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Quelle pertinence pour Radio-Canada dans l’avenir médiatique du Québec?

20 mars 2025


Le chef du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilievre, suggère de « définancer CBC » alors que les compressions et les fermetures se multiplient au sein des médias privés dans le contexte d’une crise de leur modèle d’affaires. En se basant sur l’état des connaissances actuelles, la note analyse les conditions qui ont contribué à façonner cette crise de même que ses conséquences sur le paysage médiatique québécois. Elle met en lumière deux principaux enjeux : la diminution significative de la production d’informations locales et la domination des plateformes numériques (GAFA) dans le secteur de l’information. Elle s’attarde aussi au sous-financement chronique de CBC/Radio-Canada, qui fait désormais pâle figure en comparaison des services publics médiatiques similaires ailleurs dans le monde. Étant donné le rôle essentiel de la production et de la diffusion d’informations de qualité pour la vitalité démocratique, elle recommande de stabiliser le financement de la société d’État afin qu’elle puisse jouer un rôle central dans la stratégie de maintien des médias d’information.

Introduction

En 2023, le chef du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilievre, s’est engagé à « définancer CBC » dans l’éventualité de son élection à la tête du prochain gouvernement canadien. Depuis, M. Poilievre a multiplié les attaques à l’encontre de la société d’État dans la continuité d’une relation particulièrement conflictuelle avec les journalistes. À la suite de plusieurs membres de son parti depuis les années 1980, il accuse le service public médiatique de produire des informations biaisées et d’être superflu. Selon lui, rien ne justifie de financer un service public dans le secteur des médias puisqu’on retrouverait dans l’ensemble des médias privés une offre similaire. Sa proposition repose donc sur l’hypothèse que les médias privés auraient la capacité d’offrir des sources d’information plurielles et diversifiées. Or, les médias privés traversent actuellement une crise sans précédent due à l’effondrement de leur principale source de revenus : la publicité.

À partir de l’état actuel des connaissances, cette note socioéconomique analyse les conditions qui ont contribué à façonner cette crise de même que ses conséquences sur le paysage médiatique québécois. Dans un premier temps, nous revenons sur le rôle des médias d’information dans le maintien de la démocratie, principe qui devrait guider non seulement la société d’État CBC/Radio-Canada, mais également l’encadrement des médias privés au Canada. À partir des années 1980, l’orientation néolibérale des politiques canadiennes a toutefois assoupli certaines des mesures au cœur de cet encadrement, les gouvernements faisant davantage confiance aux capacités du privé à fournir des services médiatiques essentiels. Dans ce contexte, la concentration de la propriété des médias traditionnels s’est grandement accrue, et les médias numériques, y compris étrangers, ont bénéficié d’une absence totale de régulation. L’analyse s’articule ensuite autour de deux enjeux directement liés à l’échec de cette stratégie, à savoir la diminution significative de la production d’informations locales et la domination des plateformes numériques (GAFA) dans le secteur de l’information. Enfin, après avoir retracé l’historique de financement de CBC/Radio-Canada et établi des comparaisons internationales, nous concluons sur la nécessité de stabiliser le financement de cette société d’État dont le rôle et les particularités se révèlent de plus en plus essentiels étant donné la crise actuelle de financement des médias.

Les médias, l’intérêt public et le droit à l’information

L’encadrement des médias incombe au gouvernement canadien, qui a la réputation d’avoir une approche interventionniste de la régulation des communications, puisqu’il finance une part importante de la société d’État, CBC/Radio-Canada, et réglemente également les entreprises médiatiques privées par l’entremise du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). L’un des principes fondamentaux qui ont historiquement guidé les interventions du CRTC est celui du rôle primordial des médias d’information dans l’exercice quotidien de la démocratie, puisqu’ils participent au développement d’opinions éclairées sur les affaires politiques. C’est notamment à cause de ce rôle d’intérêt public que des balises ont été placées dans l’industrie médiatique, dont les intérêts privés ont été modérés.

Pour garantir le pluralisme de l’information et la diversité éditoriale, le CRTC a longtemps posé des limites à la concentration de la propriété dans les médias et freiné les tendances monopolistiques du secteur. Or, à partir des années 1980, l’orientation néolibérale du gouvernement a engendré un certain assouplissement de l’application de la réglementation. Moins restrictives, les décisions du CRTC se sont orientées de plus en plus en faveur des demandes des entreprises médiatiques privées qui ont procédé à des acquisitions à la fois verticales et horizontales. L’intégration verticale réfère à l’acquisition d’entreprises en amont et en aval de la chaîne de valeur des médias. Par exemple, cette période a été caractérisée par de nombreuses fusions entre les entreprises de télécommunications et les entreprises médiatiques. L’intégration horizontale désigne quant à elle l’achat de plusieurs entreprises médiatiques similaires, souvent réparties sur le territoire.

Ces décisions se sont accompagnées d’un changement de discours de la part de l’État et du CRTC, qui ont adhéré à celui des acteurs commerciaux privés. Le fil des fusions et des acquisitions ne devait plus être rompu, disait-on dès lors, il fallait faire des entreprises médiatiques de grands champions nationaux. Seules les grandes sociétés bien financées allaient être en mesure d’assurer la viabilité des entreprises et la production du contenu médiatique canadien et québécois. Pendant plusieurs décennies, l’État canadien et le CRTC ont embrassé cette perspective en favorisant la création de conglomérats médiatiques. Ce positionnement en faveur des acteurs privés s’est aussi traduit par le refus du CRTC, durant de nombreuses années, de réglementer les entreprises numériques, y compris étrangères, pour ne pas freiner l’innovation technologique1. Force est de constater aujourd’hui que cette stratégie n’a pas mené au scénario envisagé.

Alors que la concentration de la propriété devait assurer leur résilience, les médias privés voient se multiplier les compressions et les fermetures depuis une dizaine d’années dans le contexte d’une crise de leur modèle d’affaires. Le portrait qui suit met en lumière l’ampleur de cette crise du financement des médias et décortique deux principaux enjeux : le manque d’information locale pour les régions et la domination des plateformes numériques dans le secteur de l’information.

L’échec du marché et la diminution de la production d’information locale

Les médias privés à caractère commercial se sont développés tout au long du XXe siècle sur la base des revenus publicitaires, qui constituent encore aujourd’hui leur principale source de financement. Au Québec, en 2022, les quotidiens en tiraient 60 % de leurs revenus, la télévision généraliste 85 %, les hebdomadaires régionaux 93 % et les stations de radio 97 %2. L’amenuisement progressif de ces revenus publicitaires depuis plus d’une quinzaine d’années est au cœur de la crise qui mine actuellement le paysage médiatique au Québec et dans l’ensemble du Canada. Toujours au Québec, entre 2012 et 2020, les revenus publicitaires ont chuté de 375 millions pour les quotidiens, de 190 millions pour la télévision, de 111 millions pour les hebdomadaires et de 114 millions pour les magazines. Ces pertes considérables pour les médias traditionnels se sont faites au profit du numérique, dont les revenus publicitaires ont augmenté d’un peu plus d’un milliard pour la même période3. Le graphique 1 illustre ce que ces transformations représentent pour chaque type de médias en parts du marché publicitaire total au Québec, révélant leur accaparement par le numérique. Il faut souligner aussi que les parts du numérique sont concentrées entre les mains d’une poignée de géants technologiques. Au Canada, l’année 2023 a marqué l’emprise définitive d’Alphabet (Google, YouTube), Meta (Facebook, Instagram) et Amazon, qui récoltent désormais plus des deux tiers des 22 milliards de dollars annuels que représente l’ensemble du marché publicitaire canadien4.

