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Quel modèle de développement pour le Quartier chinois de Montréal? Analyse socioéconomique d’un quartier à la croisée des chemins

19 mai 2023

Lecture

88min


On observe partout en Amérique du Nord un déclin des quartiers chinois. Celui de Montréal ne fait pas exception. Ce déclin s’explique par une crise du modèle de développement actuel du quartier, hérité du XXe siècle. Dans ce contexte de fragilité, tant les membres de la communauté chinoise que diverses instances publiques s’interrogent sur les solutions qui permettraient de renouveler le modèle de développement du Quartier chinois de Montréal dans une perspective d’inclusion, de préservation et de vitalité. Ce document entend contribuer à cette réflexion en présentant les facteurs concourant au déclin du quartier et en identifiant des leviers pouvant contribuer à un modèle de développement renouvelé du Quartier chinois de Montréal.

Table des matières

Introduction

Cette étude s’inscrit dans le cadre de démarches amorcées en 2019 par des membres de la communauté du Quartier chinois de Montréal. À la suite de projets de développement immobilier dans le quartier, le groupe Les Chinois progressistes du Québec a lancé une pétition soulignant les manières dont le racisme systémique a entravé et entrave encore aujourd’hui le développement social, culturel et économique du quartier. Cette pétition demandait à la Ville de Montréal de fournir un soutien à un processus de consultation transparent permettant de concevoir un plan de développement pour le quartier, dont les actrices et acteurs seraient sa communauté elle-même.

Cette mobilisation a débouché sur une attention politique nouvelle accordée au Quartier chinois, de même que sur une collaboration entre ses acteurs et l’arrondissement Ville-Marie. Dans la foulée de cette démarche, différentes instances ont produit les rapports suivants :

Janvier 2020 
Rapport synthèse des besoins et des attentes de la communauté, Quartier chinois
Centre d’écologie urbaine de Montréal 

Mars 2021 
Quartiers chinois d’Amérique du Nord : Recherche sur les meilleures pratiques de revitalisation
Centre d’écologie urbaine de Montréal

Juin 2021
Plan d’action 2021-2026 pour le développement du Quartier chinois
Arrondissement Ville-Marie

Décembre 2021
Étude de l’évolution historique et caractérisation du Quartier chinois
Luce Lafontaine Architectes

Juillet 2022
Étude de la structure commerciale du Quartier chinois
Groupe Altus

Octobre 2022 
Rapport de consultation publique Quartier chinois
Office de consultation publique de Montréal

Ces rapports de recherche et de consultation ont contribué à faire reconnaître les besoins particuliers du Quartier chinois et ont souligné la nécessité de préserver ses spécificités historiques et culturelles. Plus précisément, la première consultation auprès de la communauté du quartier, réalisée par le Centre d’écologie urbaine de Montréal (CEUM), a permis à l’arrondissement Ville-Marie d’établir un premier plan d’action. La recherche comparative du CEUM sur les processus inclusifs de planification a affirmé la volonté d’inclure la communauté du quartier dans la réflexion sur son développement et sa mise en œuvre. L’étude historique de l’architecture du quartier ainsi que la consultation de grande envergure de l’Office de consultation publique de Montréal dans le cadre de la révision de la carte du patrimoine bâti, des hauteurs et de la densité ont quant à elles contribué à doter le Quartier chinois de certains moyens réglementaires fondamentaux pour la protection de son patrimoine matériel, dont une diminution considérable de la hauteur permise pour les constructions dans le cœur historique du quartier.

Maintenant que le cadre bâti du quartier fait l’objet d’une régulation qui tend à le prémunir contre la spéculation immobilière et la disparition de certains éléments de son histoire, une approche intégrale doit désormais combiner ces préoccupations à l’égard de l’infrastructure matérielle avec celles concernant le patrimoine vivant ou immatériel du quartier. Autrement dit, il faut planifier les voies à suivre pour un développement qui permette d’assurer la préservation et l’épanouissement non seulement des dimensions physiques du quartier (ex. : ses bâtiments les plus anciens), mais aussi de sa communauté actuelle, incluant son histoire d’immigration, sa culture et ses caractéristiques sociales. Le présent rapport apporte des considérations importantes à cette fin. Il mobilise pour ce faire le concept de « modèle de développement socioéconomique ». Ce concept, défini dans les pages qui suivent, implique de s’intéresser à la fois aux dimensions économiques, sociales, culturelles et historiques pour comprendre les problèmes auxquels le quartier fait face et y apporter des solutions.

Qui compose la communauté du Quartier chinois ?

When I go to Vancouver, I gotta go to Chinatown. Just to see.

The main reason we come down to Chinatown, is for, you know, Chinatown !

Dans ce rapport, la communauté du Quartier chinois désigne non seulement les personnes qui y résident, les propriétaires fonciers et les travailleuses et travailleurs, mais également les gens de toutes origines investis dans son rayonnement, soit parce qu’ils y ont passé une partie de leur vie, parce qu’ils y retrouvent un sentiment d’appartenance ou parce qu’ils valorisent la diversité culturelle résident·e·s du week-end*. Cette définition s’appuie à la fois sur les données tirées des entretiens et sur la littérature en études urbaines, qui ont montré que, même lorsque des membres de la population immigrante ayant forgé l’identité d’un quartier n’y résident plus, le quartier demeure un lieu de ressources et d’ancrage important pour ces personnes « des » quartiers chinois, puisque, souvent, leurs membres se sentent liés et cultivent des liens avec des quartiers chinois d’autres métropoles nord-américaines. L’idée de « communauté » ne renvoie donc pas à un ensemble homogène, le quartier étant traversé, comme toute communauté, par des intérêts divergents et des dissensus.

* Expression empruntée au professeur Andrew Leong, Université du Massachusetts, à Boston.

À la suite de la présentation de la méthodologie, la première section de l’étude définit ce qu’est un modèle de développement socioéconomique et dresse un aperçu historique des divers modèles de développement du Quartier chinois depuis sa fondation. La seconde section décrit les facteurs et les indices du déclin actuel du quartier. Une troisième section discute ensuite des bases sur lesquelles pourrait s’appuyer un modèle de développement renouvelé. La quatrième section présente des outils qui permettraient de renforcer ces bases et de favoriser un développement par et pour la communauté. Enfin, nous concluons ce rapport en formulant des recommandations pour l’avenir du Quartier chinois de Montréal.

Méthodologie

Cette recherche s’appuie à la fois sur des méthodes qualitatives et quantitatives. Des entretiens réalisés auprès de membres de la communauté du Quartier chinois ainsi que l’étude de sa dynamique foncière ont été les deux méthodes principales auxquelles nous avons eu recours. Les méthodes suivantes ont été utilisées en complément : recherche documentaire comparative à partir de la littérature scientifique en géographie et en urbanisme ainsi que de rapports produits sur d’autres quartiers chinois d’Amérique du Nord ; analyse des politiques et des outils urbanistiques mis en place par les différents ordres de gouvernement et mise à jour des statistiques démographiques.

Voici un bref résumé de chacune des méthodes mobilisées et de leur contribution à la recherche.

Entretiens qualitatifs : Un total de 18 entretiens ont été réalisés auprès d’actrices et d’acteurs du Quartier chinois qui n’avaient, pour la plupart, pas participé jusqu’à présent aux démarches consultatives. Grâce à la collaboration de membres de la communauté et de la Table ronde du Quartier chinois, nous avons été en mesure de rencontrer des personnes clés du quartier, représentant différents usages et des intérêts variés, incluant six personnes impliquées dans les associations familiales, deux personnes ayant conduit des affaires ou possédé des immeubles dans le quartier, trois jeunes entrepreneur·e·s de différents types (nouveau commerce asiatique, commerce non asiatique et entreprise multigénérationnelle), deux propriétaires d’entreprise familiale sans relève, quatre personnes de deuxième ou de troisième génération d’immigration asiatique soucieuses du rayonnement du quartier et, finalement, un nouvel organisme issu des mobilisations récentes. Ces actrices et acteurs, en plus d’avoir à cœur l’avenir du Quartier chinois, ont une expérience et une connaissance du quartier et de son histoire qui se sont révélées une source d’informations importante. En tant que parties prenantes du quartier, ces acteurs et actrices sont susceptibles de collaborer à la formation de nouveaux projets de développement inclusif et aux processus décisionnels communautaires du quartier. Les entretiens ont été menés en leur posant des questions ouvertes sur leur histoire personnelle, sur leur perception des changements dans le quartier et de leurs conséquences, sur les difficultés et les besoins propres à leur situation ainsi que sur leur vision du développement à venir. En plus de mener ces entretiens semi-dirigés, nous avons pris part aux activités suivantes : visite historique du Quartier chinois destinée à des représentant·e·s de l’arrondissement Ville-Marie (juillet 2022) ; assemblée générale de fondation de la Table ronde du Quartier chinois (juillet 2022) ; présentation à la communauté du bilan de la première année du Plan d’action 2021-2026 par l’arrondissement Ville-Marie (novembre 2022) ; première du film Big Fight in Little Chinatown, de Karen Cho (novembre 2022) ; festivités du Nouvel An chinois (janvier 2023).

Analyse de la dynamique foncière du Quartier chinois : La dynamique foncière du quartier a été documentée à partir du Registre foncier du Québec, du Rôle d’évaluation foncière de Montréal et du Registraire des entreprises du Québec. Les données sur l’origine ethnique des propriétaires, l’année de construction, le régime de propriété, les taxes et l’historique de ventes des terrains et des immeubles ont, entre autres, contribué à déterminer le niveau de gentrification dans le quartier, à identifier des problèmes précis et à évaluer les occasions de reprise en main par la communauté1. Le territoire couvert pour cette analyse correspond au boulevard Saint-Laurent et à la rue Clark entre le boulevard René-Lévesque et l’avenue Viger, à la rue de la Gauchetière entre les rues Saint-Urbain et Saint-Dominique, et à ce qui est surnommé le « bloc historique » du Quartier chinois, c’est-à-dire le quadrilatère dont les bâtiments datant du XIXe siècle ont désormais un statut patrimonial.

Recherche documentaire comparative : Nous avons consulté et analysé la littérature existante en études urbaines, notamment sur les quartiers urbains centraux et la gentrification, de même que les recherches (publiques ou partenariales) produites sur d’autres quartiers chinois en Amérique du Nord. D’une part, cela nous a permis d’élaborer la méthodologie et de situer les résultats propres au Quartier chinois de Montréal à l’aide de constats éprouvés ailleurs. D’autre part, cette recherche comparative a servi à départager les avenues prometteuses des voies à éviter, de même qu’à recenser les pistes de solutions praticables.

Analyse des politiques : Nous avons documenté et analysé les politiques et les règlements urbanistiques pouvant constituer des freins à la spéculation immobilière ou des leviers de développement inclusif selon leurs capacités et leurs limites. Cette analyse inclut les politiques et les règlements existants à Montréal, mais aussi des mesures ayant été mises en place ailleurs en Amérique du Nord dans le cadre de situations comparables.

Mise à jour statistique : Finalement, le portrait sociodémographique de la population résidente du quartier a été actualisé à partir des données du plus récent recensement de Statistique Canada. L’objectif était de repérer les tendances de transformation ou de continuité par rapport aux données du recensement précédent. Nous avons retenu trois aires de diffusion de Statistique Canada, qui ne correspondent pas exactement aux frontières géographiques du quartier (ni aux frontières des récentes années, ni à celles modifiées par la révision du plan d’urbanisme), mais qui donnent tout de même un aperçu de l’évolution de celui-ci.

Chapitre 1:  L’histoire du Quartier chinois sous l’angle de ses modèles de développement

Le terme « modèle de développement » se définit comme la manière dont une communauté s’organise pour répondre aux besoins et aux aspirations de ses membres2. L’histoire du Quartier chinois est à cet égard unique, puisque la genèse de son modèle de développement est le fait d’un processus de racisme et d’exclusion, durant lequel la communauté immigrante chinoise du début du XXe siècle, alors rejetée du marché de l’emploi, de l’habitation et de l’espace public en général, a été forcée de se doter de sa propre économie, de ses lieux de socialisation et d’habitation ainsi que d’institutions locales. Le dénommé « Quartier chinois » est le modèle de développement d’une communauté marginalisée et carrément mise au ban de la société. En somme, contrairement à une critique fréquente formulée à l’encontre des communautés immigrantes selon lesquelles celles-ci opteraient d’elles-mêmes pour une forme de ghettoïsation, l’histoire du Quartier chinois montre comment la création d’un quartier associé à une communauté particulière peut être un acte de survie dans une société d’accueil exclusive3.

En revisitant brièvement l’histoire économique et sociale du quartier, nous contextualisons et identifions les différents leviers de développement historiques du quartier, en plus de raconter une histoire méconnue qui met en lumière un contexte généralisé de politiques publiques racistes et discriminatoires établies par les trois ordres de gouvernement.

Ce portrait donne à voir deux modèles de développement historiques : le modèle de la survivance et celui de l’essor enclavé. À notre époque, le défi du quartier consiste à définir un troisième modèle de développement à partir des leviers économiques, sociaux et patrimoniaux hérités, ainsi que de nouveaux leviers à bâtir.

Modèle de développement de la survivance (1877-1946)

Laundry at that time, my god, my father was charging 10 cents for a shirt.

Le président d’une association familiale

Le premier modèle de développement que se donne la communauté est celui de la survivance. C’est l’approche qui correspond au processus de fondation de l’ensemble des quartiers chinois d’Amérique du Nord. Au tournant du XXe siècle, la communauté immigrante chinoise, dont la grande majorité des membres ne maîtrisaient ni le français ni l’anglais, se retrouve exclue de l’espace public et se réunit graduellement dans le faubourg Saint-Laurent4. C’est à ce moment que sont jetées les bases des premiers leviers de développement de la communauté. Sur le plan économique, le métier de buandier prédomine. Les Cantonais·es de Montréal investissent à ce moment le marché peu occupé de la buanderie légère à la main, destinée principalement aux particuliers. Malgré les nombreuses difficultés qu’elle présente, l’ouverture d’un commerce est alors le seul mode de subsistance viable pour la communauté dans un contexte où le racisme à l’embauche est tel qu’à compétence égale, un ouvrier chinois reçoit un salaire deux fois moindre qu’un ouvrier blanc5. Ouvrir une buanderie permettait de jumeler l’habitation à l’activité commerciale, celle-ci étant par ailleurs l’un des seuls commerces accessibles en raison d’obstacles multiples qui restreignaient l’horizon entrepreneurial de la communauté immigrante chinoise6. Sur le plan institutionnel, culturel et social, des associations familiales, des clubs, des lieux de culte et des partis politiques sont alors fondés.

