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L’odeur du pari passu excite les vautours

4 juillet 2014

  • Guillaume Hébert

Le 16 juin dernier, l’Argentine a échoué à faire entendre à la Cour suprême des États-Unis un appel de la décision prononcée par un juge new-yorkais dans une affaire qui l’oppose à deux fonds vautours, NML Capital et Aurelius. Ma collègue Julia Posca a déjà parlé de cette affaire dans un billet publié il y a dix-huit mois. Les péripéties des dernières semaines ont suscité de nombreuses spéculations, projections et analyses dans l’univers de la finance. Cette affaire est importante puisqu’elle traite de dette souveraine à une époque où l’endettement public est une préoccupation généralisée. Et dans laquelle les vautours mangent de la dette.

2001, l’Argentine est en faillite. Elle avait pourtant été une « élève modèle du Fonds monétaire international (FMI) » et appliqué à la lettre les diktats ultralibéraux des années 80-90 : « Elle a, en effet, mis en œuvre avec application et persévérance des programmes d’ajustement structurel, gouvernés par trois principes, qui font partie intégrante du “Consensus de Washington” : la flexibilité, l’ouverture de l’économie et le retrait de l’État, réduit à des fonctions régaliennes strictes. » (La documentation française). Mais la prospérité n’était pas au rendez-vous. Au contraire, la seule « grande classe moyenne » de l’Amérique latine a sombré avec l’économie du pays.

L’austérité appliquée par le gouvernement argentin n’a mené nulle part et a rendu le pays dépendant des prêts du FMI jusqu’à ce que celui-ci ferme le robinet. Acculé au pied du mur et devant payer les intérêts d’une dette devenue insoutenable, le gouvernement s’est servi dans les retraites et a limité les retraits bancaires. Le peuple s’est soulevé, le chef d’État s’est enfui en hélicoptère, cinq présidents se sont succédés en dix jours et le pays a fait faillite.

Le choc de 2001 a changé complètement l’horizon politique du pays. Après avoir été l’étudiante modèle, l’Argentine est redevenu une rebelle. Elle s’est repliée avec des politiques plus nationalistes, a restructuré sa dette, a envoyé paître le FMI et a raffermi ses liens avec les gouvernements latino-américains ouvertement anti-impérialistes. Élu dans la tourmente, le président Nestor Kirchner devint un symbole d’intransigeance face aux institutions internationales et depuis « les Kirchner » sont indélogeables à la Casa Rosa, le palais présidentiel. Nestor est mort en 2010, mais son épouse Cristina Kirchner de Fernandez lui a succédé alors qu’un courant politique dit « kichnériste » est désormais une force politique considérable en Argentine. Ce régime politique « réactif » est largement un résultat des politiques d’austérité imposées par la communauté internationale.

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L’une des mesures prises par le gouvernement argentin suite au défaut de paiement de 2001 a consisté à s’entendre avec ses créanciers internationaux afin de restructurer la dette du pays. Il est parvenu à le faire avec 93% des créances. Les détenteurs du 7% de créances restantes ont refusé toute entente de ce genre.

C’est ici qu’atterrissent les vautours. Il s’agit de fonds spéculatifs prêts à toute sorte de manœuvres parfois assez tordues pour réaliser des coups d’argent. Dans ce cas-ci, NML Capital, une entreprise appartenant à Elliott Capital qui elle-même appartient à un milliardaire étasunien, a racheté des titres de dettes de l’Argentine après la faillite de 2001 dans le but de ne faire aucune concession sur les montants devant être remboursés. Bref, on n’a pas affaire à des créanciers lésés, mais bien à des spéculateurs ayant échafaudé une stratégie pour coincer l’Argentine dans un tribunal aux États-Unis. Elliott a racheté 222 M$ en dettes pour la somme de 48 M$. Le juge Thomas Griesa de la cour de New York a ordonné le paiement des 222 M$ plus les intérêts, soit…. 1,3 G$.

Mis à part le temps qu’on y a consumé, ce pari risqué a plutôt fonctionné pour les vautours puisqu’ils ont obtenu une série de gains devant les tribunaux étasuniens. Pour ce faire, ils ont invoqué le principe du « pari passu », expression latine qui fait référence au « traitement égal ». En vertu de ce principe, les investisseurs doivent tous être remboursés de la même façon suite à une faillite. On ne pourrait choisir par exemple de rembourser le créancier X, puis Z, puis Y, s’il reste de l’argent. Il faudrait rembourser X, Y, Z simultanément et de façon proportionnelle à leur créance (si l’odeur de pari passu vous excite vous aussi, voici le récit de la saga Argentina vs Elliot en 65 textes sur le site du Financial Times).

Par conséquent, si l’Argentine verse 1,3 G$ aux fonds vautours, elle pourrait se retrouver à verser des dizaines de milliards de dollars aux autres créanciers avec lesquels elle s’était entendue au fil des ans. En d’autres termes, l’Argentine pourrait à nouveau se retrouver en faillite.