Une telle monopolisation a de graves conséquences. Les compressions budgétaires, la suppression de postes ainsi que les fermetures forment une tendance constante de tous les grands groupes médiatiques, ce qui remet en question la viabilité du modèle à but lucratif dominant. Ces pressions financières affectent particulièrement les médias à l’extérieur des grands centres urbains. Au Québec, entre les années 2008 et 2024, 101 médias locaux ont cessé complètement leurs activités, tandis que 37 ont réduit leurs services.

Le secteur de la presse écrite régionale se trouve particulièrement atteint. Cela dit, la faute ne revient pas entièrement aux géants numériques. Dans les années 2000, ce secteur a été caractérisé par plusieurs mouvements d’intégration horizontale qui ont grandement concentré la structure de propriété. Au Québec, trois grands groupes médiatiques – Québecor, Power Corporation et Transcontinental – se disputaient alors le marché de l’information régionale, ce qui a mené à un affrontement surnommé la « guerre des hebdos ». Celle-ci se déroule sur le terrain publicitaire : chacun réduit ses prix pour attirer les annonceurs, entraînant le marché à la baisse et des difficultés financières difficiles à surmonter, si bien que les trois conglomérats se sont successivement départis de tous leurs journaux régionaux5.

Depuis, la propriété dans le secteur évolue de manière grandement instable. Les transactions entourant six quotidiens (Le Soleil, La Voix de l’Est, Le Quotidien, Le Nouvelliste, La Tribune et Le Droit) détenus à l’origine par la filiale Gesca de Power Corporation exemplifient cette instabilité. En 2015, le Groupe Capitales Médias a été créé pour reprendre les quotidiens de Gesca, qui se retirait alors du marché de l’information régionale. Capitales Médias en a ensuite acquis sept autres de Transcontinental, qui cédait à ce moment ses 93 journaux locaux et régionaux au Québec et en Ontario, pour ensuite déclarer faillite en 2019. Pour assurer leur survie, les six quotidiens originaux se sont dès lors regroupés pour former la Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i). Puis, en 2023, la coopérative a annoncé une transition numérique complète, la fin de toutes les éditions papier et l’abolition conséquente d’une centaine de postes. 

Bien que la presse écrite locale et régionale soit la plus lourdement perturbée par la crise de la publicité et massivement délaissée par les conglomérats médiatiques, la télévision et la radio ne sont pas non plus épargnées. Seulement en 2023 et 2024, Québecor a par exemple supprimé plus de 600 postes, notamment dans son réseau de stations TVA partout au Québec, tandis que Bell a fermé ou vendu 54 stations de radio au Canada, en plus de centraliser ses opérations de programmation, coupant ainsi 6100 emplois.

Les nombreuses compressions et fermetures ont nécessairement des répercussions sur l’information produite par les médias, que l’on peut saisir par la diminution générale des dépenses de production6 et du nombre de journalistes au Québec. Comme le montre le graphique 2, le nombre de journalistes à temps plein au plus récent recensement (2021) était de 3370, ce qui représente une baisse de 12 % par rapport au précédent (2016), de presque 21 % par rapport à son sommet historique (2006) et de 6,6 % par rapport à 1996. Sur cette période (1996-2021), l’ensemble du marché médiatique a pourtant connu une croissance marquée, tout comme la population active, qui a augmenté de près de 30 %7. Le portrait devient d’autant plus évocateur lorsque l’on compare l’évolution du nombre de personnes travaillant à temps plein comme journalistes à celui des emplois en relations publiques, marketing et publicité. Alors que les premiers cherchent à rapporter les faits de la manière la plus objective et la plus équilibrée possible, les seconds diffusent de l’information formatée par des intérêts politiques ou économiques. Les relationnistes et les publicitaires ont connu une explosion de 345 %. Alors qu’en 1996, deux personnes œuvraient comme professionnelles des communications pour un journaliste au Québec, cette proportion a atteint un ratio disproportionné de 10 :1 en 20218. Les emplois dans le secteur médiatique québécois évoluent donc en deux mouvements distincts, laissant en plan ceux qui comportent une fonction publique.

Par ailleurs, il faut une fois de plus souligner les implications d’une telle défaillance du marché de l’information pour les communautés locales. De façon cohérente avec les fermetures et les abolitions de postes déjà mentionnées, les baisses d’effectifs journalistiques sont aussi inégalement réparties sur le territoire québécois. Certaines régions administratives ont vu le nombre de journalistes actifs diminuer de plus de 30 % entre 2006 et 2016 ; c’est le cas notamment des Laurentides et de Lanaudière. Dans l’ensemble, les régions rurales9 ont quant à elles connu une baisse d’environ 20 % des effectifs journalistiques alors qu’on y retrouve déjà moins d’un cinquième des journalistes québécois. Au cours de ces mêmes années, le pourcentage de journalistes dans la région métropolitaine de Montréal est passé de 60 à 65 %. Ces données géographiques semblent indiquer que l’épuisement du modèle de financement des médias par la publicité favorise la concentration des journalistes dans les grandes agglomérations et compromet l’accès à l’information locale de qualité.

Ces conclusions sont corroborées par un deuxième type de données provenant d’analyses qui se sont attardées plus particulièrement aux articles d’information. Le Forum des politiques publiques a analysé l’évolution du contenu politique de médias locaux au sein de 20 communautés francophones et anglophones du Canada entre 2008 et 201710. Leurs conclusions rapportent deux tendances majeures : un appauvrissement de l’information à « caractère civique11 », tant en nombre d’articles qu’en profondeur des reportages12; et un plus grand volume d’articles provenant de l’extérieur des communautés. De façon notable, les communautés étudiées qui n’ont pas connu de fermeture récente d’un média local présentent aussi cette baisse de couverture des affaires publiques. Par ailleurs, pour l’ensemble d’entre elles, la proportion de couverture médiatique provinciale a augmenté au détriment de la couverture régionale et municipale. Comme le suggère l’étude, cela est sans doute le résultat d’une stratégie de réduction des coûts de production qui consiste à prioriser les articles à portée géographique plus grande qui peuvent circuler d’un média et d’une communauté à l’autre. 

