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Piqués par Piketty

22 juillet 2014

  • PB
    Pierre Beaulne

Décidément, les thèses de l’économiste français Thomas Piketty dans son livre à succès Le capital au XXIe siècle dérangent bien des gens. Plus fondamentalement, ce sont ses recommandations préconisant de taxer davantage la richesse qui agacent. Après le Financial Times britannique qui s’est appliqué à relever des erreurs de calcul dans une œuvre que tous acclament comme une contribution importante en matière de documentation sur les fortunes, et dont les bases de données servent désormais à l’OCDE, voici qu’une nouvelle offensive se déploie dans les médias pour semer le doute dans les esprits. Après le professeur Herbert Grubel, fellow de l’Institut Fraser, (La Presse du 21 juin), c’est au tour du professeur Pierre Chaigneau, chercheur associé à l’Institut économique de Montréal (Le Devoir du 18 juillet) d’y aller de ses critiques.

Contrairement à Piketty, dont l’une des thèses principales est que la richesse se concentre chez les déjà-riches parce que le taux de rendement du capital est systématiquement supérieur au taux de croissance de l’économie, les auteurs évoquent toutes sortes de phénomènes.

Selon eux, les statistiques sur l’accroissement des écarts de revenu donneraient une fausse image de la réalité, car elles ne reflètent pas la mobilité constante des individus vers le haut ou vers le bas. Les gains de capital des dirigeants d’entreprises ne seraient que des phénomènes ponctuels qui reflètent la réalisation décalée des fruits des efforts faits longtemps auparavant pour développer l’entreprise. Pourtant l’OCDE signale dans son étude Focus On Top Incomes – 2014 qu’on observe peu de mouvements d’entrée et de sortie dans le 1% du palier supérieur des revenus, les proportions demeurant stables depuis les années 1970. De toute façon, en quoi la présence de tels mouvements vient-elle affecter le constat de l’élargissement des écarts entre les strates de revenus?

Autre argument : l’accroissement de la part du revenu accaparée par le 1 %  supérieur s’expliquerait par des différenciations plus marquées dans les rémunérations sous l’effet combiné des nouveaux médias électroniques et de la mondialisation qui ont gonflé la demande pour des talents rares. Si tel était le cas, note l’OCDE dans son commentaire sur cette théorie des « superstars », on observerait sensiblement le même accroissement de la part des hauts revenus dans toutes les économies de marché, car elles sont soumises aux mêmes forces de la mondialisation. Ce qui n’est pas le cas. Autre variante sur ce thème : la taille des multinationales ayant grossi, la rémunération des dirigeants d’entreprises a tout bonnement suivi. C’est faire peu de cas des transformations dans la « rémunération » des dirigeants d’entreprises qui s’apparente maintenant davantage à des placements en capital.

En somme, dans le cas du professeur Chaigneau, ces phénomènes introduisent une indétermination quant à l’existence même du creusement des écarts. Pour le professeur Grubel, Piketty a tout faux et, en réalité,  tout le monde s’enrichit, les pauvres et la classe moyenne plus rapidement que les riches.

N’en déplaise aux éminents professeurs, les études sérieuses sur le sujet pointent dans la direction opposée à la leur. L’étude de l’OCDE de 2011 Why inequality keeps rising indique que le fossé entre les riches et les pauvres atteint un sommet depuis 30 ans. Une étude interne du Ministère fédéral de l’Emploi, dévoilée par Le Devoir du 23 février 2014, signale que les salaires des travailleurs de la classe moyenne ont stagné entre 1993 et 2007. L’étude de 2011 du Conference Board : Is Canada becoming more unequal ? abonde dans le même sens. L’organisme fait remarquer que les riches ont augmenté leur part du revenu national total, au détriment des plus pauvres et de la classe moyenne. Dans l’étude Focus On Top Incomes – 2014, l’OCDE indique que depuis une trentaine d’années, dans tous les pays, la fraction au sommet de la distribution des revenus s’est appropriée une proportion plus forte des fruits de la croissance économique. Cette tendance est particulièrement marquée dans les pays anglo-saxons. Depuis 1975, aux États-Unis, le 1 % supérieur s’est accaparé 47 % de la croissance du PIB. Au Canada, c’est 37 %, alors que les 90 % inférieurs de la distribution des revenus n’ont recueilli que le tiers des gains économiques. Des études du Fonds monétaire international (FMI), d’Oxfam et du Centre canadien de politiques alternatives (CCPA) dégagent des constats similaires.

Le fait est que la mondialisation capitaliste, tout en donnant un élan à la croissance économique pendant un certain temps, a du même coup accru fortement les inégalités de revenus et accentué la concentration de la richesse. Les allègements fiscaux consentis pour les hauts revenus et les compressions des dépenses sociales ont amplifié le mouvement. Au Canada, par exemple, le taux marginal supérieur d’imposition du revenu du gouvernement fédéral a été abaissé de 43 % en 1981 à 29 % en 2010, laissant aux individus à haut revenu plus de marge pour l’accumulation. À l’échelle internationale, la situation est devenue à ce point alarmante que le Forum économique mondial de Davos, qu’on ne peut guère soupçonner de propensions gauchistes, a élevé dès 2011 le thème des inégalités sévères de revenus au rang de principal risque social dans son rapport annuel Global Risks.

Sans doute les thèses de Thomas Piketty sont-elles discutables, mais les constats qui se dégagent de ses travaux et ceux de ses associés viennent étayer et enrichir quantité d’autres observations. Le succès de son livre tient peut-être en partie au fait que les gens sont à la recherche d’explications, étant incapables de réconcilier les données sur la performance de l’économie et leurs finances personnelles grevées de dettes comme jamais auparavant. Dans l’intérêt du bien-être général, les tendances identifiées appellent des changements dans la réglementation et dans les orientations des politiques économiques et fiscales des gouvernements. En tout état de cause, le déni ne saurait constituer une position défendable.

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