C’est à cette époque que la communauté se donne ses premiers leviers de développement pour fonder le Quartier chinois. Le principal legs de cette époque est l’accès au sol, que la communauté utilise dès lors selon un modèle qui subsiste aujourd’hui. Ainsi, des immeubles de trois à quatre étages sont acquis, dont le premier étage sert à l’activité commerciale et les étages supérieurs abritent des logements ou des locaux pour regroupements associatifs. Cet accès au sol et son utilisation commerciale, sociale et résidentielle ont été jalonnés d’obstacles posés par des législations discriminatoires qui avaient pour objectif implicite ou explicite de nuire à l’établissement d’une communauté chinoise en Amérique du Nord. Au fédéral, une taxe d’entrée prévoyait la perception d’une somme pour chaque immigrant·e chinois·e. À son sommet, à partir de l’année 1903, la taxe était de 500 $ par personne, une somme considérable à l’époque et qui, en dollars d’aujourd’hui, représente plus de 15 000 $7. En plus de faire obstacle aux réunifications familiales, cette barrière tarifaire faisait porter un poids supplémentaire à l’essor économique de la communauté chinoise. Au provincial, le gouvernement a imposé en 1915 une taxe de 50 $ aux blanchisseurs à la main, suivant un règlement municipal similaire voté durant la décennie 1890 à Montréal8. Cette taxe de 50 $ était normalement appliquée à des commerces « de première classe », soit des restaurants et des commerces de luxe, et non des buanderies artisanales. En effet, les blanchisseries cantonaises auraient dû figurer dans la catégorie de commerces tels que les boulangeries, épiceries ou laiteries qui s’acquittaient d’une charge oscillant entre seulement 5 et 8 $9. En mars 1900, 71 buandiers cantonais ont subi un procès pour avoir refusé de payer la taxe, et 10 d’entre eux se sont retrouvés en prison pour avoir refusé de payer l’amende encourue. En 1913, un blanchisseur touchait 12 $ de revenus bruts en une semaine de 80 heures. Les taxes municipale et provinciale cumulées, à 100 $, représentaient ainsi l’équivalent d’environ deux mois de travail très intense10.

Le 1er juillet 1923, le gouvernement fédéral vote de surcroît l’acte d’exclusion. Cette loi, demeurée en vigueur jusqu’en 1946, interdisait à toute fin pratique l’immigration chinoise au Canada. Les politiques racistes précédentes n’ayant pas eu les effets dissuasifs souhaités – la communauté chinoise ayant surmonté ces obstacles économiques grâce notamment aux lieux d’entraide et de solidarité qu’offrait le Quartier chinois –, les autorités optèrent pour une approche discriminatoire encore plus draconienne.

Rapidement, le levier primordial de l’accès au sol, qui avait été vital pour la communauté chinoise au cœur de ce qui deviendrait le centre-ville de Montréal, se trouve considérablement réduit, comme nous le verrons dans la prochaine section.

Modèle de développement de l’essor enclavé (de 1946 à nos jours)

It was very difficult when the family received the notice.

Au tournant des années 1950, le métier de blanchisseur décline progressivement dans le quartier. Les blanchisseurs cantonais, contrairement aux autres blanchisseurs de Montréal, n’avaient pas accès au capital nécessaire pour investir dans la nouvelle machinerie, en développement à partir des années 1930. Également, l’acte d’exclusion empêchait l’immigration chinoise au Canada, ce qui signifiait une perte d’accès à une relève pour les blanchisseurs cantonais alors vieillissants11. Or, le commerce de la blanchisserie avait servi de tremplin vers d’autres activités, notamment dans le secteur de l’alimentation, dans lequel la communauté avait très tôt investi. Par exemple, une personne interviewée a expliqué qu’après avoir détenu une blanchisserie, ses parents ont ouvert une épicerie sur la rue de la Gauchetière. À ce moment, l’activité économique de la communauté chinoise s’articule principalement autour des secteurs de l’alimentation et de la manufacture légère. Deux manufactures se trouvent en effet au cœur du quartier : Wing’s Noodle et Les Aliments Wong Wing, toutes deux établies à partir des années 1940. Ces deux entreprises familiales se sont largement impliquées dans la communauté, jusqu’à prendre part explicitement à la lutte contre la discrimination. Une personne ayant dirigé l’une de ces entreprises raconte :

My brother was one of the founders of the Chinese Family Service […] at that time, we tried very hard to help the people coming in so they could assimilate to Quebec society. There was nobody to help them, so we needed an organization like the Chinese Family Service, to give them some aid, to show them how to fill out papers, file their income tax, all these things that for the average person, like a French person, wanting to have a job it was nothing, just give them the papers and they could complete them. But it wasn’t only for our benefit, we were doing it for them and the children that they were having, so they could go to school and be assimilated into Quebec society. We had a concentration on trying to help our people, and maybe in some ways it wasn’t right, but the Asian always got preference for jobs. People might say it’s a form of discrimination, but we looked at it as helping.

Durant l’après-guerre, certains règlements et politiques d’immigration sont abandonnés, mais les ressorts économiques et sociaux sur lesquels s’appuie le développement de la communauté chinoise font face à une nouvelle forme de contraintes : les grands projets d’infrastructures qui enclavent, voire traversent le Quartier chinois. Dans ces années, des constructions telles que le boulevard René-Lévesque (1954), l’édifice Jean-Lesage (siège social d’Hydro-Québec, 1962), l’autoroute Ville-Marie (1965), le Complexe Desjardins (1976) et le Complexe Guy-Favreau (1984) sont érigées, de sorte qu’au terme des années 1970, le quartier voit sa superficie amputée des deux tiers12. En 1981, le Centre uni de la communauté chinoise de Montréal est fondé et se mobilise contre un énième projet d’infrastructure, l’élargissement de la rue Saint-Urbain. Ce projet aurait cette fois emporté le siège de l’Association familiale Lee Lung Sai Tong, situé au coin des rues de la Gauchetière Ouest et Saint-Urbain13. La communauté remporte cette bataille et parvient ainsi à préserver l’édifice de l’association, une mince consolation compte tenu des multiples lieux démolis durant cette période, dont la manufacture des Aliments Wong Wing, un pilier social et économique du Quartier chinois.

Le tableau 1 dresse une liste non exhaustive des lieux et des institutions du quartier démolis durant cette « période noire du Quartier chinois »14.

On peut ainsi décrire ce modèle de développement comme un « essor enclavé », au sens où, si le quartier et ses membres ont pu améliorer leur sort et échapper à la survivance, le tout s’est néanmoins déroulé dans un contexte marqué par de nouveaux obstacles de taille qui ont enclavé géographiquement le quartier, diminué son accès au sol et causé la perte de plusieurs de ses institutions socioéconomiques importantes, parmi lesquelles on compte des lieux de culte, d’éducation, d’habitation, de socialisation, de mémoire et de travail.

Ce modèle de développement, dont les ressorts principaux sont une gouvernance communautaire assurée par des institutions propres au quartier, une économie de petites entreprises familiales souvent multigénérationnelles, des personnes qui habitent le quartier ou qui y conservent un lien fort d’attachement, est aujourd’hui en déclin.

Entre transformation et disparition

L’histoire du Quartier chinois et de sa communauté montre comment des générations successives ont créé des instruments de survie et d’émancipation qui ont été transmis aux générations suivantes. Or, ce processus de transmission intergénérationnel se déroule actuellement dans un contexte de déclin, de sorte que, sans intervention ou concertation, certains leviers du quartier, tels que l’accès au sol (levier foncier), ou ses divers patrimoines vivants pourraient échapper à la communauté ou simplement disparaître. Cette disparition pourrait laisser place à d’autres types de développement qui serviraient les intérêts d’autres acteurs. Ultimement, comme ce fut le cas pour certains quartiers chinois d’Amérique du Nord, dont celui de la ville de Québec, la transformation pourrait être telle que le quartier ne soit plus en mesure de produire et de reproduire les leviers de développement qui lui sont constitutifs.

La prochaine section décrit les facteurs et les indices de déclin du modèle de développement actuel du quartier, afin d’en montrer la transformation en cours et de préfigurer des pistes de solutions.

Chapitre 2 : Le modèle de développement de l’essor enclavé : indices et facteurs de déclin

L’écosystème du Quartier chinois en ce moment est extrêmement fragile.
Un membre d’une association familiale

Cette section décrit sept facteurs et indices de déclin, dont nous introduisons la présentation par une mise à jour sociodémographique du quartier basée sur les données du dernier recensement. Ces données permettent de constater une diminution de la représentation des résident·e·s d’origine chinoise dans le quartier, ce qui contextualise les facteurs de déclin.

Mise à jour sociodémographique

La comparaison des recensements de 2016 et de 2021 présente à la fois des continuités et des transformations importantes. D’abord, le Quartier chinois continue d’être habité par des personnes âgées, dans une proportion plus importante que la moyenne montréalaise. Ce constat s’applique particulièrement aux femmes âgées de 85 ans et plus, qui représentent environ 5 % de la population recensée alors que la moyenne montréalaise avoisine plutôt 2 %.

Le quartier continue d’être une voie d’entrée pour la population immigrante : le nombre total d’arrivées récentes s’est maintenu à un niveau semblable sur cinq ans. La composition de cette population s’est modifiée, mais demeure à majorité asiatique.

Sur le plan des transformations, les diminutions sur cinq ans du nombre de personnes parlant une langue chinoise (-9,8 %), du taux de personnes ne maîtrisant ni l’anglais ni le français (-6,2 %) ainsi que de l’utilisation d’une langue chinoise à la maison (-8,9 %) sont marquées. Également, on peut observer une forte augmentation de personnes ayant des revenus supérieurs à 100 000 $.

Ce portrait statistique donne à voir une trajectoire de transformation de la population résidente, qui se diversifie sur le plan de l’origine ethnique et tend à accueillir des ménages plus fortunés. Cette dynamique peut être mise en relation avec les facteurs de déclin décrits plus bas, les modèles de développement du quartier s’étant historiquement construits au sein d’une population plus homogène, à majorité ouvrière sur le plan socioéconomique, et cantonaise et asiatique sur le plan de l’origine ethnique. Ainsi, un renouvellement dit inclusif du modèle de développement du quartier doit permettre aux populations issues de la diversité et aux ménages moins nantis d’y habiter.

La perte d’exclusivité

Jusqu’à la fin du XXe siècle, le Quartier chinois de Montréal est demeuré le lieu principal de concentration et d’offre de produits et de services culturels asiatiques. Dans les 30 dernières années, l’offre de produits culturels asiatiques dans la grande région de Montréal s’est agrandie. En 1995, l’épicerie Marché Oriental a ouvert ses portes au coin des rues Jean-Talon et Saint-Denis, à proximité du marché Jean-Talon. Près de l’Université Concordia, un nouveau pôle d’offre de produits culturels asiatiques – surnommé le « deuxième Quartier chinois » – s’est développé. Cette évolution marque à la fois un rayonnement accru des cultures asiatiques et l’apparition d’une logique de concurrence. À Brossard, où un quartier chinois/panasiatique est bien établi, 8,1 % de la population parlait une langue chinoise à la maison en 1996. Vingt-cinq ans plus tard, en 2021, ce taux atteignait 13 %15. Aujourd’hui, on retrouve dans presque tous les quartiers montréalais des restaurants et des épiceries asiatiques. En décembre 2022, la plus grande chaîne d’épiceries asiatiques au Canada, T&T, ouvrait par ailleurs sa première succursale au Québec, dans l’arrondissement Saint-Laurent. Il s’agit de la plus grande épicerie de cette chaîne au Canada, qui en compte plus de 30 et qui est la propriété du groupe Loblaw16.

En plus de cette perte d’exclusivité, des influenceurs et influenceuses culinaires d’origine asiatique ont souligné lors des entretiens l’offre alimentaire peu diversifiée du Quartier chinois. Selon ces personnes, l’offre s’est figée dans le temps. L’accès aux nouvelles tendances culinaires est plutôt développé dans d’autres quartiers de Montréal et dans les villes environnantes, comme aux environs de l’Université Concordia et à Brossard, et moins dans le Quartier chinois. C’est ainsi que l’exprime l’une de ces personnes rencontrées :

[…] le problème du Quartier chinois, c’est que l’offre a stagné. C’est toujours la même bouffe que je mangeais quand j’étais petite. C’est un bon souvenir, mais avec la mondialisation, on découvre beaucoup plus d’autres goûts et on ne veut pas manger la même chose. T’sais, goûter, découvrir.

Une autre personne rencontrée ajoute :

Dans le temps je dirais, il n’y avait pas beaucoup de noyaux asiatiques. Trouver des épiceries, comme tu vois de nos jours, asiatiques, pis je dis « asiatiques » parce que c’est pan-Asie, il n’y en avait pas. Il y avait quelques boutiques, il y avait quelques items, mais il n’y avait pas de places spécifiques pour ça. Le Quartier chinois, c’était la place, parce que les grands importateurs, ils avaient développé le réseau pour importer des produits, et ils faisaient des produits là aussi. Il y avait des produits là qu’on ne pouvait pas trouver ailleurs.

Les entrevues permettent de dégager des rapports générationnels différents à la culture culinaire, les plus vieilles générations tendant à affectionner les plats traditionnels cantonais adaptés à l’Amérique du Nord, tandis que les plus jeunes générations sont friandes des nouveautés culinaires développées partout en Asie.

Néanmoins, les nouveaux pôles asiatiques ne sont pas assimilables au terme « quartier chinois », qui renvoie à une histoire sociale de lutte et de solidarité particulière dépassant la seule dimension de l’offre culinaire. Une jeune personne d’origine asiatique rencontrée lors des célébrations du Nouvel An du lapin d’eau, en 2023, a en ce sens utilisé le terme « fake Chinatown » pour désigner le pôle asiatique de Concordia et souligner l’importance de la spécificité sociale du Quartier chinois à titre de porte d’entrée historique pour des communautés immigrantes.

Professionnalisation de la communauté

La population du Quartier chinois de Montréal, tout comme celle de l’ensemble des quartiers chinois d’Amérique du Nord, appartenait historiquement à une classe majoritairement ouvrière et allophone. Une forte proportion des membres des générations qui ont suivi les générations fondatrices et qui sont né·e·s dans la seconde moitié du XXe siècle ont un niveau d’éducation élevé, maîtrisent les deux langues officielles, occupent des emplois de pointe et habitent à l’extérieur du quartier, dans la région de Montréal ou ailleurs au Canada ou aux États-Unis. L’ascension sociale d’une partie de la communauté qui parvient à améliorer ses conditions de vie est paradoxalement une cause de déclin pour le quartier sur lequel s’est appuyé cet essor. En effet, les associations familiales peinent aujourd’hui à attirer les nouvelles générations, puisque celles-ci n’éprouvent pas les mêmes difficultés d’insertion socioprofessionnelle que leurs aïeux. C’est ce que souligne un résident du quartier impliqué dans les associations familiales : « Today, everybody speaks the language so the need for the family associations is no more. » De façon similaire, plusieurs commerçant·e·s peinent à trouver de la relève, leurs enfants ayant choisi d’exercer un autre métier. Pour une personne immigrante de deuxième génération rencontrée, la professionnalisation est en fait encouragée par les parents : « Even the parents do not actually want you to work in the restaurant […] They want you to be a lawyer. » Malgré ce contexte, le portrait sociodémographique du quartier montre que celui-ci demeure une voie d’entrée privilégiée par les personnes immigrantes, principalement d’origine asiatique, mais également magrébine ou latino-américaine.

Pandémie, racisme anti-asiatique, vandalisme et pénurie de main-d’œuvre

Si la pandémie et les confinements ont affecté la plupart des commerces du Québec, ceux du Quartier chinois ont dû faire face en plus à une recrudescence de la haine anti-asiatique. Dans les entrevues, nous avons recueilli plusieurs témoignages de vandalisme perpétré contre des commerces asiatiques situés dans le Quartier chinois et ailleurs sur l’île de Montréal. Cette vague de haine s’est estompée avec l’atténuation apparente de la pandémie, mais les contrecoups commerciaux et sociaux sont encore ressentis par des personnes rencontrées.