Encore une fois, la responsabilité ne revient pas entièrement aux GAFA. La concentration de la propriété de la presse au début des années 2000 avait déjà affecté négativement son contenu. Le Centre d’études sur les médias a publié en 2007 un rapport13 qui analysait le contenu de dix hebdomadaires régionaux en 1992 et en 2002, soit avant et après leur acquisition par le groupe Gesca. Les résultats de cette étude montraient un recul du volume et de la diversité de l’information, une diminution du nombre moyen d’articles par édition ainsi qu’un traitement plus léger de l’actualité. Cela signifie qu’avant même la crise financière de 2008 et la montée en puissance des plateformes numériques, qui ont toutes deux aggravé la chute des revenus publicitaires, les fusions-acquisitions des médias commerciaux compromettaient déjà l’information locale. 

L’amenuisement des ressources des médias locaux et la concentration de la couverture en faveur des nouvelles provinciales et pancanadiennes peuvent donner lieu à des « déserts médiatiques », c’est-à-dire des communautés où l’accès à de l’information crédible et complète susceptible de nourrir la vie démocratique locale est très limité14. Au Québec, sans grande surprise, les régions éloignées comme le Nord-du-Québec, la Côte-Nord et la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine souffrent d’une faible présence médiatique. Selon les données du Centre d’étude sur les médias, Lanaudière et le Centre-du-Québec comptent également un très petit nombre de médias d’information, tous supports confondus15. Plusieurs études empiriques se sont attachées dans les dernières années à examiner ce phénomène, en particulier aux États-Unis. L’une de ces études a par exemple établi un lien entre la réduction substantielle du nombre de journalistes dans les villes et celui de l’engagement politique local, révélant un plus petit nombre de candidat·e·s à la mairie de même qu’une participation électorale plus faible16. Ces résultats permettent de croire que le déclin des médias locaux a des conséquences politiques tangibles. Il s’agit aussi d’une préoccupation pour la population. Un sondage de 2024 a révélé que 72 % des Canadien·ne·s s’inquiètent de la disparition des nouvelles locales17.

Ce sont ainsi principalement les communautés et les médias locaux qui font les frais actuellement du modèle de financement par la publicité des médias commerciaux, qui n’apparaît plus viable. Quand vient le temps de penser aux solutions, il ne faut pas oublier le grand rôle d’abord joué par l’industrie médiatique, dont les tendances oligopolistiques n’ont pas protégé la production de contenu local comme le vantait le discours néolibéral, mais au contraire, ont grandement contribué à son affaiblissement. En ce sens, il faut aussi veiller à ce que les actions entreprises ne servent pas simplement les intérêts des conglomérats nationaux et favorisent d’autres modèles que celui du privé commercial.

Plusieurs mesures ont été adoptées au cours des dernières années, tant par le gouvernement canadien que québécois. Le gouvernement fédéral a notamment créé l’Initiative de journalisme local pour les communautés mal desservies, tandis que le gouvernement provincial a fourni des aides pour la transformation numérique des médias locaux et a bonifié son programme de financement des médias communautaires à la suite de la pandémie de COVID-19. Les deux ont également créé des crédits d’impôt, respectivement pour la main-d’œuvre journalistique et pour la presse d’information écrite.

Bien qu’elles puissent atténuer les effets de la crise de financement du journalisme, ces mesures semblent demeurer insuffisantes en regard des compressions et des fermetures qui suivent leur cours dans les régions québécoises.

Les médias d’information face à la plateformisation

Les nombreuses fermetures des médias d’information traditionnels s’accompagnent, comme nous l’avons mentionné pour la CN2i, d’un passage vers un mode de publication exclusivement en ligne. La majorité des nouveaux médias locaux qui ont réussi à s’établir dans le contexte des 15 dernières années sont également des médias numériques18, car ce format implique moins de barrières à l’entrée. Il leur est toutefois difficile d’assurer leur pérennité. D’abord, le marché publicitaire en ligne s’avère compétitif et inégalitaire. Au Canada, selon les données de 2024, les trois conglomérats technologiques transnationaux Alphabet, Meta et Amazon dominent respectivement la publicité sur les moteurs de recherche, l’affichage sur les médias sociaux et la promotion pour le commerce de détail. Ils accaparent 89 % du marché publicitaire en ligne, alors que tous les médias canadiens ensemble ne parviennent qu’à toucher 6 % des revenus de ce secteur19. Les médias en ligne de petite taille arrivent ainsi difficilement à financer leurs activités avec les revenus publicitaires.

Les nouveaux médias et les médias de petite et moyenne taille sont également défavorisés face à la stratégie des abonnements, dont seuls les médias traditionnels nationaux bien connus et détenant un vaste lectorat sont en mesure de faire une source principale de revenus. Les données canadiennes collectées par le Reuters Institute sur les taux d’abonnements aux contenus d’information en ligne témoignent de ces grandes disparités20. Parmi les 2000 personnes sondées, seulement 15 % ont répondu avoir payé pour de l’information en ligne en 2024. Puis, parmi les personnes abonnées à un média, seulement 10 % le sont à un média local, tandis que 43 % paient un abonnement à un média étranger, le titre le plus populaire étant le New York Times. Il est suivi de deux médias nationaux, le Toronto Star et le Globe and Mail. Dans une culture de gratuité en ligne, convertir son lectorat en abonné·e·s payant·e·s représente un défi de taille.

Les nouvelles sources d’information en ligne sont soumises à des limitations substantielles qui les empêchent de prendre le relais du journalisme traditionnel. Comme le souligne le rapport annuel du Global Media and Internet Concentration Project21, en dépit des pertes significatives, le secteur des médias traditionnels continue d’employer un nombre plus élevé de journalistes et d’exercer une influence plus importante dans la production de l’actualité que les médias numériques. Ces derniers se limitent le plus souvent à relayer les informations issues des médias traditionnels ou à réagir à celles-ci. À l’exception des médias bénéficiant de fonds philanthropiques importants comme La Presse, les médias en ligne n’ont pas les ressources suffisantes pour avoir une incidence sur la production d’information de qualité. C’est la présence de médias d’héritage forts et crédibles qui tend à tirer vers le haut leur contribution.

Notons aussi que malgré la transformation rapide des habitudes d’utilisation, les données démontrent qu’une forte proportion de la population, notamment au Canada, continue de s’informer auprès des médias traditionnels et/ou leur accordent plus de crédibilité. Plus de la moitié des Canadien·ne·s (51,3 %) ont cité les médias traditionnels comme leur principale source d’information pendant la pandémie de COVID-19, et seulement 10 % ont cité les plateformes numériques22.

