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The Economist et Frankenstein

14 avril 2014


The Economist présentait récemment en première page une série de robots en train de vaquer aux occupations les plus diverses : transporter des marchandises, s’occuper des personnes âgées, des enfants, des plantes, etc. Le texte qui accompagne cette proposition futuriste nous promet que ces grandes avancées serviront aux consommateurs et consommatrices, mais se demande ce qu’il arrivera des travailleurs et travailleuses qui seront remplacés par des robots. Voilà une bien étonnante question lorsqu’on y pense un peu… c’est comme si le futur vivait constamment dans le passé.

Immuable travail 

En filigrane de cette réflexion sur la technologie et son développement se dévoile une pensée économique qui touche spécifiquement le rôle du travail dans notre société. Des robots pourront accomplir le travail de certains être humains et le premier questionnement est : mais qu’allons-nous faire de tous ces humains, il leur faut bien du travail, quand même? Il n’y a donc pas une série de tâches à accomplir pour assurer le bien-être des humains que nous pourrions réaliser pour ensuite simplement profiter de la vie. Non, infiniment, il y a du travail à accomplir.

Pourquoi? The Economist répond en sous-texte: « Mais pour faire un salaire, pardi! Il faut bien vivre quand même! ». D’accord. Cependant, si on vient de dire que les robots en question accomplissent certaines tâches qui nous permettent de vivre, pourquoi ne pas simplement réduire le temps de travail que nous avons à accomplir? Le salaire est-il la finalité, ou c’est ce à quoi il donne accès qui l’est?

Mathieu Dufour et Philippe Hurteau en parlaient dans cette note sur la productivité : ce ne sont pas les travailleurs et travailleuses qui bénéficient des améliorations de la productivité, comme ces robots qu’on nous annonce, mais plutôt les gens qui tirent profit du travail des autres.

Au lieu de plus de temps obtenu grâce aux robots qui feront notre travail, nous travaillerons plus collectivement, pour produire d’autres robots qui pourront, eux, s’occuper des malades, des enfants et des vieux. Voyant la professionnalisation de ces services, André Gorz suggérait qu’il aurait été préférable de libérer du temps sans diminuer les salaires pour avoir l’occasion de les prendre nous-mêmes en charge. Des soins offerts par une personne proche n’ont pas la même valeur que ceux donnés par un.e professionnel.le. Si cette réflexion pose un important problème en matière d’analyse de genre, elle permet aussi d’envisager tout le ridicule de laisser le soin des gens aimés à des machines.

Le développement de la technologie autonomisée

Ce n’est pas la première fois que The Economist parle de robots, c’est en fait un thème récurrent du célèbre magazine économique. En 2012, il nous parlait de la morale des robots. Suite à une évocation des trois lois de la robotique d’Asimov, on pouvait lire : « Unfortunately, the laws are of little use in the real world. Battlefield robots would be required to violate the first law. » Les robots-tueurs doivent, par définition, tuer. Donc, interdire aux robots de tuer est inutile. Brillant.

The Economist est incapable de comprendre le décor intellectuel dans lequel nous placent les œuvres majeures d’Asimov tellement il est étranger à la logique économique de ce magazine. De Fondation aux Robots de l’aube en passant par Les Robots, l’ensemble de l’univers d’Asimov est conçu dans une société qui a pris conscience d’elle-même et qui « maîtrise » sciemment son destin technologique – ce qui ne signifie pas qu’elle ne fait pas d’erreurs. Contrairement à notre société, elle ne laisse pas ses décisions à une logique autonomisée – celle du marché – à laquelle les humains doivent, collectivement, s’adapter.

Quand il est question d’avancées technologiques on nous ramène sans cesse le mythe de Frankenstein. Or, la création qui dévore son créateur n’est peut-être pas à chercher dans la technologie, mais dans notre vision de l’économie qui nous empêche de penser des sociétés humaines autonomes, de concevoir leur développement non pas comme une fatalité, mais comme un projet conscient.

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