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La répartition des richesses, est-ce qu’on s’en fout vraiment ? Réplique à Michel Kelly-Gagnon

5 juillet 2017

  • SC
    Samuel Caron

Le 28 juin dernier, le directeur de l’Institut économique de Montréal (IEDM) Michel Kelly-Gagnon signait un billet au titre provocateur : « Les gens préfèrent une société juste… et inégale » Soyons-lui reconnaissants : ce texte nous offre une occasion en or de déboulonner un argumentaire classique de la droite libertarienne.

M. Kelly-Gagnon amorce sa réflexion sur la répartition de la richesse en citant une étude de l’Université Yale qui soutient que les gens tendent à préférer une société dans laquelle tous ont les mêmes opportunités économiques plutôt qu’une société où l’on redistribue une part égale des richesses à tous sans considération pour le mérite et le travail des individus.

Ce que nous apprend cette étude n’est donc guère étonnant : nous souhaitons généralement être récompensés pour notre travail. Ce qui surprend toutefois, ce sont les conclusions douteuses que le directeur de l’IEDM en tire.

En effet, M. Kelly-Gagnon soutient que la redistribution étatique des richesses est « en contradiction avec le concept de justice économique telle que le conçoivent une majorité de gens ». Il ajoute que pour parvenir à une plus grande justice économique, il faudrait donner « plus de liberté économique à tous » en déréglementant les marchés et en coupant dans les « coûteux » programmes gouvernementaux.

Voyons en quoi M. Kelly-Gagnon fait fausse route.

Inégalités et justice économiques

Pour obtenir un portrait des inégalités économiques, il ne suffit pas de regarder du côté des revenus. Il est plus important encore d’examiner la répartition du capital, soit l’ensemble des revenus, des héritages, des actifs mobiliers/immobiliers et des moyens de production. Cette répartition du capital est plus déterminante puisqu’elle est fortement inégale et génère systématiquement des inégalités de richesses.

Comment l’expliquer ? C’est simple. Vous connaissez l’adage « La façon la plus facile de faire de l’argent, c’est d’avoir de l’argent » ? Eh bien, c’est vrai. C’est précisément ce qu’a montré l’économiste Thomas Piketty[1] devenu célèbre dans les dernières années pour ses travaux sur la répartition du capital, justement.

En bref, les profits tendent à se concentrer dans les mains de ceux qui détiennent le capital, surtout lorsqu’il y a peu d’opportunités offertes à tous et toutes dans un contexte de croissance économique faible, comme c’est le cas depuis au moins 20 ans au Canada.

En d’autres mots, les profits ne sont donc pas répartis uniquement en fonction du mérite et du travail des individus, mais aussi en fonction des privilèges que leur confère préalablement leur statut socioéconomique (leur richesse, leur héritage, mais aussi leur genre et leur ethnicité, entre autres).

À cet égard, la redistribution des richesses contribue à atténuer la tendance naturelle à l’accumulation du capital aux mains des plus riches, chose importante dans un monde aux ressources matérielles de plus en plus limitées et menacées.

Prenons un exemple imagé. Si l’ensemble des richesses d’une société peut être représenté en une grande tarte que tous et toutes doivent se partager, force est de constater qu’elle ne pourra probablement pas grandir à l’infini.

Si la répartition des pointes de celle-ci est de plus en plus inégale, la part de tarte des plus démunis risque de les laisser rapidement sur leur faim. C’est ce que redoutent des économistes comme Piketty qui plaident pour une plus grande redistribution des richesses afin de lutter contre ce phénomène d’accroissement systématique des inégalités dû au capital.

En ce qui concerne le mérite, l’excellent livre « La juste part » des universitaires Robichaud et Turmel[2] nous montre bien que nous vivons en interdépendance avec les autres et que nul n’est lui-même la seule et unique source de sa réussite économique. La redistribution des richesses, via l’impôt par exemple, permet alors aux plus riches de faire « leur juste part » en ayant l’humilité de reconnaître que leur réussite est en partie redevable aux gens qui travaillent pour eux, aux enseignant·e·s qui les ont formés, aux infirmières qui les ont soignés, ainsi qu’à l’ensemble de la société sans qui leur succès n’aurait tout simplement pas été possible.

Libertés et justice économiques

Amartya Sen, lauréat d’un prix Nobel d’économie pour ses travaux sur la famine en Inde, a bien démontré que nous n’avons pas tous la même capacité à convertir nos libertés économiques en richesses et en accomplissements[3].

Effectivement, à qui bénéficieraient davantage les libertés engendrées par la déréglementation des marchés que souhaite M. Kelly-Gagnon ? À moins de croire encore bêtement à l’infaillibilité de la main invisible d’Adam Smith[4] ou la théorie déchue du ruissellement vers le bas[5], il semble que ce soit les plus riches, les propriétaires d’entreprises et les gens avec les plus gros portefeuilles en bourse qui bénéficieront réellement d’une déréglementation et d’une diminution des taxes aux entreprises.

Si l’objectif est d’engager la société sur la voie d’une plus grande « justice économique », il ne faut pas se contenter de donner des libertés économiques de base aux gens (comme l’accès à l’emploi dont parle M. Kelly-Gagnon) mais il faut aussi donner à tous et toutes les capacités de saisir ces opportunités. Quelles capacités ? Être éduqué et être en santé, par exemple, comptent parmi les capacités que l’Indice de Développement Humain[6] de l’ONU développé grâce à Amartya Sen.

Par exemple, peut-on dire qu’un enfant avec des troubles d’apprentissage et issu d’un milieu défavorisé aura les mêmes opportunités futures de prospérer qu’un enfant avec les mêmes difficultés, mais issu d’une famille fortunée qui a les moyens de lui offrir les services d’encadrement dont il a besoin ? C’est là toute l’importance des services sociaux aux plus défavorisés pour mettre en place une vraie justice économique.

Justice économique et… absurdités

On a vu que pour l’IEDM, il faudrait faire l’inverse et couper davantage dans les services sociaux. Or, ces services sociaux permettent justement aux gens les plus défavorisés d’acquérir les capacités qui leur seront nécessaires pour saisir différentes opportunités de prospérer. Couper dans les services sociaux nuit donc directement à ce que certaines entendent par « justice économique », soit l’égale opportunité des chances de prospérer.

Lorsque le directeur de l’IEDM célèbre le fait que seulement 3,6 % des Canadiens les plus démunis demeurent sous le seuil de la pauvreté plus de 5 ans — ce qui nous offre un des meilleurs taux de mobilité sociale au monde — il semble oublier que le Canada est l’un des pays qui offre le plus de services sociaux à ses citoyens. Il commet donc l’absurdité de vanter la mobilité sociale avant de souhaiter en abolir l’une de ses causes essentielles.

Le billet de M. Kelly-Gagnon fait malheureusement encore une fois l’éloge d’une idéologie politique qui vit dans un monde déconnecté de la réalité.


[1] Piketty, T. (2013). Le capital au XXIe siècle. Le Seuil.

[2] Robichaud, D., Turmel, P., & Turmel, P. (2016). La juste part : repenser les inégalités, la richesse et la fabrication des grille-pains. Editions Les liens qui libèrent.

[3] Amartya, S. E. N. (2000). Repenser l’inégalité. Paris : Seuil281. et Sen, A. (2011). The idea of justice. Harvard University Press.
[4] https://www.contrepoints.org/2012/03/01/71284-adam-smith-et-la-main-invisible
[5] https://iris-recherche.qc.ca/blogue/le-ruissellement-ne-fonctionne-pas-vive-le-ruissellement

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