Une consultation en ligne sur la MPC à recalibrer
17 novembre 2018
Les choses vont décidément très, même trop vite depuis la publication de la stratégie canadienne de réduction de la pauvreté en août dernier, du moins pour les aspects de cette stratégie qui posent problème. D’emblée, celle-ci désignait unilatéralement la mesure du panier de consommation (MPC) en tant que seuil officiel de la pauvreté au Canada. La stratégie court-circuitait ainsi l’expertise développée au Québec, où la MPC sert prudemment depuis 2009 à «suivre les situations de pauvreté sous l’angle de la couverture des besoins de base» sans présumer pour autant qu’elle indique la sortie de la pauvreté. Ce choix devançait aussi le processus de révision périodique de la MPC qui était en cours à Statistique Canada, alors qu’il aurait été logique d’en attendre les résultats. Voici maintenant que le projet de loi C-87, déposé le 6 novembre dernier, entend confirmer le choix de la MPC comme seuil officiel. Pendant ce temps, une consultation en ligne demande à la population son avis sur la MPC… à partir de données ventilées qui ne tiennent pas la route. Abordons d’emblée ce dernier point, puisque la consultation est en cours et que des invitations à y répondre circulent dans diverses organisations.
Attention à la consultation en ligne
Dans cette consultation qui se tient du 15 octobre 2018 au 31 janvier 2019 «auprès des Canadiens», Statistique Canada vise à «recueillir des renseignements afin de l’aider à valider la manière dont nous mesurons la pauvreté». L’ambiguïté entre la précipitation dont le gouvernement fédéral fait preuve dans la confirmation du seuil qu’il a choisi et le processus statistique périodique de révision de la MPC par Statistique Canada est omniprésente dans la façon d’introduire l’enquête, qui «a pour objectif d’aider à valider la méthodologie de la MPC» :
«Récemment, le gouvernement du Canada a annoncé que la mesure fondée sur un panier de consommation (MPC) sera utilisée comme seuil officiel de la pauvreté au Canada. Statistique Canada mène actuellement un examen approfondi de la MPC.
La MPC est une mesure du faible revenu qui est fondée sur le coût d’un panier de biens et services dont les personnes et les familles ont besoin pour répondre à leurs besoins de base et accéder à un niveau de vie modeste. Où qu’elles vivent au pays, si les personnes et les familles n’ont pas les moyens d’acheter le panier de consommation dans leur communauté, on considèrera alors qu’elles vivent sous le seuil de la pauvreté au Canada.
En participant à cette consultation, vous aiderez Statistique Canada à mesurer avec précision le faible revenu et la pauvreté.»
Autrement dit, on établit la frontière de la pauvreté au seuil de la MPC et on consulte ensuite la population pour savoir si c’est bien le cas ?
Répondre à ses besoins de base et sortir de la pauvreté s’équivaut-il ? Pas selon le Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (CÉPE) mis en place au Québec pour équiper en données le suivi de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. En 2009, celui-ci a évalué que si la MPC permettait un suivi de la couverture des besoins de base, elle ne permettait pas de mesurer la sortie de la pauvreté selon la définition de la pauvreté donnée dans la loi québécoise. Or la stratégie canadienne reprend une définition similaire (laquelle n’apparaît pas par ailleurs dans le projet de loi C-87).
La confusion s’amplifie lorsqu’on passe au questionnaire. On y présente le panier de la MPC :
«Le panier comprend des éléments tels que des aliments sains, un foyer approprié et entretenu, des vêtements et le transport.
Le coût des éléments du panier reflète leur prix dans les collectivités canadiennes. […]
Vous pouvez découvrir de combien votre famille aurait besoin pour éviter la pauvreté en sélectionnant votre province, votre ville et la taille de votre famille. Veuillez nous dire si vous croyez que ces montants sont trop élevés, trop faibles, ou «à peu près justes».»
On sort ici de la rigueur habituelle de Statistique Canada, qui n’a jamais ventilé le contenu du panier autrement que pour le ménage de référence de deux adultes et deux enfants qui sert à établir le seuil. Avec raison.
Comme l’a montré le CÉPE dans une étude empirique en 2010, si l’échelle d’équivalence, en l’occurrence la racine carrée de la taille du ménage, utilisée pour établir des seuils équivalents pour les autres tailles des ménages fonctionne bien pour le revenu nécessaire à l’ensemble du panier, la manière de répartir les dépenses dans les cinq sections de ce panier (nourriture, vêtements, logement, transport et autres nécessités) varie selon la taille des ménages.
Pour donner un exemple, selon l’échelle d’équivalence, il faut diviser par deux (la racine carrée de 4) le coût du panier nécessaire à un ménage de quatre personnes pour établir son coût pour une personne vivant seule. Cela ne veut toutefois pas dire que le coût d’une alimentation équivalente ou d’un logement équivalent sera deux fois moindre pour cette personne vivant seule. Il lui en coûtera vraisemblablement moins pour l’alimentation et plus pour le logement.
Or la consultation en ligne (la stratégie canadienne aussi, aux pages 70 et 71) utilise tout simplement les ratios de l’échelle d’équivalence pour proposer aux ménages des montants à évaluer pour chaque section du panier. Cela donne des ventilations qui ne font pas de sens, comme on peut le voir dans l’encadré ci-joint.