Par ailleurs, la monopolisation des revenus publicitaires par les plateformes numériques dominantes ne constitue qu’une facette des changements qu’elles ont engendrés dans le secteur de l’information. En effet, elles ont transformé et fragilisé chacune des étapes de production de l’information, ce qui comprend non seulement les stratégies de marchandisation, mais également la création et la diffusion. D’abord, l’essor des plateformes a entraîné une rationalisation des données d’audience, qui sont devenues extrêmement précises. Pour analyser finement et prédire la consommation de l’information, les salles de nouvelles recourent désormais à des systèmes qui produisent des données sur la façon dont les différents contenus en ligne sont consultés : nombre de clics, nombre de partages, temps moyen d’attention, heures de grande consommation, dispositif de lecture, plateforme de consultation, etc. La plupart des médias d’information utilisent à la fois des mesures externes provenant des plateformes dominantes et des mesures internes grâce à des logiciels comme Chartbeat et Parse.ly23. Ces ensembles de mesures sur les préférences et les comportements du public orientent le travail des journalistes, qui, selon des études récentes, les perçoivent de moins en moins comme une menace à l’indépendance éditoriale24. Même si les départements de production et de publicité demeurent généralement distincts, chacun s’appuyant sur ses propres indicateurs de performance25, les salles de nouvelles ont tendance à miser sur les sujets ou les types de couvertures qui « ont de l’impact » selon ces mesures. Les recherches empiriques sur l’utilisation des mesures d’audience ont d’ailleurs souligné la pression à laquelle étaient particulièrement soumis les médias privés commerciaux, dont les pratiques de collecte de données d’audience se ressemblent de plus en plus26. La recherche de rentabilité de ces entités les rend plus susceptibles d’orienter la couverture en fonction de l’intérêt du public, plutôt que de l’intérêt public. De façon significative, ces études ont aussi révélé des variations notables dans l’utilisation des données d’audience selon les différentes salles de nouvelles. Autrement dit, les données d’audience influencent la production du contenu de manière différente en fonction des priorités éditoriales et du modèle économique du média, qu’il soit commercial, sans but lucratif ou public27.

Le secteur de l’information a également développé une relation de dépendance avec les plateformes, qui agissent souvent comme intermédiaires entre les médias d’information et les audiences, ce qui leur donne un contrôle important sur la distribution des nouvelles28. Cette fonction dite de gatekeeping leur permet de fixer les règles de visibilité des contenus en ligne sans qu’elles ne soient toutefois transparentes. Cette dépendance est d’autant plus néfaste qu’elle n’est pas réciproque, car pour ces intermédiaires comme le moteur de recherche Google ou encore les différents services de vente d’applications (app stores), les contenus d’information ne sont qu’un type de contenu parmi de nombreux autres. Les multiples volte-faces de Meta par rapport à la distribution et au partage des nouvelles sur Facebook et Instagram attestent de la fragilité de cette relation. Les différents médias ne sont pas non plus tous soumis aux plateformes dominantes de la même manière. Google, Apples News+ et Facebook, par exemple, signent des ententes individuelles avec divers médias d’information à l’échelle internationale pour utiliser leur production éditoriale29. Le pouvoir de négociation des médias d’information dans ces accords dépend de leur taille et de leur position dans le marché, ce qui semble indiquer que cette dynamique favorise les grandes entreprises médiatiques et renforce la tendance oligopolistique au sein des médias traditionnels commerciaux. Finalement, il faut aussi souligner que la diffusion par l’intermédiaire des plateformes numériques s’accompagne d’une tendance à la « dilution éditoriale30 ». D’une part, elles prescrivent des formats qui orientent les choix éditoriaux et uniformisent les contenus, certaines plateformes priorisant par exemple l’image plutôt que le texte. D’autre part, il devient difficile d’identifier la source originale d’un contenu particulier dans cette marre d’informations, ce qui nuit à sa crédibilité.

Ce portrait en deux temps illustre les conséquences de l’assouplissement de la réglementation des médias au Canada, qui a favorisé les médias privés à caractère commercial depuis les années 1980. En effet, le gouvernement canadien et le CRTC ont mis en place des conditions favorables à la constitution de conglomérats dans le but d’assurer la sécurité financière des médias. Ils se sont aussi abstenus de réglementer les médias numériques pour ne pas contraindre l’innovation technologique. Or, au Québec comme dans le reste du Canada, les grandes entreprises médiatiques ont alimenté les difficultés financières des médias locaux et les ont ensuite vendus, pendant que l’innovation technologique s’est concentrée entre les mains d’une poignée d’entreprises technologiques transnationales qui ont grandement contribué à déstabiliser le secteur de l’information.

Le récent changement de cap avec la Loi sur les nouvelles en ligne (C-18) adoptée en 2022 contraint les grandes plateformes numériques à négocier de façon équitable avec les médias d’information canadiens. Cette négociation concerne leur participation financière à l’écosystème d’information du Canada. Par exemple, Google s’est engagé à verser 100 millions de dollars par an pendant 5 ans au nouveau Collectif canadien de journalisme chargé de gérer et de redistribuer ces fonds. La loi implique également la création d’un cadre réglementaire qui exige une plus grande transparence concernant les accords individuels et aborde certains aspects, comme l’accès aux audiences et le gatekeeping. Des chercheurs et chercheuses ont salué l’orientation de la Loi vers la viabilité du journalisme d’intérêt public, soulignant par exemple l’inclusion des stations de radio universitaires et communautaires ainsi que l’obligation pour les entreprises médiatiques de mobiliser des fonds pour la création et la distribution d’informations31. Néanmoins, il demeure impossible de prédire l’attitude des propriétaires de grandes plateformes numériques et les conséquences éventuelles qu’aurait leur décision de ne pas négocier de bonne foi lors du renouvellement des contrats ou de cesser la diffusion des nouvelles comme l’a fait Meta depuis l’adoption de la loi. Dans le climat actuel des États-Unis et la collusion des pouvoirs politiques et technologiques, ces récents efforts de régulation apparaissent pour le moins fragiles.

À quoi ressemblerait l’écosystème d’information québécois et canadien sans service public médiatique ? Les scénarios spéculatifs ne sont pas nécessaires. Nous savons déjà que la concurrence du libre marché dans le secteur médiatique a conduit les médias d’information commerciaux à une impasse. Face à cet échec du privé, le plus grand service public médiatique au Canada, CBC/Radio-Canada, présente au moins deux avantages. Il sert les communautés grâce à ses antennes régionales, et la majeure partie de son financement ne provient pas des revenus publicitaires. En cela, il représente une part primordiale de la réponse à la crise médiatique actuelle. Cela dit, le financement public de CBC\Radio-Canada a été négligé durant toutes les années où l’on croyait à tort que le privé serait en mesure de répondre au droit à l’information.

Le financement de CBC/Radio-Canada : 40 ans de coupes

Le financement de CBC\Radio-Canada provient de deux sources principales. Premièrement, il reçoit du financement public sous forme de crédits parlementaires. Ce financement public est annuel et discrétionnaire, c’est-à-dire que chaque année, le ministre du Patrimoine canadien décide du montant des crédits parlementaires alloués. Différents programmes et subventions peuvent aussi bonifier son financement public32. Deuxièmement, CBC/Radio-Canada dispose de revenus autonomes que l’on peut catégoriser en trois sources : (1) les revenus publicitaires ; (2) les revenus d’abonnement aux services facultatifs et (3) les revenus financiers et autres revenus.