La question de la rareté de la main-d’œuvre a également été mentionnée dans les entretiens à titre d’obstacle supplémentaire auquel font face les commerces du quartier.

Les locaux et les terrains vacants

Comme l’a relevé l’Étude de la structure commerciale du Quartier chinois, le taux de vacance commercial du quartier – 17 % de la superficie et 21 % des locaux – est parmi les plus élevés de la ville de Montréal. Ce taux est considérablement au-dessus de la moyenne de la ville centrale, qui n’est que de 10,7 % de la superficie17.

Parmi les explications offertes par les personnes du quartier, on retrouve une variété de facteurs : le manque de relève dû à la professionnalisation des nouvelles générations, la gestion parfois compliquée du zonage mixte (résidentiel et commercial) selon les étages et selon les bâtiments, un petit bassin démographique de résident·e·s affectant négativement l’économie locale, la peur d’investir dans le quartier du fait qu’il apparaît abandonné par les instances publiques et la raréfaction de propriétaires possédant à la fois l’immeuble et le commerce qui y est exploité. En conséquence, les propriétaires ont moins de motifs et d’incitatifs pour investir ou trouver une vocation à leurs immeubles. Étant pour la plupart âgées, ces personnes paient simplement les taxes foncières dans l’attente d’effectuer la passation à leurs enfants.

Les secteurs avec beaucoup d’espaces vacants désinvestis annoncent la venue potentielle de promoteurs immobiliers qui peuvent tirer profit de leur sous-évaluation en y construisant des bâtiments neufs. La spéculation est par ailleurs susceptible de plomber plus avant le développement du quartier puisque des promoteurs peuvent être tentés de laisser à l’abandon des lots achetés en attendant que leur valeur marchande augmente considérablement. Deux terrains vacants situés dans des emplacements stratégiques du Quartier chinois sont d’ailleurs dans cette situation depuis plus de dix ans : l’un se trouve à l’angle des boulevards Saint-Laurent et René-Lévesque, et l’autre au coin de Saint-Laurent et de la rue de la Gauchetière.

Alors que le terrain situé au coin du boulevard Saint-Laurent et de la rue de la Gauchetière est vacant depuis au moins 2010, il a néanmoins permis à ses deux précédents propriétaires de réaliser d’importants gains en capital.

Non seulement cette pratique n’apporte aucun bénéfice socioéconomique à la communauté du quartier ou aux Montréalais·es en général, mais il s’agit en plus d’une nuisance pour les commerces et les résident·e·s avoisinants, qui doivent composer avec les conséquences du piteux état dans lequel est laissé le terrain, notamment la présence accrue de vermine. Ces espaces sous-utilisés intentionnellement entravent les efforts de revitalisation du quartier portés par la communauté, compromettent son attractivité et limitent les projets communs dans ces lieux centraux.

L’augmentation des ventes de propriétés et les grands projets de développement

Au cours des six dernières années, les pressions immobilières qui pèsent sur le Quartier chinois se sont intensifiées et ont entraîné le transfert de plusieurs propriétés aux mains de propriétaires non asiatiques et de promoteurs immobiliers dont les grands projets de développement ne s’adressent pas nécessairement aux résident·e·s ni à la communauté élargie du Quartier chinois. Le parc immobilier du quartier est vieillissant. L’année de construction médiane des quelque 72 immeubles recensés est 1900, ce qui est un des facteurs contribuant à attirer des projets immobiliers. Le graphique 1 ci-dessous illustre le nombre de ventes de terrains et d’immeubles par année pour le territoire recensé.

Parmi les nombreuses ventes des dernières années, certaines constituent des transformations considérables pour le quartier. C’est d’ailleurs ce qui a alerté la communauté et suscité sa mobilisation. Pour les résident·e·s, les entreprises et les propriétaires de longue date, ces projets de développement s’inscrivent dans une longue histoire de déplacements forcés et de diminution des frontières du quartier. Comme en témoigne cette personne ayant grandi et bâti une entreprise familiale dans le quartier, il s’agit d’une sorte de répétition historique, qui ravive néanmoins la solidarité au sein de la communauté :

En 1960, on a vécu presque la même chose qu’aujourd’hui. Le gouvernement fédéral a décidé de bâtir la place Guy-Favreau. […] Notre compagnie familiale a été évincée. Cependant, même si nous étions obligés de déménager du Quartier chinois, l’esprit de notre entreprise familiale n’a jamais quitté la communauté.

Après les grands projets de rénovation urbaine des années 1960 menés par le gouvernement fédéral et la Ville de Montréal, ce sont désormais les acteurs privés, notamment les promoteurs immobiliers, qui réduisent l’accès de la communauté à l’espace du quartier. Entre 2018 et 2019, deux grands développements se sont amorcés aux abords de l’arche sud du quartier, sur l’avenue Viger. D’un côté se trouve aujourd’hui un hôtel et, de l’autre, des appartements en copropriété de luxe. Malgré la localisation de ces appartements au cœur du Quartier chinois, la promotion en ligne de leur vente n’en fait pratiquement pas mention, comme s’il n’existait pas. Elle souligne plutôt la proximité du centre-ville, du Vieux-Port, du Quartier des spectacles ainsi que de commerces et de restaurants de luxe, sans mentionner un seul restaurant asiatique. Ainsi, non seulement ces projets réduisent les offres de logements et de commerces abordables pour la communauté, mais ils ignorent et effacent l’identité du quartier, perpétuant les mécanismes d’exclusion vécus par sa communauté au fil de son histoire.

Le Quartier chinois de Washington D.C. : façadisme et disneyisation

Le Quartier chinois de Washington D.C. est un exemple particulièrement évocateur des dangers qui guettent les quartiers chinois en déclin. À la faveur de grands projets d’infrastructures, dont un complexe de congrès d’envergure, le quartier de Washington D.C. a progressivement vu ses résident·e·s ainsi que ses commerces indépendants d’origine asiatique être évincés, principalement en raison de la hausse substantielle de la valeur foncière et des taxes municipales. Aujourd’hui, mis à part quelques restaurants, le quartier n’a plus d’épiceries ou de pâtisseries asiatiques et se réduit à des artères commerciales où de grandes chaînes américaines extérieures à la communauté ont pignon sur rue. Pour sauver les apparences et maintenir le caractère touristique du lieu, la Ville a orientalisé davantage les rues au moyen de lampes, par exemple, en plus d’adopter un règlement obligeant les entreprises à traduire leur enseigne en langue chinoise, ce que montre le collage d’images plus haut. Si le Quartier chinois de Washington D.C. existe toujours, ses éléments fondamentaux qui en constituaient le caractère ont pour leur part disparu. Le contre-exemple de Washington D.C. démontre l’importance d’une planification urbaine permettant de préserver à la fois le cadre bâti, les membres résidents de la communauté ainsi que les petites entreprises indépendantes.

L’achat de plusieurs lots d’un même quadrilatère (formé par l’avenue Viger au sud et les rues de la Gauchetière au nord, Côté à l’ouest et Saint-Urbain à l’est), en 2021, par une entreprise appartenant au promoteur immobilier Brandon Shiller, réputé pour ses pratiques de rénoviction, est également le signe de changements socioéconomiques qui pourraient devenir généralisés dans le quartier. Les gros lots et ceux dont la fusion est possible sont évidemment susceptibles de faire l’objet de développements de plus grande taille.

Même si les édifices du quadrilatère, parmi lesquels figurent certains des plus anciens du quartier et dont l’un est l’actuelle manufacture Wing Noodles, sont maintenant protégés par une désignation patrimoniale qui limite le développement, l’usage qui en sera fait reste à déterminer, tout comme ses destinataires.

Finalement, le projet de transformation hôtelier du centre commercial Place Swatow, situé sur le boulevard Saint-Laurent, souligne la tendance aux projets à grand déploiement dont les investissements tout comme la clientèle visée sont extérieurs à la communauté du quartier.

La transformation des commerces

Les commerces du quartier changent, tout comme leurs clientèles. De nombreuses entreprises familiales indépendantes, en particulier des restaurants, ferment ou déménagent et sont remplacées par des commerces ciblant des clientèles plus jeunes, souvent plus aisées, et extérieures au quartier. Il s’agit là aussi d’une dynamique typique des quartiers en cours de transformation socioéconomique, soit la diminution du nombre de commerces de proximité desservant les couches résidentes à faible revenu18.

Si les restaurants asiatiques du quartier ne subissent pas tous de perte de clientèle, ils peuvent néanmoins être affectés par des augmentations de loyer et de taxes. Sans surprise, les commerces qui sont locataires font face à de plus grands risques que ceux qui sont propriétaires, d’autant plus qu’à Montréal, il n’existe aucune régulation concernant les baux commerciaux. Les propriétaires peuvent donc augmenter les loyers et évincer les locataires sans justification. Néanmoins, l’organisation socioéconomique spécifique au quartier et la solidarité dont fait preuve sa communauté atténuent ces préoccupations financières. Les propriétaires, en particulier lorsqu’il s’agit de propriétés collectives comme celles détenues par les associations familiales, s’adaptent aux difficultés vécues par les locataires commerçants pour les aider à survivre en aménageant diverses formes de congés de loyer. Ces pratiques d’accommodement sont détaillées dans une section ultérieure portant plus particulièrement sur les activités actuelles des associations familiales.

Pour ce qui est des nouveaux commerces implantés dans le Quartier chinois, on peut les regrouper en deux types. D’une part, on retrouve un certain nombre de bars et de restaurants dispendieux, pour la plupart non asiatiques (Le Mal nécessaire, Capital Tacos, Poincaré, Tiramisu, Terrasse Carla, Fleurs et cadeaux). Plusieurs personnes rencontrées ont mentionné à ce propos craindre d’être mises à l’écart, que le quartier perde son caractère authentique et que la tradition culinaire chinoise elle-même disparaisse. D’autre part, beaucoup ont souligné la présence croissante de franchises transnationales, une réalité de la gentrification moins visible pour les gens qui n’appartiennent pas à la diaspora asiatique. Seulement dans les deux dernières années, cinq franchises ont ouvert leur porte sur la rue de la Gauchetière : deux restaurants (Mr Fish et Chungchun Kogo) et trois entreprises de thé aux perles, ou bubble tea (Presotea, Yifang et Shuyi). Ces dernières retiennent particulièrement l’attention des personnes plus âgées du quartier. Pour elles, « la rue des bubble teas » symbolise une forme de perte culturelle, comme en témoigne ce président d’une association familiale dont l’espace commercial qu’occupait son restaurant familial accueille aujourd’hui un de ces commerces de thé sucré :

It is not going to help Chinatown. Chinatown is becoming a bubble tea carnival. We used to have good Chinese dishes culture : gone. […] People want to make fast money. Bubble tea is not a culture, dim sum is culture. We only have two places left, Kim Fung and Ruby Rouge […] Even the restaurant V.I.P. will close because the rent is so high.

Comme l’ont souligné plusieurs personnes interviewées, il existe une divergence de point de vue entre les premières générations et les plus jeunes, nées au Canada, qui ouvrent et fréquentent ce type de commerce franchisé.

L’augmentation des taxes foncières

L’augmentation des taxes foncières est désignée comme un enjeu important par tous les propriétaires et locataires commerçants rencontrés. Certains y voient l’une des causes principales des déménagements de commerces vers Brossard. Il s’agit en réalité d’une situation généralisée à Montréal, comme l’ont montré les conclusions du rapport Problématique des locaux vacants sur les artères commerciales de la Commission sur le développement économique et urbain et l’habitation, qui statue que :

[…] malgré les efforts faits par la Ville pour alléger la fiscalité des commerces et réduire l’écart entre les fardeaux résidentiels et non résidentiels, une pression demeure sur le dos des petits propriétaires et des locataires commerciaux qui doivent assumer des hausses de loyers parfois démesurées19.

Le Quartier chinois compte une majorité de ces petits propriétaires et commerces familiaux qui peinent à assumer la hausse des contributions fiscales. Par exemple, l’un des propriétaires rencontrés a connu au cours des neuf dernières années – années disponibles au Rôle d’évaluation municipal – une augmentation de 29 744 $ du montant annuel des taxes foncières à payer, ce qui équivaut à 7 % d’augmentation par année. Pour ces propriétaires et commerçant·e·s, cela s’ajoute à d’autres difficultés propres au quartier et aux contrecoups majeurs de la pandémie de COVID-19 :

On a vu des grosses augmentations sur les taxes foncières. Je sais que c’est à travers la ville, mais je pense que, dans le Quartier chinois, les immeubles qui font partie du Quartier chinois, on a des enjeux et des défis à relever que les autres propriétaires autour de nous, même des fois juste deux ou trois blocs à côté, n’ont pas. Nous, la pandémie a vraiment commencé en décembre 2019. Ici, c’est au mois de mars vraiment que le gouvernement du Québec a dit : on fait le confinement. Mais les gens avaient déjà peur de venir au Quartier chinois depuis décembre 2019. Nous, on a vu nos ventes baisser avant tout le monde. […] On a été affectés par ça beaucoup plus tôt, donc on a eu dans nos chiffres d’affaires un gros impact avant tout le monde. Quand on regarde un peu les taxes foncières, il faut tenir compte de ça. Nous, on a souffert plus longtemps que d’autres.

Les propriétaires d’immeubles ayant la forme juridique d’organisme à but non lucratif (OBNL), notamment les associations familiales, sont en théorie admissibles aux exemptions de taxes foncières municipales qui s’appliquent aux OBNL pratiquant des activités du domaine des arts, des loisirs ou à vocation sociale. Cela dit, les conditions du programme ne sont pas suffisamment bien comprises dans la communauté. Ainsi, les associations familiales ne se considèrent souvent pas comme admissibles, notamment parce qu’une portion des immeubles est louée à des fins commerciales. L’argent provenant des loyers commerciaux est pourtant redistribué pour financer les services communautaires et culturels, ce qui semble a priori qualifier ces organisations pour les programmes d’exemption. Dans tous les cas, il est possible de faire une demande pour la partie de l’immeuble occupée par un OBNL. Chose certaine, la production de la documentation nécessaire, notamment un rapport annuel et des états financiers, apparaît complexe à ces propriétaires, entre autres, parce que leurs pratiques d’archivage et d’organisation (ex. : procès-verbaux des assemblées) se déroulent principalement en cantonais.

Chapitre 3 : Sur quelles bases construire le nouveau modèle de développement ?

This is important. I’ve seen too many dead Chinatowns.
Un membre de troisième génération

La combinaison des facteurs énumérés dans la section précédente concourt à la fragilisation du Quartier chinois, qui se retrouve par conséquent à la croisée des chemins. D’un côté, la voie des grands développements immobiliers qui risque de dissoudre le quartier dans le centre-ville. De l’autre, la voie d’une communauté attachée à son histoire et mobilisée pour sa préservation. Les articles et rapports de recherche portant sur les autres quartiers chinois d’Amérique du Nord montrent qu’en l’absence de concertation forte, ces quartiers sont progressivement transformés pour devenir des lieux habités par des ménages plus nantis et extérieurs à la communauté historique, desservis par des commerces appartenant à de grandes chaînes. Il apparaît ainsi nécessaire que les autorités municipales et les différents membres de la communauté œuvrent de concert pour favoriser le développement de solutions et de stratégies de revitalisation. Si les quartiers culturels sont de plus en plus vus par les villes comme des atouts dont il faut préserver l’histoire et l’authenticité, elles peinent encore à imaginer d’autres stratégies que l’attraction d’investissements et de clientèles extérieurs. Or, miser sur le renforcement de la communauté actuelle signifie plutôt lui donner la capacité et les moyens de soutenir elle-même son développement20.

