondiale. On y soutient que l’« économie du savoir » permettra de sauver la croissance du capitalisme en utilisant la connaissance pour former un « capital humain » plus adapté et créer d’incessantes innovations technologiques. Cette nouvelle direction exige par ailleurs que l’école ne soit plus conçue comme un lieu de transmission d’un savoir antérieur, mais comme une machine à fabriquer le progrès et l’avenir, une machine à nourrir l’accélération technico-économique. Elle doit donc être aussi fluide que ne le sont l’évolution des marchés et celle des machines.

Alors qu’on prétend innover, on ne fait somme toute que reprendre la même façon de cadrer la compréhension du rôle de l’école : la grille d’analyse de l’école comme levier de « développement » (auquel on accole souvent de l’épithète fort vendeur « durable »). Il y a dans cette perspective quelque chose d’étrange : tout serait à revoir pour s’adapter à « un monde en constant changement », tout serait relatif sauf, justement, le concept d’économie du savoir, qui lui, semble être une Idée immuable et éternelle.

Il est vrai que le monde a considérablement changé depuis le rapport Parent et la création des cégeps : fin de la Guerre froide, avènement de la mondialisation et du néolibéralisme, évolution technologique et numérique, etc. Il est aussi vrai que nous avons mis en place un monde guidé par une vision du développement et de la croissance infinie de l’économie, elle-même nourrie par le progrès débridé de la technologie.

Depuis ce temps, nombre de transformations ont été mises en place dans l’enseignement supérieur, et ce, de par le monde, notamment sous l’inspiration des néolibéraux étasuniens et britanniques : hausses de droits de scolarité, approche par compétences, importation des méthodes de gouvernance entrepreneuriale au sein de l’école, mécanismes d’évaluation et d’assurance-qualité, financement à la performance, insistance sur les « nouvelles technologies de l’information et de la communication » (NTIC), etc. Si, à l’époque, c’étaient des rétroprojecteurs, maintenant ce sont les iPad obligatoires. Le point de vue demeure le même, à savoir que la technologie fait office de facilitateur pédagogique.

Les effets de ce monde fondé sur l’accélération technico-économique infinie, à laquelle l’école devrait s’arrimer toujours davantage, sont aujourd’hui de plus en plus apparents. D’après l’OCDE, les inégalités sociales n’ont jamais été aussi importantes. Depuis 2008, nous sommes pris dans une énième crise économique importante. Les catastrophes environnementales se multiplient, et les expert·e·s soutiennent qu’elles sont intimement liées à l’activité économique et industrielle humaine. Elles sont par conséquent attribuables à l’idéologie du productivisme, du développement, de la croissance et du progrès technique infinis qui ne tiennent justement pas compte des limites de la biosphère et des rythmes de génération-régénération.

Des études scientifiques indiquent que les ordinateurs en classe réduisent les résultats des élèves qui les utilisent ET ceux de leurs camarades de classe qu’ils distraient. L’école forme de plus en plus des ignorant·e·s qui atteignent les paliers supérieurs sans maîtriser la langue ou l’histoire de leur société, qui ont de la difficulté à formuler ou à comprendre des raisonnements abstraits, aussi bien en mathématiques qu’en philosophie, etc.

Le monde a donc changé, mais les effets de ces changements sont loin d’être uniquement positifs. Comment se fait-il donc qu’on joue à l’autruche avec ces nombreux problèmes? Pourquoi continue-t-on alors à dire que la seule manière d’améliorer l’école est de la rendre encore plus perméable, flexible et réactive aux besoins de l’industrie, de l’arrimer encore plus au progrès technico-économique? On en finira par former des individus ultraspécialisés dans des tâches d’exécutant·e qui devront renouveler toutes les 5 à 10 ans leur « stock de compétences » devenues obsolètes (parce que le marché aura « évolué ») en s’inscrivant à la « formation continue », ce que Jean-Claude Michéa appelait l’« enseignement de l’ignorance ».