Le financement public sous forme de crédits parlementaires constitue la principale source de revenus. Il représente historiquement plus de 60 % du financement total. Les revenus autonomes sont une source secondaire de financement et se situent sous la barre des 40 %. Parmi ceux-ci, les revenus publicitaires représentent approximativement 20 % du financement total alors que les revenus d’abonnement et les revenus financiers ont tendance à demeurer sous la barre des 10 %.

Les données récentes sur le financement de CBC/Radio-Canada permettent de constater une diminution des revenus autonomes et une augmentation du rôle joué par le financement public. Comme le montrent les graphiques 3 et 4, les revenus autonomes sont à la baisse depuis au moins dix ans. En 2023-2024, CBC/Radio-Canada a fait état de revenus totaux atteignant 1930,1 millions de dollars dont 74,4 % provenaient du financement public, à hauteur de 1436,1 millions de dollars. Les revenus autonomes prennent donc une part beaucoup plus petite. En effet, alors qu’ils atteignaient 37 % en 2014-2015, ils ne représentent plus que 26 % en 2023-2024. Le financement public, lui, est passé de 63 % en 2014-2015 à 74 % en 2023-2024.

Les données sur le financement de CBC/Radio-Canadaa des dix dernières années mettent donc en lumière l’importance du soutien public dans un contexte de chute des revenus autonomes. Or, le financement public de CBC/Radio-Canada est une question hautement débattue au Canada. La situation actuelle ne peut être éclairée qu’en jetant un regard plus large sur l’historique de financement de CBC/Radio-Canada et sur les débats qui ont influencé les décisions politiques et administratives ayant encadré ce financement.

C’est avec la popularité des idées néolibérales, dans les années 1980, qu’émerge le débat sur le financement de CBC/Radio-Canada. À cette époque, l’industrie médiatique, qui se porte bien, met en doute la nécessité du service public, laquelle devient alors un enjeu de politique partisane. Plusieurs acteurs politiques réclament une réduction des dépenses gouvernementales et la privatisation de nombreuses entités publiques, y compris de CBC/Radio-Canada. En 1984, le premier ministre conservateur Brian Mulroney réduit son budget de 85 millions et confie à John Crispo, un économiste partisan de la privatisation, un siège au conseil d’administration33. Les compressions budgétaires entraînent la suppression de 1150 emplois. À la fin des années 1980, de nouvelles coupes annoncées par le ministre des Finances Michael Wilson privent le diffuseur public de 240 millions supplémentaires34. Le premier mandat du gouvernement Mulroney marque un véritable tournant pour le service public, tant sur le plan de sa légitimité, les appels à la privatisation et au « démantèlement » s’inscrivant définitivement dans le discours des conservateurs, que sur celui de son financement, dès lors continuellement mis à mal.

À la suite des conservateurs, le gouvernement de Jean Chrétien ampute à son tour le budget de CBC/Radio-Canada de 227 millions. Cette décision entraîne la démission du président Tony Manera, auquel le gouvernement libéral substituera Perrin Beatty, un politicien conservateur. Un régime d’austérité est ensuite imposé à CBC/Radio-Canada jusqu’en 1998, année où la ministre Sheila Copps annonce que le financement public pour CBC/Radio-Canada sera fixé à 900 millions de dollars pour les 5 prochaines années. Pour la décennie 1990, on estime que le gouvernement libéral a réduit les crédits parlementaires de la CBC/Radio-Canada d’environ 25 %, ce qui équivaut à près de 400 millions de dollars35.

La réduction du financement de CBC/Radio-Canada se poursuit avec le gouvernement Harper, élu en 2006. Ce n’est par contre qu’en 2012, lorsqu’il parvient à obtenir une majorité en chambre, que de nouvelles coupes massives sont annoncées. Le gouvernement conservateur réduit alors de 115 millions sur 3 ans le budget du diffuseur public. Si les présidences de CBC/Radio-Canada ont jusqu’ici adopté des positions défensives, le président de l’époque Harper, Hubert Lacroix, accepte la décision et met en œuvre un important plan de restructuration qui mise sur les revenus publicitaires et le développement d’une stratégie numérique. Plusieurs chercheurs et chercheuses ont défini cette époque comme le moment d’intégration de plusieurs éléments du discours néolibéral dans la direction et la gestion de CBC/Radio-Canada, soulignant qu’elles s’éloignent alors de certains principes et valeurs associés au service public36.

En 2016, CBC/Radio-Canada reçoit une bouffée d’air frais : le budget du gouvernement fédéral prévoit alors un réinvestissement de 675 millions de dollars sur 5 ans pour « moderniser et revitaliser » cette « institution indispensable », dans les mots du ministre des Finances Bill Morneau37. Le gouvernement libéral de Justin Trudeau procède aussi à un changement notable dans la direction de l’institution. Il modifie les modalités de sélection du conseil d’administration en créant un comité consultatif indépendant chargé de nommer des expert·e·s en radiodiffusion et technologie numérique ainsi que des représentant·e·s des secteurs culturels de partout au Canada38. Précisons que le conseil d’administration de CBC/Radio-Canada est composé de dix membres, d’un·e président·e et d’un·e PDG, tous et toutes nommé·e·s par le gouverneur en conseil (cabinet fédéral), comme prévu à l’article 36 (2) de la Loi sur la radiodiffusion.

Le réinvestissement de 2016 n’est toutefois pas suffisant pour réparer les dommages causés par les nombreuses compressions dans le financement du média public. Il faut dire que le financement public octroyé à CBC/Radio-Canada depuis les années 1980 n’a jamais permis de suivre le rythme de progression de l’Indice des prix à la consommation (IPC). De 1985 à 2024, l’évolution de son financement prend en effet la forme d’un désinvestissement progressif, même à l’extérieur des périodes de compressions. Bien que les crédits parlementaires augmentent sur certaines périodes en dollars courants, ils ne permettent pas à la société d’État d’améliorer sa situation puisque cette augmentation ne prend pas en considération celle des coûts dus à l’inflation. En dollars constants de 2024, la valeur des crédits parlementaires alloués en 1984-1985 (837 millions de dollars) se chiffre à 2,1 milliards de dollars. C’est largement au-delà de la valeur des crédits alloués en 2023-2024, qui eux, n’atteignent que 1,4 milliard de dollars. Entre le montant octroyé en 1984-1985 et celui consenti en 2023-2024, toujours en dollars constants, il y a donc une diminution de 667 millions (voir graphique 5). Autrement dit, entre 1984 et aujourd’hui, le financement public de CBC/Radio-Canada a été amputé de 32 %. Par ailleurs, comme l’illustre le graphique 6, le montant des crédits budgétaires représente une fraction de plus en plus faible des dépenses totales du gouvernement fédéral. En 1990-1991, cette part était de 0,68 % et en 2009-2010, de 0,42 %39. Depuis 2020, les crédits parlementaires octroyés à CBC/Radio-Canada représentent moins de 0,30 % des dépenses fédérales projetées. En 2023-2024, ce pourcentage n’atteint que 0,26 %.