Les avantages d’un développement par et pour la communauté sont nombreux. Au premier plan se trouve celui d’une économie locale autonome qui réduit la dépendance aux facteurs extérieurs toujours susceptibles de changer abruptement. La pandémie de COVID-19 a, par exemple, mis en lumière de manière évidente la fragilité des espaces strictement tournés vers le tourisme. Si beaucoup de commerces du Quartier chinois ont fermé dans ce contexte, ceux qui ont réussi à se maintenir doivent leur survie à la communauté locale, comme le souligne un membre d’une association familiale :

Une des manières que les petits commerces ont réussi à survivre pendant la pandémie, c’est les résidents du quartier. Quand des gens d’ailleurs ne visitaient pas le Quartier chinois, c’est qui qui achetait les mets ? C’est qui qui achetait effectivement l’épicerie, c’est qui qui achetait ces services ? C’était les gens du quartier, c’est toujours comme ça.

L’épuisement de certains des leviers de développement historique du quartier implique de repenser le modèle à suivre pour sa revitalisation. Cela ne signifie pas qu’il faille repartir de zéro, bien au contraire. L’histoire de solidarité communautaire enracinée sous différentes formes dans le quartier peut servir de base. Les éléments de cette base, qu’il s’agit de renouveler, de repenser ou d’amplifier, sont recensés dans la section suivante.

Portrait foncier : il est encore temps d’agir

La localisation centrale du Quartier chinois et son parc immobilier vieillissant manquant parfois d’entretien sont deux facteurs concourant à la spéculation immobilière. Malgré les indices d’une amorce de gentrification dans le Quartier chinois, le portrait foncier montre qu’il n’a pas encore subi de transformation irréversible. Comme l’ont aussi mis en lumière d’autres études sur les quartiers d’immigration chinoise, les moyens de financement propres à l’histoire de ces quartiers ont contribué à ralentir la gentrification et à produire une dynamique foncière unique et spécifique à ces quartiers21. Étant donné que le financement pour l’achat et la rénovation des propriétés est venu au départ des réseaux familiaux et de courtiers communautaires, les propriétés sont demeurées de façon générale dans la communauté. D’abord, une part importante de l’immobilier local a été conservée sous forme de propriétés collectives. Ensuite, les propriétés détenues par des individus ou de petites entreprises sont le plus souvent transmises de génération en génération. Ces deux réalités, les propriétés collectives et les passations familiales, ont protégé les propriétés contre la spéculation, c’est-à-dire contre des augmentations draconiennes des prix de vente. Elles ont aussi limité la hausse des coûts des loyers, à la fois résidentiels et commerciaux. Ces facteurs sont observables dans le Quartier chinois de Montréal.

Aujourd’hui, la majorité des propriétés du quartier sont encore détenues par des familles et des entreprises indépendantes d’origine asiatique. Malgré les ventes à des propriétaires non asiatiques au cours des dernières années (voir tableau 4), un peu plus de 80 % des propriétés recensées sont encore entre les mains de personnes, de groupes associatifs ou d’entreprises asiatiques. En ce qui a trait aux différents régimes de propriété, les propriétaires individuels constituent 29 % du total recensé. Les entreprises possèdent quant à elles 53 % des propriétés. Ce pourcentage peut paraître élevé. Néanmoins, il inclut à la fois les promoteurs immobiliers et les petites entreprises. Il n’est pas possible de dissocier les uns des autres pour en faire des catégories distinctes puisque les deux ont la même forme juridique. Bref, le pourcentage élevé d’entreprises inclut aussi un nombre substantiel de petites entreprises familiales qui participent à la vie communautaire du Quartier chinois. La Ville de Montréal possède 4 % des propriétés. Celles-ci doivent servir à la construction de logements abordables.

Finalement, les propriétés collectives à visée associative comptent pour 14 % des lots recensés, ce qui correspond à 10 propriétés. Cette concentration de propriétés à vocation collective et non lucrative à l’intérieur d’un espace relativement restreint est unique. Elle constitue un levier d’importance pour l’élaboration de projets par et pour la communauté, d’autant plus que les associations familiales, qui possèdent la majorité de ces propriétés, cherchent à renouveler leur mission, notamment pour attirer les plus jeunes générations, et souhaitent ardemment que ces bâtiments demeurent gérés et utilisés à des fins collectives. Comme le souligne un président d’une association familiale, les vendre pour un usage individuel n’est pas envisagé : « Our building will never be sold. It does not belong to one individual. »

La figure 4 présente les données recueillies à la fois sur l’origine ethnique des propriétaires (asiatique ou non asiatique) et les différents régimes de propriété. Les propriétaires non asiatiques ne sont en fait représentés que dans un type de régime de propriété, soit les entreprises. La carte révèle également que ces entreprises propriétaires non asiatiques se trouvent principalement aux abords des frontières du Quartier chinois où se trouvent des terrains vacants (au coin des boulevards René-Lévesque et Saint-Laurent) et de grands projets de développement (ex. : hôtel et appartements en copropriété sur l’avenue Viger). Elle rend visible en cela la pression immobilière qui s’introduit peu à peu dans le Quartier et menace d’en réduire le territoire et l’identité. En revanche, le portrait montre aussi le nombre important de propriétés qui demeurent à l’heure actuelle entre les mains d’individus et de collectifs asiatiques. La propriété constitue un déterminant fondamental en regard des possibilités d’avenir d’un développement inclusif pour le Quartier chinois, aligné avec son histoire. Elle constitue une base de premier plan sur laquelle peuvent se construire divers projets (logements, commerces, espaces communautaires, infrastructures socioculturelles, etc.). Ce n’est qu’avec la collaboration des petits propriétaires et des propriétaires associatifs qu’un modèle de développement mettant en valeur la culture et l’histoire du quartier peut être envisagé.

Les associations familiales

Les associations familiales sont des institutions claniques qui ont initialement été fondées à des fins d’entraide, dans un contexte où les personnes immigrantes d’origine chinoise établies à Montréal subissaient une discrimination aiguë. Elles étaient majoritairement composées de jeunes hommes célibataires ou dont la famille demeurée en Chine ne pouvait immigrer en raison de l’acte d’exclusion, ce qui ajoutait au besoin de rassemblement filial. Un résident du quartier y ayant aussi conduit des affaires relate : « It was hard, we were discriminated against, so they realised they had to be united. » Les services offerts par ces « sociétés d’entraide » (comme les nomme un membre d’une association familiale) et leurs fonctions étaient variés : traduction, assistance à l’envoi de fonds outre-mer, paiement de frais juridiques pour les membres aux prises avec un procès, soutien financier pour la tenue de funérailles, système de crédit mutuel, jeux, rites culturels, maisons de chambres, aide à l’emploi, soutien matériel pour les membres sans emploi, instance de résolution de conflits.

Aujourd’hui, le rôle des associations familiales s’est transformé concomitamment à la transformation de la communauté et de ses besoins. Elles sont principalement vues comme un vecteur de transmission culturelle. En effet, les associations familiales participent à l’organisation des événements annuels suivants : la cérémonie sacrificielle aux ancêtres, les fêtes nationales de la Chine et de Taïwan, au mois d’octobre, et le Nouvel An chinois.

Une certaine lecture de ces associations pourrait les cantonner à des activités de type culturelles. Or, les associations familiales demeurent une unité économique qui constitue un facteur de production et de rétention de richesse dans le Quartier chinois. D’abord, les associations familiales sont propriétaires de leurs immeubles. Le premier étage est loué à un commerce et les étages supérieurs abritent les locaux de l’association. Toutes les associations rencontrées ont offert des formes diverses de congé de loyer à leurs commerces locataires, afin de les aider à traverser la pandémie : « We try to ease their burden. They pay less rent. We are fair people, I mean, they have no business, they can’t pay the rent, so we have to understand. » Quelques associations et OBNL rencontrées ont conservé leur vocation de logement abordable pour la communauté. L’une d’entre elles met par exemple sept chambres à la disposition d’aîné·e·s et d’un travailleur de la communauté, moyennant un loyer bien en dessous des prix du marché. Notre visite de cette association nous a permis d’observer que ces locataires âgé·e·s avaient des habitudes bien ancrées dans le quartier. Ils y font leurs achats et, ce faisant, participent à l’économie locale et à sa résilience endogène.

La rue Clark

La rue Clark revêt une importance particulière pour la planification à venir du quartier, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, il s’agissait à l’époque d’une rue centrale, avec diverses activités formant le cœur du quartier. On y compte aujourd’hui un grand nombre de locaux vacants. Son état actuel est décrié par la grande majorité des personnes rencontrées. Les personnes interviewées déplorent aussi le manque d’action de la part de la Ville pour remédier à la situation. Est entre autres soulevée la question du manque de propreté et de sécurité associé à la présence accrue de populations itinérantes. Un nouveau lieu d’accueil a été créé temporairement dans l’édifice de l’ancien YMCA. Les membres de la communauté du quartier insistent sur les bienfaits de lieux voués aux besoins de ces personnes. Ils soulignent néanmoins que la prise en charge n’est actuellement pas suffisante. N’ayant eu qu’un accès temporaire aux services de ce lieu, les personnes en situation d’itinérance ont par la suite trouvé refuge dans le quartier, en particulier sur la rue Clark où l’on trouve plusieurs espaces plus ou moins délaissés. Ce sont donc principalement les petits propriétaires, les commerces familiaux et les résident·e·s du quartier, déjà fragilisés, qui subissent désormais les conséquences d’une gestion publique déficiente de l’itinérance.

Par ailleurs, on retrouve sur la rue Clark le seul espace public du quartier, la place Sun-Yat-Sen, en plus de plusieurs des édifices à vocation communautaire : les immeubles appartenant à la Ville de Montréal qui deviendront à terme des logements sociaux, celui du Service à la famille chinoise du Grand Montréal et, finalement, tout près sur la rue de la Gauchetière, la majorité des bâtiments qui appartiennent aux associations familiales.

Pour ces raisons, la planification et la revitalisation de la rue Clark mobilisent particulièrement la communauté, qui y voit les bases nécessaires pour raviver une vie de quartier riche et diversifiée, composée de logements, de centres communautaires, de commerces et d’espaces publics. La Fondation JIA travaille actuellement en partenariat avec l’Institut des villes nouvelle génération de l’Université Concordia sur la revitalisation de la rue Clark. Ensemble, ils mettent notamment au point une boîte à outils pour la planification communautaire de ce tronçon de rue. Leurs travaux s’inscrivent dans la ré-imagination du Quartier chinois par et pour sa communauté.

Chaque année, les associations familiales organisent leur banquet annuel, qui réunit jusqu’à 400 personnes et se tient dans un restaurant du quartier. Une association peut dépenser jusqu’à 20 000 $ pour cet événement, dont les retombées bénéficient non seulement au restaurant choisi pour tenir le banquet, mais aussi au maintien du lien unissant les membres de l’association et leurs familles au Quartier chinois de Montréal. En outre, les associations familiales demeurent des lieux de rencontre dominicale, où les membres se réunissent pour discuter et jouer. Plusieurs personnes rencontrées ont remarqué un déclin de cette activité, dû selon elles au vieillissement des membres et à la pandémie. En somme, l’association familiale est un facteur d’ancrage intergénérationnel important dans le quartier pour ses membres et leurs familles, qui n’y résident plus pour la plupart.

Sur le plan économique et social, l’association familiale prend tous les traits que l’on retrouve en économie sociale. L’économie dite sociale se caractérise par ses finalités – répondre avant tout aux besoins des collectivités et défendre le bien commun –, de même que par son mode de fonctionnement qui implique un contrôle collectif. Elle se distingue aussi par une vision à long terme qui cherche à pérenniser la vitalité économique, sociale et culturelle22. En ce qui concerne les associations familiales, les revenus tirés de la propriété foncière sont réinvestis dans la communauté sous forme d’activités culturelles diverses et même, dans au moins un cas, sous forme de logements à loyer modique pour des personnes âgées en situation de précarité. En outre, les congés de loyer accordés de temps à autre par les associations familiales en font des propriétaires qui aspirent au maintien d’une éthique sociale et communautaire respectueuse de leur mission première établie depuis plus de cent ans23. Un membre d’une association familiale rencontré décrit le fonctionnement des associations comme suit :

L’économie sociale québécoise, ç’a toujours existé au Quartier chinois, sauf qu’on […] appelait plutôt ça des associations familiales, avec leur structure : l’association qui est en haut, avec les services pour la communauté, et en bas pour faire payer le tout : un commerce ! Et le commerce, c’est pas n’importe quel commerce non plus, c’est toujours un commerce qui est traité comme partie de l’écosystème. Alors si les gens, surtout on voyait ça pendant la pandémie, s’ils avaient pas d’argent pour payer le loyer, on faisait des accommodements pour que ces gens survivent. Alors quand on parle de l’économie sociale, c’est pas dans les années 1990 qu’on a inventé ça […] comment le Quartier chinois a survécu toutes ces années-là, c’est à cause de l’économie sociale.

Un constat commun à l’ensemble des associations est leur difficulté à attirer les nouvelles générations : « We are aging, we need some young blood to continue » (le président d’une association familiale). Malgré cette période d’incertitude quant à leur rôle, toutes les associations rencontrées sont catégoriques quant à l’avenir de leur immeuble : il n’est pas question de le vendre, cette décision étant l’objet d’une procédure établie dans les règlements généraux. « Because these family associations will not sell the buildings. I can guarantee you that » (un résident du quartier impliqué dans les associations familiales).

La concentration de 10 immeubles à vocation associative et communautaire dans un même quartier est unique dans la ville de Montréal. Ce patrimoine foncier, culturel et communautaire ouvre sur des possibilités et des initiatives que nous traiterons plus en détail dans la quatrième section.

Communauté unie, mobilisations et structuration des institutions locales

We have to have confidence as a community. Where are we gonna move forward, who’s gonna come back and take over Chinatown ? And we have to find all these pieces to make Chinatown more lively.
Un résident du quartier

L’histoire du Quartier chinois est caractérisée par la solidarité dans un contexte d’adversité, malgré les importantes divisions politiques existant au sein de la communauté. La taxe d’entrée, les taxes municipale et provinciale spéciales sur les buanderies et le racisme quotidien ont motivé plusieurs mobilisations politiques, la création de regroupements et d’autres formes d’entraide. Le présent contexte d’incertitude quant à l’avenir du Quartier chinois génère, selon plusieurs des personnes rencontrées, une nouvelle vague de mobilisation et d’effort de concertation. Un membre de la communauté de troisième génération et ayant grandi dans le quartier affirme : « Je pense que cette récente vague de développement a amené la ville and everyone [à en parler] : tout le monde en parle […] maintenant, et je pense que, pour la première fois de ma vie, toutes les associations, les groupes familiaux sont tous unis. »

DÉFINITION — Patrimoine vivant

Le terme « patrimoine vivant » réfère aux éléments culturels tangibles et intangibles d’une communauté, qui se transmettent et se transforment de génération en génération. Dans le Quartier chinois, le patrimoine vivant inclut notamment les édifices associatifs, l’art culinaire, les fêtes culturelles, le savoir médicinal traditionnel, la mémoire orale, les commerces multigénérationnels, etc. Ce patrimoine culturel intangible est tributaire d’infrastructures sociales et culturelles tangibles, les deux devenant dès lors indissociables.