Ne serait-il pas plus raisonnable de former des individus véritablement autonomes et cultivés, capables de juger et de faire face aux problèmes du 21e siècle avec prudence et sagesse? Qui pourraient agir éthiquement et politiquement, et ce, de manière réfléchie? Le sociologue québécois Michel Freitag disait que l’urgence était de s’apercevoir que l’idéologie du développement infini ne pouvait pas durer éternellement. Ainsi, à moins de vouloir en arriver à une catastrophe écologique totale, il faut en sortir. Il soutenait également que le véritable développement n’est pas celui des machines performantes ou le gonflement des chiffres bancaires, mais serait celui de la culture (qu’il distinguait de l’industrie culturelle), de la solidarité humaine, des liens sociaux, etc.

S’il s’agit de prendre la mesure des changements qui nous ont menés jusqu’ici et de penser une école qui soit « adaptée » à ce que ces changements exigent de nous, une véritable innovation consisterait à prendre conscience de la paire de lunettes théorique qui sert de grille d’analyse pour les problèmes de l’enseignement supérieur depuis la moitié du dernier siècle. Elle est fortement marquée par le réductionnisme économiciste. Ce n’est qu’ensuite qu’on pourra la remettre en question.

L’enseignement supérieur a besoin d’une véritable réflexion synthétique. Celle-ci devra être intimement liée à une réflexion plus générale sur notre conception du « développement » notamment au regard des problèmes écologiques très graves auxquels nous sommes confrontés. L’école ne pourra jamais former des citoyennes et citoyens éclairés et vertueux tant qu’on lui assignera principalement comme tâche la production de salarié·e·s ultraflexibles et la conception de bidules technologiques à commercialiser.

Malgré tout, à chaque fois qu’on lit un rapport gouvernemental sur l’éducation, le décor est toujours campé de la même manière. On répète chaque fois que l’économie et la technologie ont changé, que l’école doit donc suivre, et ainsi jusqu’à la fin des temps, ce qui mènera à la prospérité et au bonheur. Continuer de croire à ce récit relève de l’aveuglement volontaire lorsqu’on prend en compte la situation bien réelle dans laquelle se trouvent les étudiant·e·s (le « capital humain »!), l’école, la culture, les sociétés et la nature.

S’il y a donc une proposition très concrète à faire, c’est la suivante : qu’un éventuel conseil des collèges ou des universités ait comme tâche première de faire un bilan critique des théories du capital humain, de l’approche par compétences, de l’économie du savoir, de la « gouvernance » du développement dit durable, de l’« assurance-qualité », des hausses de frais de scolarité, etc. Bref, il faut examiner ces dogmes incontestables qui bouchent depuis des décennies toute possibilité d’une réelle réflexion sur ce que doit être l’école et sur le type d’être humain qu’elle doit former.

Bien sûr, nous « vivons dans un monde en constant changement » dont le moteur est le capitalisme technoscientifique; mais c’est le fruit de notre volonté et des processus que nous avons laissé faire et laissé aller. Ils nous conduisent à l’inculture, à la dégradation de l’environnement et à de nombreuses injustices sociales, pour ne nommer que ces conséquences. On ne saurait prétendre entamer une véritable réflexion sans combler le décalage qui existe actuellement entre les progrès que nous avons déchaînés et notre conscience morale des effets nocifs qu’ils ont entraînés.

Se contenter de répéter qu’il faut subordonner l’école à l’économie et à la technique autonomisés (alors qu’en fait les deux dépendent de nous) serait pour le moins irresponsable et ne tiendrait pas d’une véritable « analyse » et « réflexion » de notre situation. Faute de prendre conscience du prisme idéologique déformant qui enferme actuellement le débat dans un cadre prédéfini par des axiomes qu’on ne questionne jamais, nous n’aurons rien que l’éternel retour du même… en pire.

Bachelard disait que l’économie et la technique ne pouvaient jamais remplacer les finalités existentielles de l’humain. La lâcheté et la paresse intellectuelle qui nous empêchent aujourd’hui de les repenser sont le signe que nous avons oublié le « nouvel humanisme » que cherchait à penser le rapport Parent ne privilégiant que les aspects économiques et techniques de l’éducation. Nous en sommes donc au cœur d’une « crise de l’humanisme » (C. Gagnon). C’est ce problème qui devrait nous interpeller le plus urgemment.

En clair, un conseil des collèges, s’il doit exister, ne peut pas poursuivre sur la voie de la destitution marchande de l’école. Au contraire, il doit cadrer les moyens afin que les cégeps reprennent en main leur mission et leur destinée. Leur visée n’est pas que professionnelle, mais aussi humaine et sociale.

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