Qui plus est, la dimension annuelle du financement, qui le rend imprévisible, nuit à la planification et au développement, en plus d’imposer un mode de gestion à court terme. Le caractère discrétionnaire du financement public expose quant à lui la direction aux pressions partisanes, car il est toujours à risque de varier en fonction des priorités stratégiques des partis politiques.

Bien que cela n’ait jamais fait l’unanimité, il a été proposé plus d’une fois d’augmenter les revenus publicitaires pour consolider l’assise financière du service médiatique public. Or, comme nous l’avons vu dans le portrait actuel du paysage médiatique, les revenus publicitaires fluctuent à la baisse depuis le début des années 2000 au profit des plateformes numériques. Comme le montre le graphique 7, il en est de même pour CBC/Radio-Canada, qui voit sa principale source de revenus autonomes se tarir au fil des ans. Si miser sur les revenus publicitaires pouvait avoir du sens au XXe siècle, la transformation de l’écosystème médiatique rend aujourd’hui cette solution de rechange désuète.

Ce désinvestissement progressif de la part du gouvernement fédéral fait en sorte que le Canada se distingue désormais au niveau international par son faible soutien au service public médiatique. Selon la firme de recherche Nordicité Ltée, qui compile et analyse des données internationales sur le financement des médias publics depuis 2006, le Canada faisait partie du peloton de queue avant le réinvestissement de 2016 et en fait toujours partie aujourd’hui. Le rapport le plus récent (2024) de Nordicité conclut que parmi les 20 pays étudiés, le Canada avait en 2022 l’un des taux de financement public les plus faibles par habitant·e pour son diffuseur public (32,43 $)40. Selon ce même rapport, le Canada arrive en 18e place sur 20 pour le pourcentage de ses dépenses affectées au financement du service public, soit 0,12 % du total des dépenses gouvernementales (fédérales et provinciales)41. Parmi les 20 pays étudiés, seuls la Nouvelle-Zélande (0,02 %) et les États-Unis (0,01 %) arrivent derrière le Canada à cet égard. Au niveau international, donc, le Canada appartient à un groupe de pays en constante réduction depuis 2007, se distinguant par un faible niveau de soutien (moins de 50 $ par habitant·e), alors qu’il est le seul pays au monde à disposer d’un média public scindé en deux services distincts s’exprimant dans les deux langues officielles. Ses deux programmations doivent en plus couvrir un territoire géographique beaucoup plus vaste que la plupart de ces autres pays.

Malgré ce sous-financement, CBC/Radio-Canada continue de jouer un rôle de premier plan au sein de l’écosystème médiatique canadien. Comme dans de nombreux autres pays, le service public médiatique est la source d’information en laquelle la population canadienne a le plus confiance. Au Québec, Radio-Canada est le média d’information considéré comme le plus fiable (78 %), suivi par TVA (69 %) et La Presse (67 %)42. Un récent sondage national mené par le Centre for Media, Technology and Democracy rapporte également que 79 % des personnes interrogées (2055 Canadien·ne·s) trouvent le maintien d’un service public médiatique d’envergure comme CBC/Radio-Canada tout aussi pertinent, voire plus pertinent, dans le contexte de l’essor du numérique43.

CBC/Radio-Canada se distingue également par le rôle qu’il joue en matière de diversité et de représentation culturelles. En proposant ses services et programmes en français, Radio-Canada offre aux francophones du pays un accès à l’information, à la culture et au divertissement dans leur langue première. CBC/Radio-Canada est d’ailleurs le seul média à produire et à diffuser en français à l’ouest du Québec. Il est également l’unique média, à l’exception du Réseau de télévision des peuples autochtones (RTPA), à couvrir quotidiennement l’actualité autochtone depuis la création d’Espace autochtone. En 2019, le CRTC estimait que la population de langue officielle minoritaire au Canada perdrait 68 % des services de radio dans leur première langue advenant la fermeture de CBC/Radio-Canada44. Par ailleurs, il s’agit aussi du média où les journalistes des minorités visibles sont les mieux représenté·e·s45.

Le rôle d’un service public médiatique en contexte de « crise des médias »

Le contexte de défaillance du marché médiatique ou de « crise du journalisme » a suscité un certain nombre de recherches scientifiques sur la fonction propre aux médias publics. Ces recherches les ont associés à de nombreux bénéfices sociaux. Il a notamment été démontré que les services publics médiatiques, en particulier lorsqu’ils sont bien financés et protégés de l’ingérence politique, réduisent les inégalités dans l’offre d’informations, améliorent les connaissances de la population sur les affaires publiques et produisent une couverture de l’actualité plus diversifiée et plus critique que celle des médias commerciaux46. La recherche a effectivement démenti l’idée reçue selon laquelle le financement étatique des diffuseurs publics influence leur contenu et diminue leur capacité critique. Lorsqu’ils bénéficient d’un degré élevé d’autonomie politique comme c’est le cas au Canada, la liberté de presse étant inscrite dans la Charte canadienne des droits et libertés, les médias publics et les médias privés subventionnés ne sont pas moins critiques que les autres à l’égard du gouvernement47. Lorsque protégés de l’ingérence gouvernementale, les médias publics sont tout à fait capables de critiquer et de « mordre la main qui les nourrit ».

Les services publics médiatiques sont également associés plus généralement à la vitalité démocratique. Par exemple, les chercheurs Park et de Zuniga ont conclu qu’un « service médiatique public fort permet aux citoyens d’accéder facilement et rapidement à suffisamment d’informations politiques pour mieux comprendre les affaires politiques » et que « des médias de service public forts sont un bon indicateur d’une démocratie saine48 ». Une étude réalisée en ٢٠٢١ dans ١١ pays a aussi révélé que la liberté de presse et un fort soutien étatique (financement) renforcent l’association entre l’utilisation de l’information et la connaissance politique49. Plus récemment, une analyse des systèmes médiatiques de 33 pays en est venue à la conclusion que « les mécanismes de financement qui fournissent des niveaux élevés de financement sécurisé (pluriannuel) et des structures réglementaires qui établissent des relations ” indépendantes ” entre les médias publics et les gouvernements vont systématiquement de pair avec un soutien et un engagement fort en faveur des processus démocratiques50 ». Ainsi, le service public joue un rôle fondamental et crucial dans la production et la diffusion massive d’une information politique essentielle pour la réflexion, la délibération, le positionnement et la participation politique.