En 2019, lorsque la construction d’un projet de logements en copropriété s’est amorcée au coin de l’avenue Viger et du boulevard Saint-Laurent, des membres de la communauté se sont mobilisés pour faire modifier le zonage, obtenir une reconnaissance patrimoniale et organiser un processus de consultation en vue d’un plan d’action pour le quartier. Dans la foulée de cette mobilisation, le Groupe de travail sur le Quartier chinois a été fondé, ce qui mènera plus tard à la création de deux regroupements : la Table ronde du Quartier chinois et la Fondation JIA. La Table ronde est composée d’un conseil d’administration et de sept comités de travail permanents : action environnementale ; culture et patrimoine ; sport et loisir ; droit au logement et aménagement urbain ; jeunesse ; bénévoles et mobilisation ; comité des associations familiales et claniques. Pour sa part, la Fondation JIA réunit des experts de la communauté en planification urbaine et en patrimoine culturel. L’assemblée de fondation de la Table ronde, qui s’est tenue au Centre communautaire et culturel chinois de la rue Clark en juillet 2022, a réuni une soixantaine de personnes et montre une volonté de mobilisation de la communauté. Ces formes de mobilisation se voulant décentralisées, non hiérarchiques et inclusives s’inscrivent également dans une réflexion interne à la communauté, dont l’histoire comporte des dynamiques d’oppression diverses et inégalités intracommunautaires. Un membre de troisième génération de la communauté qui travaille dans le quartier témoigne : « The Chinatown Roundtable, the good thing is they bring up the younger generation, and the younger generation, as they learn about their past, they show an interest, so that’s important. »

Le Quartier chinois est décrit par un membre de troisième génération comme un lieu social, économique, identitaire, culturel et politique. À ce titre, le quartier est un foyer d’expression culturelle qui a permis tout au long du XXe siècle de bâtir des ponts entre différentes cultures et de lutter contre la xénophobie et le racisme. « They discover our culture, our food, our hospitality of the Chinese […] so the non-Chinese they realised we are very good culture, very good people, instead of discriminating because of color » (un résident du quartier). Une autre personne rencontrée affirme en ce sens : « la violence, souvent ça vient de l’ignorance. »

Lors de la recrudescence de haine anti-asiatique durant la pandémie, plusieurs prises de parole ainsi qu’une marche de protestation se sont tenues au parc Sun-Yat-Sen. Le Quartier chinois de Montréal est à cet égard symbolique pour la communauté chinoise puisqu’il a survécu à plusieurs tentatives « d’effacement » (une personne de troisième génération). Son histoire de résilience en fait un espace important pour les luttes antiracistes qu’elle mène.

Dans la foulée de cette vague de haine anti-asiatique, une membre de la communauté a créé deux groupes Facebook, l’un pour fonder une communauté d’entraide et de partage sur le racisme anti-asiatique, et l’autre pour soutenir les commerces asiatiques, qui subissaient du boycottage et du vandalisme dans certains cas.

« Local 88 », c’est pour promouvoir la bouffe asiatique à Montréal, surtout les restaurants, parce que les restaurants étaient boycottés. Le Quartier chinois aussi était boycotté. Il y avait des graffitis, de la violence, du vandalisme souvent, donc fallait qu’on en parle, mais aussi fallait les encourager. Aussi, « Local 88 » a été créé parce que les entreprises, les restaurants qui ont des revenus générés pendant le midi […] sont privés de ces revenus-là, mais c’est des petits restos, ils sont pas capables de se promouvoir, donc le but, c’est qu’ils puissent se promouvoir quelque part et que toute la communauté se mobilise pour dire : ah, ça existe ce resto-là, allez manger là-bas pour les aider, pour qu’ils puissent survivre.

À ce jour, le groupe « Local 88 » compte près de 15 000 membres, tandis que le « Groupe d’entraide contre le racisme envers les Asiatiques au Québec » rejoint plus de 7000 personnes. Ces initiatives ne sont pas sans rappeler, sous une autre forme, mais dans un contexte renouvelé de racisme et de discrimination, la fondation des associations familiales du début du siècle.

Si le quartier permet « d’amoindrir ou de fermer le gap de connaissance entre les Asiatiques et les non-Asiatiques », il joue également un rôle pour les membres de la communauté asiatique :

C’est quoi être chinois, vietnamien, etc. de nos jours ? […] L’identité est difficile à définir de nos jours à cause du métissage, de l’immigration. Comment est-ce qu’on aide la ou les générations précédentes à pouvoir vivre leur identité, pouvoir jouer de la musique, pouvoir se rencontrer, pouvoir aller au dim sum ensemble ? Comment est-ce qu’on permet à la nouvelle génération de s’identifier à ça, pour avoir une belle base pis fleurir, pis rayonner ? Pis comment est-ce qu’on aide les prochaines générations qui sont pas encore là à s’identifier et à pouvoir continuer de perpétuer cette culture ? Côté identitaire, c’est super important pour la population et pour la business ! (Un membre de deuxième génération d’origine vietnamienne)

En somme, l’attachement de la communauté au Quartier chinois de Montréal est une base importante sur laquelle peut s’appuyer un modèle de développement du quartier, dont la réussite est bénéfique tant sur le plan économique que sur celui du vivre-ensemble. Cette implication des membres de la communauté est une condition pouvant permettre un processus de planification communautaire de ce modèle, décrit dans la quatrième section.

Les festivités du Nouvel An chinois

Lors du Nouvel An chinois de l’année du lapin d’eau, en janvier 2023, la première célébration du genre depuis la pandémie, les festivités ont attiré un très grand nombre de personnes. Nous avons interviewé pour l’occasion 20 participant·e·s en leur demandant les raisons de leur présence aux festivités du Quartier chinois et leur rapport à celui-ci. Plusieurs ont fait part de leur lien d’attachement fort avec le quartier, regroupé en quatre facettes : la culture, l’art culinaire, l’abordabilité et le sentiment d’appartenance et de solidarité. « This is a heritage hub » ; « Ethnic enclaves play an important role for the city » ; « I come once a week because it’s a familiar place to me » ; « Ça donne une vue, c’est intéressant de voir comment les cultures célèbrent leurs fêtes culturelles » ; « Pour la bouffe. Je trouve que c’est pas cher et que c’est bon » ; « Pour le garder en vie, il y a beaucoup de diversité dans le quartier. C’est important pour le vivre ensemble ».

Habitation

Durant la pandémie et les épisodes de haine anti-asiatique, l’un des facteurs de résilience du Quartier chinois et de ses commerces a été la communauté résidente elle-même, qui a continué de les fréquenter. La communauté s’entend sur le fait que le quartier doit permettre tant d’élever une famille que d’y vivre ses vieux jours, mais il y a divergence de points de vue quant à la manière d’y parvenir. La vague de développement immobilier actuelle, qui s’observe par les ventes et les investissements décrits dans la section 2, suscite des réactions partagées. Pour les restaurateurs rencontrés, cette vague de développement suscite de l’espoir pour l’affluence du quartier, tandis que, pour d’autres, ces investissements soulèvent des craintes quant à l’inclusivité et à l’identité du quartier :

C’est pas une question que si c’est mauvais ou pas mauvais, c’est plus une question de est-ce qu’on privilégie les gens qui ont des moyens versus ceux qui en ont pas. Est-ce qu’on élimine l’histoire, pis la culture pour un autre style de vie pis un genre de vie ? Ça, c’est les enjeux complexes derrière ça. (Un membre de deuxième génération)

En 2019, la démarche de consultation du Centre d’écologie urbaine de Montréal avait relevé parmi les besoins exprimés par la communauté celui de « construire des logements sociaux et abordables à proximité du quartier pour les jeunes familles, les ménages à faible revenu, les étudiants, les personnes à mobilité réduite et les personnes âgées ». Pour l’une des personnes interviewées, l’idée de « quartier » doit être prise au pied de la lettre : « Un quartier, c’est où les gens peuvent vivre. »

Les entreprises multigénérationnelles

There was no big company at that time that would employ Asians […] they felt safe at our company.
Un membre de deuxième génération ayant dirigé une entreprise

La place des entreprises familiales dans l’économie du quartier, en particulier dans l’alimentation, est bien connue. En plus de leur rôle économique, elles jouent un rôle social et culturel fondamental pour le développement de la communauté. Les petites entreprises familiales, comme les restaurants, sont beaucoup plus que des espaces de transaction commerciale. Elles représentent une source d’emplois pour les nouveaux immigrants et nouvelles immigrantes, qui y trouvent non seulement des moyens financiers, mais aussi une porte d’entrée pour établir des relations au sein d’une communauté. Historiquement, l’exclusion systémique du marché de l’emploi vécue par la communauté a fait des petites entreprises du quartier des lieux forts de résilience et d’émancipation : sur les quelque 1500 immigrant·e·s d’origine chinoise résidant à Montréal en 1951, dont la vaste majorité était en âge de travailler, seule une dizaine étaient employés par des entreprises non asiatiques24. Aujourd’hui, le Quartier chinois demeure un levier pour la communauté immigrante asiatique. Tous les propriétaires de commerce que nous avons rencontrés engagent principalement des personnes d’origine asiatique. Un restaurateur a aussi mentionné que plusieurs personnes travaillant pour lui sont présentes depuis l’ouverture du restaurant, il y a 30 ans, ce qui témoigne de l’importance des liens créés par le travail.

Les commerces de proximité dans le quartier sont aussi des lieux de socialisation et de rituels familiaux pour les gens qui les fréquentent, qu’il s’agisse de membres de la communauté asiatique ou de non-Asiatiques. Une personne vietnamienne raconte ainsi ses visites hebdomadaires avec sa famille au cours de son enfance :

Le Quartier chinois, c’était la place où on revenait tout le temps. Tous les week-ends, sans faute, samedi ou vendredi soir parfois, c’était souper de famille. Puis souvent, on allait au même restaurant […] dans le temps, ça s’appelait Joy In […] 2e étage, restaurant typique un peu comme tu verrais dans les films de Bruce Lee, style pagoda […], les cocktails kitch avec parapluie. Les serveurs ne parlaient pas beaucoup l’anglais. Nous, on est vietnamiens, alors on a appris le chinois un peu pour commander. […] Il y avait beaucoup de monde qui venait, un endroit de rassemblement, de partage, discuter de comment a été la semaine […]. (Un membre de deuxième génération)

Les personnes rencontrées dirigeant un restaurant ou un commerce, conscientes de la valeur communautaire et familiale de leurs entreprises, sont d’ailleurs soucieuses de conserver des prix abordables et accessibles pour leurs produits. Une jeune entreprise familiale a d’ailleurs structuré son modèle d’affaires de manière à offrir des prix plus bas dans sa succursale du Quartier chinois que dans les autres situées ailleurs à Montréal. C’est aussi cette attention à l’abordabilité qui explique que des propriétaires de restaurants soient parfois réticents à utiliser certains moyens contemporains, en particulier les plus vieilles générations, comme en témoigne celui-ci : « I don’t like advertising and showing off my business. I also don’t want my restaurant to become a franchise or be associated with delivery companies like DoorDash or Uber, with the price increase that my customers would have to pay through that channel. »

La promotion de la culture culinaire à travers les restaurants a aussi été une voie privilégiée par la communauté chinoise pour combattre la discrimination et le racisme. Cela est une partie intégrante de l’histoire du développement du quartier :

Asian discrimination back then was very very heavy. That’s why the Chinese got smart, they started building restaurants, so when the restaurants come in, the non-Chinese go to the restaurant, enjoy the Chinese food, and they appreciate it : « oh, that’s something good » [rires]. This is kind of fighting discrimination, because of the food, the culture. (Un résident du quartier)

Pour toutes ces raisons, les restaurants les plus anciens du quartier ne forment pas seulement l’économie locale. Ils représentent des institutions culturelles qui participent à un sentiment d’appartenance et d’affirmation identitaire. C’est pourquoi les enjeux entourant la relève de ces entreprises, dont les propriétaires sont vieillissants, préoccupent beaucoup la communauté. L’éventualité de leur perte est perçue comme une perte de l’héritage culturel : « C’est qui la relève ? Qui va prendre la relève ? Quand les vieux ne sont plus là, ben, dans ce cas-là, il va y avoir une perte. Alors c’est ça dont on a besoin, une relance, même chose dans la société québécoise, il faut valoriser ces arts culinaires » (un membre d’une association familiale).

Malgré les difficultés et certaines fermetures, il y a dans le Quartier chinois des générations plus jeunes qui reprennent avec succès les entreprises familiales et se mobilisent pour mettre en valeur les arts culinaires. Plusieurs restaurants offrent des mets spéciaux à l’occasion de festivités comme le Nouvel An chinois afin de faire découvrir des plats encore méconnus en dehors de la communauté chinoise. Déjà, des formes de solidarité émergent entre ces entreprises multigénérationnelles qui vivent des enjeux similaires : « Now the culture of restaurants […] you just start to know everybody, you come to my place, I come to your place. We recommend each other, like our restaurants, to other clients and stuff like that you know, so like it’s more fun. […] We kind of speak the same language. »

En 2021, dans la foulée des confinements et des gestes haineux commis contre les communautés asiatiques, plusieurs restaurants multigénérationnels ont aussi reçu de l’aide de bénévoles de la communauté chinoise. Une personne rencontrée a par exemple visité de sa propre initiative des restaurateurs du quartier pour les aider à faire la promotion de leur entreprise. Accompagnée d’un influenceur culinaire et d’un photographe, elle a produit et diffusé des photos et des capsules vidéo mettant de l’avant les spécialités des restaurants et présentant les traditions. L’initiative avait pour objectifs d’aider les restaurants qui vivaient une diminution d’achalandage importante et de lutter contre le racisme en valorisant la culture.

L’importance pour la communauté de ses commerces historiques s’observe dans les deux sens : plusieurs commerçant·e·s ont fait part de leur volonté de s’impliquer dans les initiatives du quartier. Par exemple, des commerçant·e·s ont signalé leur intérêt à prendre part à un projet d’archivage de l’histoire du quartier, sous la forme d’un musée par exemple.

Patrimoine et infrastructures socioculturelles

We have as much worked in building Quebec to where it is today as all the other communities.
Un membre de deuxième génération

La valorisation du patrimoine, à la fois matériel et immatériel, constitue une voie empruntée par d’autres quartiers chinois d’Amérique du Nord aux prises avec des enjeux similaires25. Elle répond également aux inquiétudes des personnes de la communauté interviewées. Celles-ci craignent que les futures générations oublient l’ampleur du travail que la communauté chinoise d’origine a engagé dans la construction du Quartier chinois.

Pour ancrer la mémoire vernaculaire du quartier et l’inclure dans sa revitalisation, plusieurs acteurs de différents horizons souhaitent la construction d’un lieu de mémoire et d’exposition. Ce lieu pourrait prendre la forme d’un musée. Un tel projet serait l’occasion de présenter l’histoire de l’immigration chinoise au Canada, en particulier à Montréal, et de reconnaître les diverses formes de racisme qui l’ont affectée. Il mettrait en lumière la force de cette communauté ayant érigé dans l’adversité un espace de vivre-ensemble. La mise en valeur de l’histoire et des traditions culturelles asiatiques amènerait des bénéfices multiples, à la fois historiques, culturels et économiques, avec le tourisme.