L’Argentine s’est adressée à la Cour suprême des États-Unis pour tenter de casser le jugement de la cour new-yorkaise. Après un an d’attente, la Cour suprême a décidé de ne pas entendre la cause, une décision que certains interprètent comme la preuve qu’elle y a vu une chaude devant l’ampleur des enjeux. La Cour a néanmoins déterminé que si les créanciers ne pouvaient s’en prendre aux propriétés non-commerciales de la République argentine aux États-Unis, qu’ils pouvaient le faire à l’étranger. C’est donc potentiellement un feu vert donné aux hedges funds comme NML Capital de se rembourser en saisissant l’avion présidentiel, un vaisseau argentin amarré au Ghana ou encore un kiosque avec des livres de Borges et de Cortázar au salon du livre de Frankfurt. On a dit fonds vautours, et ce n’est pas pour rien…

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Le pari passu est un terme juridique qui cache une longue et riche histoire, souvent liée à celle de l’Amérique latine d’ailleurs.

Ce n’est pas la première fois que NML Capital cherche à faire plier un État souverain. Il y était même parvenu à la fin des années 90 avec le Pérou. Il avait racheté 11 M$ de la dette de ce pays avant de réussir à se faire rembourser 58 M$ par l’État péruvien.

Plus incroyable encore est l’histoire de la famille Martínez del Río qui a racheté au Mexique en 1856 de la dette de l’État de Grande Colombie (qui comprenait le Venezuela, la Colombie, l’Équateur et le Panama actuel). Ce pays avait non seulement été en défaut de paiement sur sa dette, mais il avait été dissous en 1830! Quant à la famille Martínez del Río, après s’être rangée dans le camp de Napoléon III, elle a elle-même été acculée à la banqueroute durant la guerre franco-mexicaine des années 1860. Ils auraient dû consulter un conseiller financier avant de faire ces placements étranges? Pas forcément, puisque la famille Martínez del Río s’est montrée patiente et elle a fait agir la magie du pari passu dans la foulée d’un traité signé plus tard par les États-Unis en …1902. Dans le cadre de ce traité, c’est finalement le Venezuela qui remboursa la dette contractée près d’un siècle plus tôt par un pays qui n’existait plus auprès d’un autre qui avait vendu ce titre de dette depuis belle lurette.

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L’Argentine peut compter sur de nombreux appuis politiques dans cette bataille contre des fonds vautours. Plusieurs pays latino-américains ont dénoncé tambour battant que des tribunaux aux États-Unis puissent rendre ainsi des jugements favorables à des fonds spéculatifs aux dépens d’États souverains. Toutefois, l’appui dépasse largement la « gauche » de la communauté internationale avec des institutions internationales telles que le FMI et la Banque mondiale. L’Organisation des États américains (OEA) a également voté un appui à l’Argentine sans toutefois celui des États-Unis et du Canada.

Les implications d’une victoire de NML Capital pourraient s’avérer profondes et remettre en question certains fondements de la souveraineté politique des États, comme le mentionne cet extrait d’un article sur Bloomberg :

Were these important decisions correct legally, financially and internationally? The court’s refusal to hear Argentina’s appeal in the underlying bond case is legally surprising, financially worrisome, and internationally questionable. Consider that the general view among international lawyers and financial professionals is that countries have an inherent sovereign right to default on their debts whenever they feel like it – provided they are willing to pay the market price of increased cost of capital future. This right to stiff your creditors goes back at least to the Middle Ages. It’s grounded not in morality, but in the raw power of the sovereign and the wish of the international community — made up of other sovereigns – to recognize that power reciprocally.

En d’autres mots, il s’agirait d’une (nouvelle) remise en question du pouvoir de l’État vis-à-vis des compagnies et des investisseurs. Et cette possibilité inquiète un certain nombre d’analystes de la finance puisque si ce capitalisme financier se soucie bien peu du chaos social que peut générer un plan d’austérité dans une population, ces milieux ne font pas nécessairement preuve de la même désinvolture lorsque c’est leur univers immédiat qu’on risque de déstabiliser .

Le chroniqueur Martin Wolf du Financial Post s’est prononcé dans un texte éloquent qui évoque les origines du principe de faillite. Il rappelle l’aisance avec laquelle les entreprises étasuniennes s’en prévalent et critique l’inflexibilité du pari passu. Wolf écrit même que le cas argentin n’est rien de moins que de « l’extorsion supportée par la justice étasunienne ». Les mots sont lourds.

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Après avoir tenté d’esquiver le jugement Griesa en faisant à son tour quelques manœuvres judiciaires, l’Argentine a jusqu’à la fin du mois de juillet pour trouver une nouvelle entente avec les fonds vautours faute de quoi elle pourrait se retrouver en défaut de paiement technique.

L’impact de cette affaire pourrait être important tant dans l’économie financière que dans l’économie réelle. Avec la dette publique que les États occidentaux se sont infligés pour sauver leurs banquiers, on pourrait sentir l’odeur du pari passu avant longtemps dans l’hémisphère nord. Quant à l’austérité, non seulement elle ne peut pas continuellement se faire sans affecter les services à la population, l’histoire récente de l’Argentine nous indique aussi qu’elle ne peut pas continuellement se faire sans provoquer de sérieuses crises politiques.

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