La crise des médias et du journalisme s’aggrave dans un contexte où se manifeste un malaise démocratique, notamment par une montée de l’abstention électorale, un déclin de l’engagement citoyen et l’essor d’un populisme autoritaire souvent d’extrême droite. Le manque de vitalité médiatique contribue au manque de vitalité démocratique. Cependant, les constats précédemment exposés suggèrent que les options publiques doivent être privilégiées pour faire face à la crise économique du journalisme commercial et améliorer les conditions démocratiques51. Bref, l’état des connaissances actuelles sur les médias et les démocraties invite à reconsidérer l’importance cruciale des diffuseurs publics. Face à la montée de la désinformation et de l’autoritarisme, la recherche d’options publiques pour contrer la crise des médias et du journalisme devient prioritaire.

Déjà en 2001, des chercheurs et chercheuses nous prévenaient que sans CBC/Radio-Canada, le paysage médiatique canadien se dirigerait vers une situation d’échec de marché52. Le sous-financement depuis 40 ans de CBC/Radio-Canada contribue à la crise actuelle des médias au Canada, et cette crise menace la vitalité de notre démocratie. Bien que la société d’État continue de jouer un rôle primordial pour la démocratie et le pluralisme au Canada, sa contribution demeure limitée par d’importantes contraintes budgétaires ; elle pourrait donc être bonifiée.

Recommandations

Le portrait brossé par cette recherche met en relief une série de problèmes auxquels fait face le principal diffuseur public au Canada, CBC/Radio-Canada. Depuis 40 ans, le décalage entre l’augmentation des crédits parlementaires octroyés à CBC/Radio-Canada et celle de l’IPC équivaut à des coupes budgétaires de plus de 30 %. En outre, les revenus publicitaires sont en constante baisse, et le financement des médias par la publicité n’est plus un modèle viable. Le montant des crédits parlementaires accordés à CBC/Radio-Canada représente une fraction de plus en plus faible des dépenses totales du gouvernement fédéral, ce qui le place parmi les moins bien financés dans la liste des diffuseurs publics comparables. Enfin, le caractère discrétionnaire du financement public expose la direction à la partisanerie.

Dans ce contexte, l’IRIS formule les trois recommandations suivantes.

Recommandation 1 : Rétablir et stabiliser le financement de CBC/Radio-Canada

Les crédits budgétaires octroyés à CBC/Radio-Canada doivent être déterminés sur une base quinquennale et le financement public doit correspondre à un seuil plancher de 50 $/par habitant. Si on avait appliqué ce seuil pour l’année 2023-2024, CBC/Radio-Canada aurait bénéficié d’un financement public d’environ 2,06 milliards de dollars, soit 624 millions de dollars de plus que ce que le diffuseur a réellement reçu. Cette mesure permettra de stabiliser le financement de CBC/Radio-Canada sur plusieurs années, de le rapprocher de la moyenne des pays comparables et de le rétablir à son niveau d’avant les coupes successives des dernières décennies.

Recommandation 2 : Accroître l’autonomie du conseil d’administration

Étant donné l’importance de l’autonomie du diffuseur public pour les processus démocratiques et pour la confiance du public, le conseil d’administration de CBC/Radio-Canada doit devenir plus représentatif par l’ajout d’une personne représentante du public et d’une autre pour représenter le personnel. En outre, la désignation de la présidence de CBC/Radio-Canada doit être prise en charge par le conseil d’administration plutôt que par le gouvernement.

Recommandation 3 : Développer la stratégie numérique hors des impératifs de rentabilité

La place désormais centrale des plateformes numériques, des mesures d’audience et de l’intelligence artificielle dans le secteur de l’information doit mener à davantage de réflexion sur les enjeux propres au service public médiatique. En ce sens, CBC/Radio-Canada doit opter pour un développement numérique qui n’est pas subordonné à des impératifs de rentabilité dans le but de réduire le risque de dénaturer les valeurs du service public.


1 Simon CLAUS, La politique canadienne en matière de radiodiffusion en question : de Marconi à Netflix, CRTC, crtc.gc.ca/fra/acrtc/prx/2017claus.htm.

2 Daniel GIROUX, Les médias québécois d’information : état des lieux en 2022, Centre d’études sur les médias, mai 2022, p. 75.

3 Ibid., p. 81.

4 Dwayne WINSECK, Canada’s Network Media Economy : Growth, Concentration and Upheaval (1984-2023), Global Media and Internet Concentration Project, décembre 2024, p. 161-162.

5 Aimé-Jules BIZIMANA et Oumar KANE, « La Presse au défi du numérique : une économie politique des médias régionaux au Québec », Les Cahiers du journalisme – Recherches, vol. 2, n° 3, 2019, p. R148.

6 Daniel GIROUX, op. cit.

7 STATISTIQUE CANADA, Profil du recensement, Recensement de la population de 2021, Tableau de profil ; STATISTIQUE CANADA, Profil du recensement, Recensement de la population de 1996, Tableau chiffres de population et des logements. Calcul de l’IRIS.

8 Selon les données de Statistique Canada compilées par le chercheur Dwayne Winseck, ce ratio était de 19 :1 pour le Canada en 2023; Dwayne WINSECK, op. cit., p. 236.

9 Il s’agit de l’ensemble du territoire en dehors des régions métropolitaines de recensement utilisées par Statistique Canada.

10 FORUM DES POLITIQUES PUBLIQUES, Mind the Gaps : Quantifying the Decline in News Coverage in Canada, septembre 2018, 13 p.

11 Les auteurs de l’étude incluent dans cette catégorie les affaires gouvernementales, municipales et judiciaires.

12 L’étude analyse le traitement approfondi de l’actualité en fonction de plusieurs indicateurs, comme la contextualisation historique, la présence de données, d’exemples concrets ou de perspectives divergentes.

13 Anne-Marie BRUNELLE et Colette BRIN, L’information locale et régionale au Québec : portrait du territoire 2011-2018 et perspectives citoyennes, Centre d’études sur les médias, août 2019, p. 8.

14 Nick MATTHEWS, « Life in a news desert : The perceived impact of a newspaper closure on community members », Journalism, vol. 23, n° 6, 2022, p. 1250-1265.

15 Anne-Marie BRUNELLE et Colette BRIN, op. cit.

16 Meghan E. RUBADO et Jay T. JENNINGS, « Political Consequences of the Endangered Local Watchdog : Newspaper Decline and Mayoral Elections in the United Sates », Urban Affairs Review, vol. 56, n° 5, 2020, p. 1327-1356.

17 POLLARA, Trust in Media. How Canadians feel about news outlets, juillet 2024, 26 p., www.pollara.com/wp-content/uploads/2024/07/Trust-in-Media-July-2024-final.pdf.

18 April LINGDEN et Jon CORBETT, Local News Map Data, Local News Research Project, octobre 2024, p. 6 ; Anne-Marie BRUNELLE et Colette BRIN, op. cit., p. 20.