Pour les personnes rencontrées, miser sur le patrimoine ne signifie pas uniquement se tourner vers le passé du Quartier chinois ou « l’encapsuler », mais aussi faire vivre aujourd’hui ses traditions et sa culture, et les poursuivre activement. À cet égard, elles aimeraient recréer dans le quartier une vie socioculturelle multidimensionnelle, ce qui nécessite des infrastructures culturelles, sportives et récréatives. Malgré l’importance culturelle et économique évidente de l’alimentation pour le Quartier chinois, les entretiens ont révélé une certaine frustration au sein de la communauté par rapport à une vision qui le réduit à ces espaces de consommation, comme l’exprime cette personne ayant grandi dans le quartier et y ayant eu une entreprise : « Quand les gens pensent à la communauté chinoise, ils pensent seulement à des restaurants chinois. » Un autre membre de la communauté qui fréquentait beaucoup le Quartier chinois durant son enfance souligne l’omniprésence de la consommation alimentaire au détriment d’activités socioculturelles :

Some of the buildings used to have other activities for the young kids too, while parents did their shopping or whatever, and now it’s just a place to go eat and do your food shopping. Chinatown, it’s become that, because there’s nothing […] when I was a kid, I went to Chinatown […] to play volleyball […] and now nothing, it’s sad.

La fermeture du YMCA du Complexe Guy-Favreau, où se tenaient des activités de loisirs, a été désignée comme une grande perte par la communauté. Dans le cadre d’une entente visant à réparer les dommages des expropriations multiples subies par la communauté lors de la construction du Complexe Guy-Favreau, l’utilisation des locaux par le YMCA était encadrée par un loyer symbolique de 1 $. Cette entente est demeurée en vigueur de 1986 à 2006. À partir de 2007, le gouvernement fédéral a révoqué ce loyer symbolique de 1 $, ce qui a immédiatement contribué au déficit financier du YMCA. L’établissement a dû fermer ses portes en février 201726.

La Chinatown Community Land Trust de Boston

We realised that we can’t let the properties all fall into developers’ hands because they don’t care about Chinatown or the people who live here.
Franny Xi Wu, directrice adjointe de la Chinatown Community Land Trust

En 2015, la communauté du Quartier chinois de Boston a fondé la première community land trust (CLT) d’un quartier chinois au monde, dont l’un des principaux objectifs est le maintien d’habitations abordables dans le quartier. Tout comme à Montréal, le Quartier chinois de Boston a connu une histoire d’enclavement et de destruction. Durant les années 1950 et 1960, une autoroute a été construite en plein cœur du quartier, démolissant au passage la majorité des habitations. Au XXIe siècle, ce sont les évictions pour la location à court terme (Airbnb) et la construction d’appartements de luxe qui ont mobilisé la communauté et lui ont insufflé la force de résister aux déplacements. À ce jour, la CLT a fait l’acquisition de deux immeubles et est en voie d’en acquérir deux autres.

Premier immeuble acquis par la CLT

L’immeuble vacant appartenait à des propriétaires âgés de la communauté et a été vendu à des promoteurs qui voulaient en faire des logements locatifs à court terme (Airbnb). Or, à la suite d’une mobilisation à laquelle ont pris part des membres de la communauté, un règlement municipal a entre-temps été voté pour restreindre ce type de développement. Voyant que les visées des nouveaux propriétaires s’en trouvaient contrecarrées, la CLT de Boston les a approchés pour acheter l’édifice. Une vente a été conclue, pour plus de 300 000 $ US que la vente précédente, effectuée un an plus tôt, signe d’un marché immobilier galopant.

Les fonds pour l’achat sont venus de sources principalement publiques, par l’entremise de programmes gouvernementaux tels que l’Acquisition Opportunity Program de la Ville de Boston, et ont été complétés par des donateurs privés. Ensuite, l’immeuble a été divisé en 7 logements, qui ont été vendus à 30 % de leur valeur marchande à de nouveaux propriétaires à faible revenu, qui ont dès lors formé une association de gestion, sur le mode d’un syndicat de copropriété. La CLT demeure pour sa part propriétaire du terrain. La revente des logements est encadrée par les dispositions suivantes : le prix de revente est fixé selon un taux d’augmentation de la valeur de 3 % par année depuis l’achat, ainsi que de 1 % de la valeur des améliorations apportées au logement. L’objectif est de démarchandiser le marché de l’habitation du Quartier chinois, afin qu’il demeure accessible aux ménages moins nantis. La CLT de Boston s’appuie sur divers modèles de propriété. Par exemple, un des immeubles actuellement en voie d’acquisition deviendra une coopérative, afin que les locataires habitant l’immeuble puissent y demeurer. Les modèles de propriété adoptés ont pour objectif de miser sur l’autonomie des occupant·e·s dans la gestion de l’édifice, tout en continuant de leur offrir du soutien.

Pour s’assurer que la CLT puisse acheter les immeubles mis en vente dans le quartier, la communauté ainsi que divers regroupements militent pour l’adoption d’un droit systématique de préemption accordé aux locataires, qui auraient 30 jours pour soumettre une offre d’achat en cas de vente de l’immeuble. La CLT aurait alors l’occasion d’amasser les fonds requis pour financer l’achat par les locataires. Ce type de règlement, nommé Tenant Opportunity to Purchase Act, fait l’objet de mobilisations dans plusieurs métropoles des États-Unis. En France, de telles dispositions sont déjà en vigueur et prévoient un délai d’exercice du droit d’achat allant jusqu’à quatre mois lorsque intervient un prêt hypothécaire.

L’habitation est l’un des nombreux aspects de la CLT de Boston. Celle-ci participe également à la production d’un « Boston Chinatown Master Plan » tous les 10 ans depuis 1990, auquel la communauté participe en énonçant sa vision de développement du quartier. L’énoncé de 2020 s’ouvre sur l’affirmation suivante, qui fait écho aux aspirations de la communauté du Quartier chinois de Montréal : « Chinatown Master Plan 2020 reaffirms the goals of Chinatown Master Plan 2010, focused on stabilizing Chinatown as both a diverse residential neighborhood anchored by immigrant and working class families and as a sustainable social, economic and cultural hub. »

Les besoins exprimés foisonnent : espaces sportifs, bibliothèque et vidéothèque, espaces communautaires pour apprendre la musique traditionnelle, les danses, les langues, etc. Certaines personnes parlent du quartier comme d’un espace de « ressourcement culturel » ou de « poumon culturel » qui permettrait non seulement de garder la vie culturelle asiatique vivante, mais aussi de renouveler le lien avec la communauté excentrée. La présence d’infrastructures destinées aux activités socioculturelles offre une solution face à la perte d’exclusivité du quartier en matière d’offre alimentaire (restaurants et épiceries), et mise sur la spécificité historique et symbolique du quartier.

La communauté du Quartier chinois utilise les espaces publics pour la tenue d’activités culturelles, sociales et économiques. Les festivités du Nouvel An, la cérémonie sacrificielle aux ancêtres et la fête du Double-Dix (fête nationale de Taïwan) se tiennent au parc Sun-Yat-Sen, par exemple. Également, et en dépit d’un aménagement laissant à désirer, le terrain vacant à l’angle sud-est des boulevards René-Lévesque et Saint-Laurent accueille depuis deux ans les différents marchés asiatiques. Or, ce vaste terrain appartient à une compagnie détenue par l’entrepreneur déchu Tony Accurso, ce qui rend incertain l’accès futur à un terrain stratégique pour la communauté. En effet, la première édition du Marché asiatique s’était d’abord tenue au parc Sun-Yat-Sen, mais le manque d’espace a incité ses organisatrices à déménager l’événement sur le terrain au coin de René-Lévesque et Saint-Laurent. Si ce terrain privé devait être développé pour des intérêts particuliers, la communauté perdrait l’un des derniers grands espaces à la portée du Quartier chinois et de son développement.

Lors du bilan de première année d’exécution du Plan d’action 2021-2026 pour le développement du Quartier chinois, l’arrondissement Ville-Marie a insisté sur la tenue des événements tenus aux coins de René-Lévesque et de Saint-Laurent à titre d’exemple d’initiatives de vitalité. Pour continuer de développer la programmation événementielle dans les espaces extérieurs du quartier et les célébrations du patrimoine intangible de la culture chinoise, il faut toutefois en pérenniser les supports tangibles.

En somme, la valorisation du patrimoine tangible et intangible est l’un des aspects d’un modèle de développement dit patrimonial, ce qui sera abordé dans la prochaine section.

Chapitre 4 : Quels outils pour un renouvellement du modèle de développement du Quartier chinois ? Vers la définition d’un modèle de développement patrimonial

Les sections précédentes ont dressé le portrait d’un Quartier chinois engagé dans une trajectoire de transformation. Sur le plan foncier, le passage des générations annonce des changements de propriété importants dans les années à venir. Sur le plan communautaire, le rôle des associations familiales ainsi que l’utilisation de leur patrimoine foncier sont des préoccupations pour la communauté. Sur le plan de l’offre commerciale, l’apparition progressive de chaînes et l’absence de relève pour plusieurs commerces préfigurent des changements importants, déjà visibles la fermeture de commerces de longue date.

Ces processus sont observables au sein d’autres quartiers chinois d’Amérique du Nord, et les travaux montrent qu’en l’absence de politiques publiques et de concertation communautaire soutenue, ces transformations peuvent mener à la disparition de ces quartiers. L’avantage qu’a le Quartier chinois de Montréal est que, contrairement à d’autres quartiers chinois, la concertation actuelle intervient à un moment où les processus de transformation décrits sont encore naissants.

En 2022, la Ville de Montréal et l’État québécois ont accordé le statut patrimonial au cœur historique du quartier. L’année suivante, les règlements de zonage ont été modifiés de manière à freiner la spéculation immobilière et à préserver l’authenticité foncière du quartier. Ces politiques publiques importantes s’inscrivent dans un courant de développement des quartiers chinois d’Amérique du Nord appelé « économie patrimoniale », une traduction du terme heritage economy. Ce modèle mise sur la richesse historique et la culture vivante d’un quartier pour en penser le développement, selon un processus conduit par la communauté elle-même.

La reconnaissance patrimoniale du quartier ainsi que les récents changements de zonage pourront avoir des effets pérennes seulement s’ils s’accompagnent d’une démarche plus large permettant à la communauté du Quartier chinois d’accéder à des outils et à des leviers de développement patrimonial. Cette section présente certains outils recensés par notre recherche et qui pourraient figurer au cœur du développement futur du quartier. Nous les avons séparés en deux catégories : les ressources locales et les projets structurants.

Ressources locales

Pour les associations familiales

Taxes municipales

À titre d’organismes à but non lucratif, les associations familiales peuvent obtenir une exemption de taxes municipales. Or, le processus de confection du dossier de demande, qui exige notamment le dépôt d’un rapport annuel et des états financiers, freine les associations familiales dans l’entreprise d’une telle démarche. Leurs pratiques d’archivage et d’organisation se déroulent principalement en cantonais. À titre de propriétaires fonciers louant leurs locaux à environ huit restaurants et commerces, un congé de taxe partiel, proportionnel à la part d’utilisation non lucrative de l’immeuble, donnerait aux associations familiales une plus grande flexibilité financière qui bénéficierait au quartier.

Pour la Ville de Montréal, accorder une exemption partielle de taxes aux associations familiales serait une reconnaissance de leurs contributions multiples au quartier : propriétaires fonciers éthiques (congés de loyer ou de taxes accordés aux locataires durant la pandémie) ; fournisseurs de chambres à coûts modiques pour des aîné·e·s du quartier ; organisateurs de fêtes culturelles et sociales qui créent et reconduisent un sentiment d’attachement au quartier, etc. En outre, la santé financière des associations familiales s’en trouverait améliorée, ce qui pourrait rendre possibles de nouvelles initiatives culturelles.

Incubateur et transmission culturelle

Les associations familiales rencontrées partagent toutes l’enjeu d’attirer les générations plus jeunes. Pour ce faire, une association rencontrée a par exemple choisi de mettre de l’avant la danse culturelle du lion en s’équipant des costumes traditionnels requis pour cette pratique. Cette innovation a eu pour effet d’attirer des personnes plus jeunes à l’association. L’organisme Soft Gong, formé par des personnes adoptées d’origine chinoise, a aussi approché avec succès une association familiale afin d’utiliser ses locaux pour la tenue d’un tournoi du jeu mahjong.

Dans une perspective de transmission intergénérationnelle d’éléments de cultures asiatiques et d’utilisation renouvelée des logements, les associations familiales pourraient accueillir sous la forme de résidences artistiques des artistes émergent·e·s d’origine asiatique. Dans le Quartier chinois de New York, un tel projet d’artistes en résidence a été mis sur pied. La jeune artiste Melissa Liu y a par exemple développé un projet basé sur l’histoire orale et les conversations intergénérationnelles à propos de l’identité sino-américaine27. Dans ce cadre, elle a notamment repensé la tradition du Nouvel An lunaire de don d’argent dans des enveloppes rouges. Les enveloppes sont devenues des occasions d’adresser des questions aux membres plus âgés de la communauté et d’amorcer des dialogues épistolaires avec eux.

Ce type de projets, en plus de faire rayonner la culture panasiatique et le Quartier chinois, s’inscrit en partie dans les besoins et les préoccupations actuels des générations plus jeunes, comme cela a été rapporté lors des entrevues. Les jeunes interviewé·e·s ont notamment mentionné des besoins reliés aux questions de culture, d’identité et de connexion intergénérationnelle. Répondre à ces besoins serait en continuité historique avec la mission des associations familiales de soutien de leurs membres et de la communauté dans son ensemble. À partir de 1940, par exemple, l’Association familiale Lee Lung Sai Tong a offert des bourses annuelles de 50 $ à toute personne chinoise voulant étudier à l’université28.

Pour les entreprises indépendantes multigénérationnelles

Les commerces indépendants liés aux arts culinaires sont une partie intégrante de l’économie locale et de l’héritage culturel du quartier. Ils vivent actuellement des difficultés liées au manque de relève, à la propriété et au renouvellement des clientèles, notamment durant et après la pandémie. Les entreprises reprises ou fondées avec succès sont souvent celles qui sont aussi propriétaires des immeubles. Par ailleurs, les moyens pour attirer de nouvelles clientèles ont été jusqu’ici pris en charge par des bénévoles de la communauté qui se sont mobilisés pour faire rayonner la culture, encourager les entreprises et combattre le racisme qui affectait l’ensemble de la communauté, y compris les commerces. Ces formes d’accompagnement portées par la communauté pourraient être pérennisées afin qu’elles ne reposent plus sur du travail bénévole. Dans d’autres quartiers chinois d’Amérique du Nord, des mesures de soutien ont été mises en œuvre afin d’encourager la reprise des entreprises indépendantes et de favoriser la longévité de celles qui se créent.

Aux États-Unis, sept villes recensées – San Francisco, Los Angeles, Washington D.C., Missoula, Laurel (Maryland) et Boston – se sont dotées de programmes de soutien aux entreprises multigénérationnelles29. Ces programmes reconnaissent l’apport culturel et historique des entreprises indépendantes établies depuis ou pour longtemps et prévoient notamment les mesures suivantes : des bourses récurrentes de 500 $ par employé·e ; un incitatif de 4,50 $/pied carré alloué aux propriétaires accordant des baux de plus de 10 ans aux commerces locataires ; un soutien à la visibilité des entreprises grâce à des capsules vidéo diffusées sur les plateformes en ligne des villes ; des consultations juridiques gratuites ; des modifications de zonage pour faciliter le plein usage des espaces commerciaux ; la tenue d’un registre des entreprises multigénérationnelles et un soutien à l’obtention de contrats publics.