Ce qui ne fonctionne pas dans la consultation en ligne La première partie du tableau ci-dessous présente les montants indiqués dans la consultation en ligne de Statistique Canada et en calcule les totaux mensuels et annuels, lesquels semblent correspondre de près à l’échelle d’équivalence en usage. La seconde partie du tableau montre que les montants indiqués pour chaque section du panier dans la consultation en ligne correspondent eux aussi de près à cette échelle d’équivalence. La troisième partie du tableau reprend les coefficients observés pour ces différentes catégories de dépenses par le CÉPE dans son étude empirique de 2010 pour établir un niveau de dépense équivalent entre un ménage de deux adultes et deux enfants et une personne seule. Elle ajuste aussi le résultat au seuil annuel de la MPC qu’on peut déduire de la consultation en ligne pour cette personne. Même si ces coefficients commencent à dater, ils indiquent des ordres de grandeur réalistes et invitent à de plus amples recherches devant l’absence d’études plus récentes. En effet, là où une famille de quatre à Montréal dépense 950 $ par mois pour s’alimenter, on conviendra qu’une personne vivant seule risque de dépenser plus près de trois fois moins (autour de 307 $ à 341 $, ce qui correspond aussi à un estimé récent de 315 $ du Dispensaire diététique de Montréal) que de deux fois moins (480 $) comme l’indique la consultation. À 480 $, le montant apparaîtra plutôt surévalué. De même, là où cette famille de quatre dépense 750 $ en logement, une personne vivant seule n’aura pas trop de 595 $ à 660 $ pour se loger. Cette fois, le montant de 380 $ indiqué dans la consultation en ligne est très sous-évalué.
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Comment espérer des réponses utiles de cette consultation si les montants indiqués font fausse route ?
Quelques pistes pour avancer quand même
Rien ne sert de courir, il faut partir à point, dit le proverbe. S’il est tout à fait louable de vouloir réduire la pauvreté au Canada, il serait dommage d’en perdre le potentiel par défaut de bien asseoir cette intention sur des bases fiables et susceptibles d’être reconnues comme telles.
La MPC est un repère intéressant au plan de la mesure. Encore faut-il en prendre soin. L’établir maintenant comme seuil officiel de la pauvreté au Canada vient compromettre son bon usage. Consulter à son sujet est bien… si on le fait de façon ordonnée et attentive à l’état des connaissances, sans sauter d’étape entre ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas.
Comment avancer quand même, si le gouvernement fédéral est sérieux dans son intention de réduire la pauvreté ?
Voici quelques suggestions :
- ne pas se limiter à la MPC pour suivre les situations de pauvreté et plutôt caractériser l’apport des seuils de faible revenu existants ou à l’étude à cet égard ;
- modifier le projet de loi C-87 en conséquence et retirer l’inscription de la MPC comme seuil officiel de pauvreté au Canada, quitte à la caractériser comme seuil de référence pour suivre les situations de pauvreté sous l’angle de la couverture des besoins de base, comme au Québec ;
- maintenir les cibles de réduction des taux de faible revenu annoncées par rapport au seuil de la MPC sans les attacher à la sortie de la pauvreté, quitte à inscrire des cibles supplémentaires pour la sortie de la pauvreté ;
- mettre en place le comité consultatif national prévu, en y assurant une représentation des groupes de défense des droits et des personnes ayant l’expérience de la pauvreté ;
- interagir avec ce comité en vue de développer un programme concret de mesures, manquant à ce jour, permettant d’atteindre ces cibles ;
- maintenir une distinction entre la couverture des besoins de base, telle qu’indiquée par la MPC, et la sortie de la pauvreté, telle qu’indiquée par l’ensemble des conditions à réunir pour rencontrer la définition de la pauvreté donnée dans la stratégie nationale ;
- faire évoluer cette définition et son interprétation en tenant compte aussi d’un ensemble de droits à pouvoir exercer comme on le retrouve dans la définition donnée par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies ;
- conformément à la position, souvent citée, émise en 1997 par Ivan P. Fellegi, le statisticien en chef de l’époque, demander à Statistique Canada de chercher quel type d’indicateur pourrait correspondre plus amplement à la sortie de la pauvreté selon la définition envisagée, en regardant notamment les travaux effectués au Canada sur le salaire viable et le revenu viable ;
- poursuivre la révision de la MPC en cours à Statistique Canada et assurer la bonne tenue des enquêtes qui permettent de la calculer ;
- suspendre les questions de la consultation en ligne sur la MPC touchant à la répartition des dépenses relatives au panier de consommation pour d’autres tailles de ménage que le ménage de référence (4 personnes), mener des études sur des coefficients réalistes de répartition des dépenses dans les sections du panier de consommation en fonction de la taille des ménages dans l’esprit de l’étude du CÉPE de 2010, et reprendre ensuite la consultation sur cet aspect ;
- observer où se situent l’ensemble des ménages au-dessous et au-dessus du seuil de la MPC et de tout seuil servant à caractériser les situations de pauvreté, afin de relier les actions de réduction de la pauvreté envisagées au continuum des disparités de niveaux de vie et aux actions de réduction des inégalités qui devraient y être associées dans l’ensemble du pacte social et fiscal.
Il est encore temps d’y voir et de prendre une direction qui puisse tenir dans le temps et produire les résultats attendus. Espérons que le gouvernement fédéral en saisisse l’importance et procède aux ajustements nécessaires. La suite en vaut la peine.