19 Dwayne WINSECK, op. cit., p. xii.

20 REUTERS INSTITUTE, Digital News Report 2024, 2024, p. 23.

21 Dwayne WINSECK, op. cit., p. 239.

22 Gregory TAYLOR et Brooks DECILLIA, « Canada : A strong foundation with an uncertain future » dans The Media for Democracy Monitor 2021 : How leading news media survive digital transformation, Nordicom, vol. 2, p. 43-84.

23 Thomas POELL et al., « Spaces of Negotiation : Analyzing Platform Power in the News Industry », Digital Journalism, vol. 11, n° 8, 2023, p. 1391-1409.

24 Ibid.; Fererica CHERUBINI et Rasmus KLEIS NIELSEN, Editorial Analytics : How News Media are Developing and Using Audience Data and Metrics, Digital News Project, Reuters Institute, 2016, 46 p.

25 Nicole BLANCHETT, « Algorithms, Platforms, and Policy : The Changing Face of Canadian News Distribution », dans J. MEESE et S. BANNERMAN, The Algorithmic Distribution of News, Suisse, Springer, 2022, p. 49-70.

26 Caitlin PETRE, All the News That’s Fit to Click : How Metrics are Transforming the Work of Journalists, Princeton, Princeton University Press, 2021.

27 Fererica CHERUBINI et Rasmus KLEIS NIELSEN, op. cit.

28 Frank REBILLARD et Nikos SMYRNAIOS, « Quelle “plateformisation” de l’information ? Collusion socioéconomique et dilution éditoriale entre les entreprises médiatiques et les infomédiaires de l’Internet », tic&société, vol. 13, n° 1-2, 2019, p. 248-293.

29 Ibid.

30 Ibid.

31 Terry FLEW et al., « Digital platforms and the future of news : regulating publisher-platform relations in Australia and Canada », Information, Communication & Society, 2023, p. 1-17 ; Dwayne WINSECK, op. cit.

32 En guise d’exemple, CBC/Radio-Canada a bénéficié de 2008 à 2014 du Fonds pour l’amélioration de la programmation locale (FAPL).

33 CBC, « CBC reports on budget cuts in 1984 », www.cbc.ca/player/play/video/1.7056999.

34 Raymond BERNATCHEZ, « Jusqu’où Radio-Canada doit-elle couper ? » La Presse, 9 mai 1989, numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2172636.

35 Brooks DECILLIA et Patrick MCCURDY, « The Sound of Silence : The Absence of Public Service Values in Canadian Media Discourse about the CBC », Canadian Journal of Communication, vol. 41, n°4, 2016, 27 p.

36 Voir notamment Brooks DECILLIA et Patrick MCCURDY, op.cit. de même que Samuel LAMOUREUX, « Souffrance au travail dans les salles de rédaction : une comparaison entre Radio-Canada et Québecor », Les Cahiers du journalisme – Recherches, vol. 2, n° 8-9, 2022, p. R159-R171.

37 RADIO-CANADA, « 675 millions de dollars sur 5 ans pour Radio-Canada » Radio-Canada, 22 mars 2016, ici.radio-canada.ca/nouvelle/771956/budget-federal-radio-canada-cbc-culture

38 Gregory TAYLOR et Brooks DECILLIA, « Canada : A strong foundation with an uncertain future », dans The Media for Democracy Monitor 2021 : How leading news media survive digital transformation, Nordicom, vol. 2, p. 43-84.

39 Michel HOULE, Le financement de Radio-Canada : état de situation et pistes de solution, Rapport, Gouvernement du Québec/Gouvernement de l’Ontario, 2015, 81 p.

40 NORDICITÉ, International Comparison of Public Funding for Public Service Broadcasting 2022, Septembre 2024, 24 p., site-cbc.radio-canada.ca/documents/vision/strategy/digital-future/1-international-comparison-of-public-funding-for-public-service-broadcasting-nordicity-september-2024.pdf.

41 Leur calcul diffère du nôtre puisqu’il s’agit ici du pourcentage des dépenses de tous les paliers de gouvernement (gouvernements fédéral et provinciaux).

42 POLLARA, Trust in Media. How Canadians feel about news outlets, juillet 2024, 26 p., www.pollara.com/wp-content/uploads/2024/07/Trust-in-Media-July-2024-final.pdf.

43 Jessica JOHNSON et al., Do We Need the CBC ? A National Survey of Canadians on public service media, Centre for Media, Technology and Democracy, octobre 2024, 13 p.

44 CRTC (CONSEIL DE LA RADIODIFFUSION ET DES TÉLÉCOMMUNICATIONS CANADIENNES), Rapport de surveillance des communications, Gouvernement du Canada, 2019, crtc.gc.ca/pubs/cmr2019-fr.pdf.

45 Olivier MOUSSA, La représentation des minorités visibles francophones à la télévision : cas des bulletins régionaux de nouvelles de 18 h de Radio-Canada et de TVA à Ottawa-Gatineau, Université d’Ottawa/University of Ottawa, 2024, 181 p.

46 Tymothy NEFF et Victor PICKARD, « Funding Democracy : Public Media and Democratic Health in 33 Countries », The International Journal of Press/Politics, vol. 29, no 3, 2024, p. 601-627.

47 Ibid.

48 Chang Sup PARK et Homero Gil DE ZUNJGA, « Learning about Politics from Mass Media and Social Media : Moderating Roles of Press Freedom and Public Service Broadcasting in 11 Countries », International Journal of Public Opinion Research, vol. 33, no 2, 2021, p. 315-335.

49 Ibid.

50 Tymothy NEFF et Victor PICKARD, op. cit.

51 Ibid.

52 Colin HOSKINS, Stuart MCFADYEN et Adam FINN, « Refocusing the CBC », Canadian Journal of Communication, vol. 26, no 1, 2001, p. 17-30.

 

Faits saillants

  • Le modèle de financement des médias par la publicité n’est plus viable. Les médias privés ne sont plus en mesure de fournir des services essentiels, particulièrement en ce qui a trait à l’information locale. Au Québec, entre 2008 et 2024, 101 médias locaux ont cessé complètement leurs activités tandis que 37 ont réduit leurs services.
  • Les plateformes numériques dominantes (Google, Apple, Facebook et Amazon) exacerbent les difficultés financières des médias et nous mènent dans une situation de crise. Elles accaparent actuellement plus des deux tiers des revenus
    publicitaires au Canada, en plus de transformer toutes les étapes de production du secteur de l’information.
  • Malgré une contribution significative, les activités de la Canadian Broadcasting Corporation (CBC) et de Radio-Canada demeurent limitées par d’importantes contraintes budgétaires en raison d’un désinvestissement public progressif depuis 40 ans et d’une réduction des revenus publicitaires.
  • Le gouvernement fédéral doit agir en faveur du diffuseur public pour protéger le droit à l’information et ainsi défendre les fondements d’une société démocratique.

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