Au Canada, dans le Quartier chinois de Vancouver, un projet-pilote d’accompagnement d’une entreprise familiale en transition entre deux générations de propriétaires a été mis en branle pour déterminer les mesures d’aide adéquates et définir un plan d’action. Une telle démarche pourrait être entreprise à Montréal. L’entraide qui existe déjà entre les entrepreneur·e·s de nouvelles générations pourrait également être solidifiée par une coordination des efforts, notamment lors d’événements spéciaux dans le quartier. Si les discussions actuelles sur la création d’une société de développement commercial (SDC) ou de toute autre forme d’association entre les commerces se concrétisent, celle-ci pourrait chapeauter cette initiative. Elle pourrait également contribuer à faire le pont entre les visions portées par les commerçant·e·s, dont on observe des différences entre les générations.

Pour aider les commerces indépendants locataires, qui sont les plus à risque de subir d’importantes difficultés, les recommandations faites dans le rapport Problématique des locaux vacants sur les artères commerciales amèneraient déjà une protection. Dans ce document, il est recommandé à la Ville de Montréal, entre autres, de « mieux encadrer les hausses des loyers et les baux commerciaux », notamment en prévoyant « […] les conditions de la durée minimale du bail, la répartition des travaux et des charges entre le locataire et le propriétaire, le renouvellement du bail ainsi que la hausse maximale du loyer ». Le rapport précise aussi que « […] l’absence d’encadrement actuel met en péril la survie des commerces indépendants […]30 ». Bien que la solidarité sociale particulière entre les locataires et les propriétaires de longue date du quartier préserve pour le moment certains commerces, il apparaît nécessaire de pérenniser ces mesures.

La création éventuelle d’une structure par et pour les commerces du quartier, que cela prenne la forme d’une société de développement commercial ou de toute autre forme d’organisation démocratique pourrait notamment pérenniser ces actes de valorisation des arts, culinaires et autres, du quartier. Cette initiative permettrait d’offrir une présence sur les réseaux sociaux à des commerces dont les propriétaires n’en maîtrisent pas les techniques et les codes, en plus de combattre les préjugés et le racisme.

Pour toute la communauté – Services de traduction

L’un des nombreux services offerts au fil du temps par les associations familiales consistait en des aides variées pour briser la barrière de la langue. Ce besoin est encore présent dans le Quartier chinois. Par exemple, une personne ayant fait la promotion de restaurants sur les réseaux sociaux explique : « Le problème, c’est la langue. Moi, je voulais approcher plein de restaurateurs du quartier chinois […]. Cependant, je n’avais pas de traducteur cantonais. »

Que ce soit pour des initiatives communautaires de ce type, ou pour s’informer des programmes publics divers, un service de traduction permettrait de soutenir les commerçant·e·s allophones du quartier et de favoriser leur participation au développement du quartier tout comme aux structures qui le soutiendront. Ce service pourrait constituer une première étape dans la réalisation d’un processus de planification inclusif qui prenne en considération les discriminations et les barrières linguistiques.

Pour régler le problème d’espaces et de locaux vacants

L’appropriation temporaire des espaces privés vacants par la communauté au cours des dernières années met en lumière les besoins du Quartier chinois en matière d’espaces publics. Investir ces espaces transitoires permet d’explorer les possibilités d’activités et de services à mettre en place. La poursuite de ces initiatives est nécessaire, tout comme l’appui symbolique et financier des instances publiques qui permettent leur réalisation. Les projets usant d’espaces inutilisés sont essentiels pour réduire les désagréments causés par les terrains laissés vacants par des propriétaires qui ne font qu’attendre que leur valeur foncière augmente.

Or, des solutions à plus long terme peuvent aussi être mises en place. Dans le Quartier chinois de Vancouver, un service de gestion des espaces sous-utilisés a été créé pour pallier les difficultés qu’éprouvent les propriétaires vieillissant·e·s dans la gestion, la rénovation et la location de leurs espaces. Les gens qui organisent ce service travaillent à attirer des locataires commerciaux qui correspondent à leur culture et à leurs valeurs, tout en apportant un soulagement financier31. Un service similaire pourrait être pris en charge par la SDC ou un nouvel organisme. Des organismes exécutant ce type de travail d’articulation entre des espaces vacants et des locataires existent à Montréal (ex. : l’organisme Entremise) et pourraient servir de modèle. Pour le Quartier chinois, il est toutefois primordial que cette mission soit confiée, au moins en partie, à des personnes de la communauté en mesure de comprendre les enjeux sociaux et culturels qui lui sont propres.

Une attention particulière pourrait être portée à la valorisation des locaux commerciaux vacants situés au deuxième étage et au sous-sol des immeubles. Étant moins visibles pour la clientèle, ces espaces sont particulièrement affectés par la vacance, mais ils recèlent en même temps un potentiel unique au quartier. Le Quartier chinois compte en effet déjà plusieurs commerces n’ayant pas directement pignon sur rue alors que c’est une réalité plutôt rare dans les autres quartiers de Montréal. Parmi les restaurants et les bars non asiatiques implantés récemment, plusieurs se sont d’ailleurs installés en hauteur et au sous-sol, créant ainsi un « effet caché » qui contribue à attirer la jeune clientèle montréalaise. Une première démarche à ce propos pourrait s’intéresser aux manières de faire bénéficier les commerces indépendants asiatiques de ce potentiel. Elle pourrait aussi étudier les paramètres urbanistiques pour évaluer les freins existants, outre l’accessibilité pour la clientèle, à l’installation de commerces à ces étages. Par exemple, y aurait-il des enjeux de zonage qui restreindraient les possibilités ?

Projets structurants

Ententes d’avantages communautaires

La présence nouvelle dans le Quartier chinois de promoteurs immobiliers externes à la communauté implique possiblement des collaborations entre le privé, le secteur public et la communauté. Les « ententes d’avantages communautaires » représentent à cet égard une avenue à explorer. De plus en plus utilisé au Canada, ce type d’entente officielle a pour objectif d’encadrer légalement les projets de développement et d’infrastructures afin qu’ils incluent des bénéfices pour les communautés locales32. Les avantages peuvent prendre la forme de formations à l’emploi et de stages, d’emplois ciblés pour les communautés désavantagées, de logements sociaux ou abordables, ou encore d’infrastructures communautaires (parc, accès Internet, services, art public, etc.). Les demandes précises de ces ententes sont généralement formulées par les groupes communautaires (ou des coalitions de groupes) qui organisent des concertations et amassent des données permettant d’affirmer les besoins locaux. Ces ententes peuvent être prises entre les promoteurs et la communauté, entre le secteur public et la communauté, ou encore entre les trois.

La situation actuelle entourant la vente de la manufacture patrimoniale Wing Noodles à des promoteurs constitue un exemple où une entente d’avantages communautaires pourrait intervenir. Comme la vente a été conclue, mais que le développement est limité par la nouvelle protection patrimoniale en vigueur, une entente d’avantages communautaires est encore envisageable afin que la communauté puisse continuer de jouir au moins partiellement d’un lieu qui a été aussi vital que central pour son développement. Une telle entente établie lors de la planification du projet de développement pourrait en ce sens prévoir qu’un étage de l’édifice soit réservé de façon permanente à des expositions portant sur l’histoire sociale du Quartier chinois. En l’absence d’une entente de ce type, la communauté perd un espace, celui-ci étant approprié et transformé à des fins immobilières à visées strictement lucratives.

Fiducies d’utilité sociale

Les stratégies de contrôle communautaire capables de retirer des propriétés du marché spéculatif sont étudiées dans les autres quartiers chinois d’Amérique du Nord situés à proximité des centres-villes, notamment à Toronto et à Boston, où une community land trust a récemment été créée33. Les community land trusts sont présentées dans ce cadre comme une poursuite possible de ce qui a été bâti par les associations familiales afin de le pérenniser. Leur création et leur fonctionnement s’inscrivent dans une approche d’économie sociale.

Au Québec, l’équivalent des community land trusts sont les fiducies d’utilité sociale (FUS). Elles sont de plus en plus envisagées pour le déploiement de projets d’économie sociale qui visent, par exemple, à protéger la vocation de lieux comme des milieux naturels, des terres agricoles, des projets d’habitation ou encore des patrimoines culturels. Il s’agit d’une structure juridique non capitalistique qui enlève tout droit de propriété sur un bien, en lui attribuant plutôt une vocation collective qui perdure. Elle est composée de trois types d’acteurs : les constituants qui donnent ou vendent le bien à la fiducie, les fiduciaires qui assurent le maintien de la mission qui a été établie à la fondation de la fiducie et, finalement, les bénéficiaires, c’est-à-dire les acteurs collectifs qui peuvent jouir de la vocation de ce bien. Les bénéficiaires peuvent correspondre à une entité très large comme « la population québécoise », par exemple, ou encore à un ensemble plus restreint, qui pourrait être « la communauté asiatique du Québec ».

Comme les relations sont bonnes et déjà organisées entre les différentes associations familiales du quartier, il apparaît envisageable de les unir pour former une fiducie d’utilité sociale qui protégerait l’immobilier qu’elles possèdent actuellement et préserverait à perpétuité sa vocation collective. Advenant qu’une telle fiducie d’utilité sociale soit créée pour les immeubles, cela n’empêcherait pas chaque association d’avoir des activités animées par des OBNL distincts, à condition qu’ils correspondent tous à la mission que s’est donnée la fiducie. En plus de protéger la vocation communautaire du cadre bâti des associations familiales, une telle mise en commun permettrait d’unir certaines tâches administratives qui sont actuellement réalisées séparément.

Pour les associations familiales, une FUS pourrait être l’occasion de réfléchir au renouvellement de leur mission historique de soutien à leurs membres. La définition de la partie « bénéficiaires » de la FUS pourrait s’inscrire dans un processus déjà entamé et pratiqué depuis la naissance de ces associations familiales, qui orientent leur mission tant sur un mode clanique ou familial que de manière à servir une communauté plus large.

Bien que la mise en place d’une FUS soit un processus fastidieux, il existe au Québec de plus en plus de ressources et de financement public qui pourraient certainement appuyer les associations familiales dans ces démarches d’envergure34. La création d’une FUS pourrait attirer des formes diverses d’investissement à vocation sociale en provenance de fonds syndicaux ou de capitaux privés et publics. On peut imaginer à moyen terme l’intégration de nouveaux espaces et immeubles à une FUS existante, à partir d’organes financiers souhaitant participer à la vitalité culturelle et sociale du Quartier chinois. Par exemple, les sièges sociaux d’Hydro-Québec et des Caisses Desjardins (le Complexe Desjardins), tout comme le Complexe Guy-Favreau, se sont bâtis au moyen d’expropriations ou en causant un enclavement du quartier. Dans le cas précis du siège social d’Hydro-Québec, l’Église unie chinoise a été détruite pour faire place à l’édifice achevé en 1962. Ces institutions pourraient contribuer à la mise en place d’une éventuelle FUS notamment à titre de réparation pour les torts causés.

Desjardins a un rôle à jouer déterminant d’un point de vue du support comme partenaire au niveau financier […] Je pense que le Quartier chinois, on peut le réinventer ensemble en unissant tous les leaders de la communauté socioéconomique, les artistes, les jeunes […] C’est comme ça qu’on va trouver ensemble des solutions […] Desjardins a de l’argent sur la table et va continuer à supporter les communautés […] On ne peut pas se permettre de perdre un quartier comme le Quartier chinois35. (Éric Prud’homme, directeur général Desjardins Entreprises – Ouest de Montréal)

Le Fonds du Grand Mouvement de Desjardins est un exemple de ressource financière pouvant agir au sein d’une FUS.

Comme nous l’avons démontré plus haut, la dynamique foncière du quartier s’approche d’un point de bascule. Les propriétaires asiatiques vieillissant·e·s sont sur le point de vendre leurs immeubles, ou de les transmettre à une descendance susceptible de les vendre au plus offrant. La création d’une FUS pourrait s’interposer dans ces changements prévisibles de propriété, en acquérant des immeubles du quartier pour en permettre un contrôle communautaire. Dans le Quartier chinois de Boston, la CLT a été créée précisément en raison de cette dynamique. Sur le site Internet de la fiducie, on retrouve la mention suivante : « Are you a Chinatown property owner ? Contact us to discuss ways to preserve your property in a way that stabilizes Chinatown’s future36. » Les bénéfices escomptés seraient multiples : maintien et création d’une offre d’espaces commerciaux et d’habitations abordables ; utilisations associatives et culturelles diverses ; préservation de la vocation historique du quartier comme lieu d’accueil et de soutien à l’intégration pour des immigrant·e·s de diverses origines, etc.

Chapitre 5 : RECOMMANDATIONS

Les quartiers chinois d’Amérique du Nord suivent tous une trajectoire historique semblable : naissance au début du XXe siècle, suivie d’une phase d’essor et de développement, puis d’une période de déclin progressif, dont l’issue est soit la disparition, soit une renaissance.

Le Quartier chinois de Montréal a survécu à une première période de déclin à partir des années 1960, alors qu’il était assiégé par des projets d’infrastructures publiques qui l’ont privé de plusieurs de ses espaces de vie et de travaile l’enclaver. Les années 1980 ont été synonymes de renaissance pour le quartier, notamment avec l’édification de deux arches, la fondation du parc Sun-Yat-Sen, la construction d’une résidence pour personnes âgées et la piétonnisation de la rue de la Gauchetière, qui ont préservé ce qu’il restait du quartier, en plus de contribuer à le développer37.

Ce rapport avance que le quartier se trouve aujourd’hui dans une position similaire, en raison de plusieurs facteurs concourant à son déclin. Il se situe donc à la croisée des chemins. Tant la communauté du Quartier chinois que l’arrondissement Ville-Marie sont résolus à ce que la voie de la « renaissance » prédomine. Il s’agit alors de déterminer la forme, les bases et les outils sur lesquels appuyer le renouvellement du modèle de développement du quartier. Afin de surmonter les facteurs de déclin propres à l’époque, ce modèle doit être réfléchi, formulé et planifié par la communauté selon ses besoins et ses aspirations.

À partir des entretiens réalisés avec des acteurs de la communauté, de l’étude de la dynamique foncière, de la recension de la littérature portant sur les quartiers chinois et des dynamiques urbaines similaires, ainsi que d’une mise à jour du portrait sociodémographique, ce rapport a présenté des outils et des solutions envisageables pour le quartier. Nous concluons ce rapport en synthétisant ces propositions sous la forme de recommandations, que nous séparons en cinq catégories distinctes, mais dont l’opérationnalisation et le succès en font des dimensions indissociables l’une de l’autre : (١) institutions locales, communauté et concertation ; (٢) patrimoine tangible et intangible, et infrastructures ; (٣) vitalité commerciale ; (٤) vie associative ; (٥) recherche, données et savoirs.

1) Institutions locales, communauté et concertation

Pour que la communauté du Quartier chinois ait les moyens de contrôler son propre développement socioéconomique, il est nécessaire de solidifier les institutions locales. Les trois organisations complémentaires que sont la Table ronde du Quartier chinois (processus décisionnels), la Fondation JIA (planification des espaces et du patrimoine culturel) et, à terme, une structure par et pour les commerçant·e·s sont à ce titre essentielles. Comme leur travail demeure méconnu par certain·e·s membres de la communauté de même que par certaines instances publiques, nous recommandons de communiquer davantage et de façon adaptée leur mission, leur travail et la manière dont elles peuvent être mobilisées. Il s’agit de véhicules importants pour que la communauté puisse s’exprimer d’elle-même, rejoindre ses membres, identifier ses besoins et établir des priorités d’action. La création de nouvelles institutions locales ne garantit pas de facto le caractère transparent et inclusif du développement du quartier. Nous recommandons que ces structures communautaires soient munies d’objectifs et de principes clairs qui garantissent leur transparence, leur imputabilité et leur responsabilité envers l’ensemble du quartier. Pour que ces organisations aient la capacité d’agir, elles doivent aussi en avoir les moyens. Nous recommandons que ces outils de contrôle collectif bénéficient d’un financement pérenne afin de leur assurer une stabilité.

Le présent rapport est une des étapes vers la réalisation d’un plan de revitalisation socioéconomique par et pour la communauté du quartier. Son élaboration plus détaillée et sa concrétisation doivent être poursuivies par ces organisations, à l’instar du Chinatown Master Plan Committee de Boston présenté plus haut. Nous recommandons la tenue d’un processus continu de collaboration et de concertation pour la planification des divers projets de développement qui seront entrepris.

2) Patrimoine tangible et intangible, et infrastructures

Le patrimoine immatériel du Quartier chinois est composé de pratiques et de savoirs divers dont la pérennité et le dynamisme supposent notamment un accès durable au patrimoine tangible et à des biens immobiliers. Tant dans cette perspective d’accessibilité que celle d’une réparation pour les multiples expropriations vécues, nous recommandons :

  • un appui public soutenu à la tenue d’activités variées sur les terrains vacants du quartier, et l’étude des façons de pérenniser les accès temporaires ;
  • l’adoption d’« ententes d’avantages communautaires » afin d’encadrer les investissements privés dans le quartier de manière à ce qu’ils bénéficient à la communauté dans son ensemble ;
  • que la fermeture du YMCA du Complexe Guy-Favreau soit compensée par la création d’infrastructures publiques permettant la tenue d’activités culturelles et sportives ;
  • que le quartier puisse bénéficier d’un lieu, à définir par la communauté, où archiver sa mémoire et son histoire pour qu’elles puissent être valorisées et transmises ;
  • que des investissements dans des projets d’habitation coopérative et sociale soient réalisés à une échelle permettant au quartier de demeurer un lieu d’accueil et de soutien pour les personnes immigrantes et les ménages à faible revenu.

3) Vitalité commerciale

La revitalisation commerciale a reposé jusqu’à présent sur les commerces eux-mêmes et sur des membres de la communauté qui ont entrepris de les aider de façon bénévole, en particulier durant le creux de la pandémie, où plusieurs initiatives ont été créées. Nous recommandons de systématiser ces initiatives en mesures de soutien afin qu’elles soient rendues disponibles à un plus grand nombre de commerces et qu’elles ne reposent plus sur du travail bénévole. Cela constitue un premier pas vers la concrétisation d’incitatifs pour encourager la relève d’entreprises multigénérationnelles et favoriser la création de nouveaux commerces capables de perdurer de la même manière.

Considérant l’importance des arts culinaires, non seulement dans l’économie locale, mais aussi pour la préservation et la transmission de l’héritage culturel, une attention particulière doit être portée aux restaurants en transition entre deux générations de propriétaires ainsi qu’aux commerces indépendants désireux de s’enraciner dans le quartier. Nous recommandons la création de programmes et de mesures semblables à ceux adoptés dans d’autres métropoles nord-américaines qui ciblent les commerces indépendants établis depuis plusieurs années ou dont la volonté est de s’implanter à long terme. Nous encourageons pour ce faire le développement d’un projet-pilote qui permettrait d’accompagner un petit nombre de commerces repris par les enfants des fondatrices et fondateurs et de déterminer les moyens dont ils doivent bénéficier, les mesures que Montréal pourrait emprunter à d’autres villes, de même qu’un plan d’action adéquat.

L’inoccupation des locaux commerciaux dans le quartier doit être abordée avec des solutions non seulement temporaires, mais aussi à long terme. Un service de gestion des espaces sous-utilisés mené par et pour la communauté du quartier, c’est-à-dire apte à attirer des locataires en filiation culturelle, avec des valeurs collectives similaires, permettrait en ce sens de pallier les difficultés des propriétaires vieillissant·e·s. Nous recommandons de déterminer un espace précis pour collectiviser la question des locaux commerciaux vacants, comprendre les problèmes communs et entamer une prise en charge à long terme.

4) Vie associative

4.1) Associations familiales et communautaires

Le Quartier chinois compte 10 immeubles à vocation associative ou communautaire, qui s’inscrivent en majorité dans un modèle d’économie sociale et dont les revenus locatifs sont réinvestis dans la communauté sous forme de services divers. La plupart des membres de ces associations sont des personnes plus âgées qui s’interrogent sur des manières de renouveler leur mission pour attirer les plus jeunes générations, dans un contexte où les besoins actuels ne sont plus les mêmes qu’au XXe siècle.

Dans une perspective de ponts intergénérationnels et d’expression culturelle, les différentes organisations associatives du quartier pourraient tenir des formes variées de résidences artistiques pour des artistes étudiant·e·s ou émergent·e·s d’origine asiatique, s’inspirant ainsi de projets similaires se tenant dans le Quartier chinois de New York, où des artistes travaillent de façon originale sur des projets de mémoire vivante.

Pour les associations familiales, cette voie impliquerait de redéfinir partiellement leur tradition plus filiale, en ouvrant leurs édifices à des bénéficiaires dont la composition serait élargie.

4.2) Fiducie d’utilité sociale

Dans une perspective de contrôle communautaire du quartier, une fiducie d’utilité sociale d’abord constituée à partir de certains immeubles associatifs du quartier pourrait représenter un outil de développement suscitant l’apport de leviers financiers publics et privés souhaitant soutenir un développement patrimonial et inclusif du Quartier chinois.

Le portrait foncier du quartier montre que des changements importants de propriété sont à prévoir à moyen terme. En ce sens, une FUS représente un moyen concret d’assigner perpétuellement des vocations collectives diverses à des biens immobiliers. Nous recommandons que la Ville appuie la communauté advenant une volonté de créer une FUS dans le Quartier chinois.

5) Recherches, données et savoirs

Le Quartier chinois, comme unité spatiale, ne fait actuellement pas l’objet d’une collecte de données statistiques, ce qui nuit à l’identification de ses besoins, d’autant plus qu’il est enclavé entre des quartiers aux caractéristiques très différentes. Nous recommandons que davantage d’études, de recensements et de collectes de données à l’intérieur des nouvelles frontières du Quartier chinois soient produits de manière récurrente. Pour les données du recensement, il est possible de recourir aux services payants de Statistique Canada. Nous recommandons que cette démarche soit entreprise et que les données soient rendues disponibles à la communauté, via la Table ronde du Quartier chinois, par exemple. Nous recommandons aussi de poursuivre les recherches sur des besoins particuliers du quartier. Voici quelques exemples de projets de recherche pertinents menés dans d’autres quartiers chinois d’Amérique du Nord et souvent financés par des instances publiques :

  1. besoins des personnes âgées du quartier et recherche sur les locataires ;
  2. besoins de la nouvelle population immigrante habitant le quartier et ses environs ;
  3. portrait et besoins des commerces indépendants ;
  4. portrait foncier et transformations socioéconomiques (mise à jour périodique).

Des fonds publics pérennes sont souhaitables pour la tenue de ses recherches.

À Montréal, contrairement à d’autres métropoles d’Amérique du Nord comme Toronto, il n’existe que peu de données statistiques sur les commerces de détail, pourtant centraux à la vitalité économique et culturelle des quartiers. Nous rappelons la recommandation en ce sens faite par la Commission sur le développement économique et urbain et l’habitation de « mieux documenter la situation commerciale et [de] créer un registre des locaux commerciaux38 ». Des données récurrentes et disponibles publiquement sur l’inoccupation et la valeur locative selon les commerces favoriseraient une meilleure planification de la revitalisation commerciale du Quartier chinois.

La communauté du quartier a été grandement sollicitée par les différentes démarches et études produites au cours des dernières années. Pour que se réalise concrètement un développement inclusif par et pour la communauté du quartier, nous ne devons pas limiter son apport à du travail bénévole et la traiter strictement comme une source d’informations. Ainsi, nous recommandons que les savoirs, les expertises et les expériences de la communauté asiatique soient reconnus et que ses membres puissent participer aux différentes études produites sur le quartier à titre professionnel. Porter attention aux personnes embauchées pour les études sur le quartier et leur mise en œuvre serait d’ailleurs une occasion pour la Ville de Montréal de suivre les recommandations du rapport qu’elle a produit sur le racisme systémique dans les institutions publiques.


1 Pour un exemple méthodologique semblable, voir Arthur ACOLIN et Domenic VITIELLO, « Who owns Chinatown: Neighbourhood preservation and change in Boston and Philadelphia », Urban Studies, vol. 55, no 8, 2018, p. 1690-1710.

2 Benoit LÉVESQUE, « Le modèle québécois : un horizon théorique pour la recherche, une porte d’entrée pour un projet de société ? », Revue interventions économiques, no 29, 2002.

3 Min ZHOU, Chinatown: The Socioeconomic Potential of an Urban Enclave, Philadelphie, Temple University Press, 2010.

4 Denise HELLY, Les Chinois à Montréal : 1877-1951, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1987, p. 215.

5 Ibid., p. 43.

6 Paul C.P. SIU et John KUO WEI TCHEN, éd., The Chinese Laundryman: A Study of Social Isolation, New York, NYU Press, 1988.

7 Cela est une estimation conservatrice puisque l’outil de conversion de la Banque du Canada débute à partir de l’année 1914. Voir « Feuille de calcul de l’inflation », Banque du Canada, www.banqueducanada.ca/taux/renseignements-complementaires/feuille-de-calcul-de-linflation/ (consulté le 10 février 2023).

8 HELLY, op. cit., p. 67 et 88.

9 Ibid.

10 Ibid., p. 88.

11 Ibid., p. 109.

12 LUCE LAFONTAINE ARCHITECTES, Étude de l’évolution historique et caractérisation du Quartier chinois, Montréal, décembre 2021, p. 82.

13 Jonathan CHA, « Le Quartier chinois au centre-ville de Montréal : le processus de construction d’un quartier », dans Juan-Luis KLEIN et Richard SHEARMUR, Montréal : la cité des cités, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2017, p. 76.

14 Jonathan CHA, « La représentation symbolique dans le contexte de Ia mondialisation : l’exemple de la construction identitaire du quartier chinois de Montréal », Journal de la société pour l’étude de l’architecture au Canada, vol. 29, no 3(4), 2004, p. 11.

15 Statistique Canada, recensements de 1996 et de 2021.

16 « About Us », T&T Supermarket, www.tntsupermarket.com/eng/aboutus (consulté le 9 février 2023).

17 GROUPE ALTUS, Étude de la structure commerciale du Quartier chinois, juillet 2022, p. 21.

18 Mychal COHEN et Kathryn L.S. PETIS, « Guide to Measuring Neighborhood Change to Understand and Prevent Displacement », National Neighborhood Indicators Partnership, 2019 ; Alexandre MALTAIS, Commerce de détail et transformations socioéconomiques des quartiers centraux : le repositionnement du petit commerce montréalais, Thèse de doctorat, INRS et UQAM, Montréal, 2016.

19 COMMISSION SUR LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET URBAIN ET L’HABITATION, Problématique des locaux vacants sur les artères commerciales, Ville de Montréal, 2020, p. 15-16.

20 Laureen D. HOM, « Symbols of Gentrification? Narrating Displacement in Los Angeles Chinatown », Urban Affairs Review, vol. 58, n° 1, 2022, p. 200.

21 Alan WALKS et Marine AUGUST, « The Factors Inhibiting Gentrification in Areas with Little Non-Market Housing: Policy Lessons from the Toronto Experience », Urban Studies, vol. 45, no 12, 2008, p. 2594-2625 ; CLERVAL, op. cit.

22 « Définition », Chantier de l’économie sociale, chantier.qc.ca/decouvrez-leconomie-sociale/definition/ (consulté le 7 février 2023).

23 La première association familiale de Montréal a été fondée en 1898.

24 HELLY, op. cit., p. 112. Les dépanneurs tenus par des commerçant·e·s chinois·e·s sont des leviers économiques contemporains qui ne sont pas sans rappeler les buanderies du siècle dernier. Environ 40 % des dépanneurs de l’extérieur de l’agglomération de Montréal sont tenus par des propriétaires d’origine chinoise. Voir à ce sujet le documentaire Les Chinois dépannent, Isabelle de Blois, 2017, 52 min.

25 HERITAGE BC, Vancouver Chinatown Intangible Heritage Values Report, Colombie-Britannique-Legacy Initiatives Advisory Council, 2015.

26 « The YMCAs of Québec announce the closure of the Guy-Favreau YMCA », YMCA, www.newswire.ca/news-releases/the-ymcas-of-quebec-announce-the-closure-of-the-guy-favreau-ymca-615015174.html (consulté le 28 janvier 2023).

27 « Chinatown Shop Talk », Urban Omnibus, urbanomnibus.net/2017/01/chinatown-shop-talk/ (consulté le 20 janvier 2023).

28 Helly, op. cit., p. 227.

29 « Legacy Business Programs Resource Guide », Small Business Anti-Displacement Network, Legacy Business Programs – Small Business Anti-Displacement Network (SBAN) (antidisplacement.org) (consulté le 11 février 2023).

30 COMMISSION SUR LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET URBAIN ET L’HABITATION, op. cit., p. 16-17.

31 « Community-serving retail », Dunefield, dunefield.ca/community-serving-retail/ (consulté le 15 décembre 2022).

32 CONSTRUCTIVE EDGE, P3s and Community Benefits Agreements in Canada, Le Conseil canadien pour les partenariats publics-privés, [date non précisée].

33 CHINATOWN COMMUNITY LAND TRUST, chinatownclt.org/ (consulté le 15 juillet 2022) ; Zeina AHMED et autres, « Community Power for Anti-Displacement: An Inclusive Future for Downtown Chinatown », Université de Toronto, Département de géographie et planification, décembre 2020.

34 « Le TIESS en bref », Territoires innovants en économie sociale et solidaire, tiess.ca/qui-sommes-nous/le-tiess-en-bref/ (consulté le 4 février 2023).

35 Prononcé lors du panel « Relance inclusive : présent et avenir du Quartier chinois », en ligne, vimeo.com/552966815/714195e122?fbclid=IwAR2hsGepI1EWI8NIre76jhAbBJFAStiTQTDZ5Ja2vhywx0cIDTDZdXXexJ0 (consulté le 12 septembre 2022).

36 CHINATOWN COMMUNITY LAND TRUST, op. cit.

37 CHA, 2004, op. cit., p. 12.

38 COMMISSION SUR LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET URBAIN ET L’HABITATION, op. cit., p. 14.