La polarisation des emplois et les reprises sans emploi
16 janvier 2013
On parle souvent de la disparition graduelle des emplois peu ou pas spécialisés dans les pays industrialisés au profit des pays à bas salaires. J’ai montré dans un billet précédent, à partir entre autres d’une étude de Statistique Canada, que cette affirmation était erronée et qu’ils étaient même parmi les emplois les moins vulnérables à la délocalisation et aux changements technologiques.
Un bon nombre d’études aux États-Unis, notamment celles entreprises par David Autor (comme celle-ci), démontrent que ce sont plutôt les emplois routiniers exigeant des compétences moyennes qui perdent le plus de terrain, tandis que les emplois qui exigent le plus et le moins de compétences gagnent en importance, surtout ceux qui sont non-routiniers.
D’autres études, encore plus nombreuses, ont fait ressortir le phénomène des reprises sans emploi aux lendemains des toutes dernières récessions. Dans une étude plus récente du National Bureau of Economic Research (NBER) intitulée The Trend is the Cycle: Job Polarization and Jobless Recoveries (La tendance est le cycle: la polarisation des emplois et les reprises sans emploi), Nir Jaimovich et Henry E. Siu se sont demandés si ces deux phénomènes pouvaient être liés.
Reprises sans emploi
Le graphique qui suit montre la forme des reprises en termes de croissance de l’emploi au cours des six dernières récessions des États-Unis.
On peut voir dans la partie gauche de l’image l’évolution de la croissance de l’emploi au cours des trois récessions des années 1970 et 1980 (soit de haut en bas celles de 1970, 1975 et 1982). Dans la partie droite est illustrée l’évolution de la croissance de l’emploi au cours des récessions de 1991, 2001 et 2009. Le contraste est frappant : l’emploi est reparti rapidement en hausse dans les premières récessions et a au mieux stagné dans les mois qui ont suivi la fin officielle des récessions plus récentes.
Polarisation des emplois
Pour pouvoir observer la polarisation des emplois, Autor a divisé les emplois en quatre groupes selon les professions qui présentent des caractéristiques différentes :
- les professions dont le travail est manuel et routinier (travail de cols bleus, tel les opérateurs de machines, les mécaniciens et les couturières);
- celles dont le travail est manuel mais non routinier (lié aux services, tel les concierges, jardiniers, coiffeuses, barmans et préposés au maintien à domicile);
- celles dont le travail est plus intellectuel (utilisant des compétences cognitives) mais routinier (lié aux ventes et au soutien administratif, tel les secrétaires, les caissiers, les vendeurs et les agents de voyage);
- celles dont le travail est plus intellectuel et non routinier (lié à la gestion et au personnel professionnel et technique, tels les médecins, les analystes financiers, les programmeurs et les économistes).
Le travail est considéré routinier lorsqu’il ne s’agit que de suivre des procédures bien définies et il est non routinier lorsqu’il fait appel à la flexibilité, la créativité, la résolution de problème et l’interaction avec des compétences sociales. Qu’il soit intellectuel ou manuel, le travail routinier correspond en général à des professions exigeant des compétences moyennes, avec des salaires moyens. Le travail intellectuel et non routinier est lié à des professions exigeant un haut niveau de compétences et est bien rémunéré. Finalement, le travail manuel non routinier exige peu de compétences et offre des salaires faibles.
Le graphique qui suit montre la croissance de l’emploi au cours des trois dernières décennies dans deux de ces catégories (intellectuel non routinier et manuel non routinier), les deux autres catégories dont le travail est routinier, qu’il soit intellectuel ou manuel, ayant été regroupées.
Le constat est clair, l’emploi a augmenté au cours de ces trois décennies dans les professions qui offrent du travail non routinier, qu’il soit manuel ou intellectuel, et a chuté dans les professions dont le travail est routinier. Cette tendance s’est même accentuée au cours de la dernière décennie, surtout du côté de la croissance des professions dont le travail est manuel et non routinier, et de la baisse de l’emploi dans les professions dont le travail est routinier.
Polarisation et cycles économiques
Les auteurs ont ensuite observé ces mouvements en fonction des cycles économiques (périodes de croissance et récessions). Ils ont constaté que l’emploi dans les professions dont le travail est routinier ne diminue que durant les récessions (92 % de la baisse totale entre 1970 et 2011 s’est concrétisée entre les 6 mois précédant le sommet de l’emploi et les 6 mois suivant les périodes de récession) et que l’emploi dans les professions dont le travail est non routinier (intellectuel ou manuel) ne fait que cesser de croître durant ces périodes et augmente constamment en dehors des périodes de récession.
Si ces observations ne sont pas étonnantes, il est plus important de noter que l’emploi dans les professions dont le travail est routinier a presque retrouvé son niveau antérieur dans les périodes de croissance qui ont suivi les trois premières récessions (1970, 1975 et 1982), mais que l’emploi dans ces professions n’a fait que se maintenir dans les périodes de croissance qui ont suivi les trois dernières récessions (1991, 2001 et 2009), comme on peut le voir dans le graphique qui suit.
Finalement, les auteurs concluent, en procédant à d’autres calculs et d’autres analyses, que le phénomène de reprise sans emploi n’est dû qu’à l’évolution de l’emploi dans les professions dont le travail est routinier.
Analyse
Observer un phénomène est intéressant, mais il l’est encore plus de trouver les facteurs qui l’expliquent.
– secteur manufacturier
Comme l’emploi dans le secteur manufacturier est plus fortement concentré dans les professions dont le travail est routinier, on pourrait croire que la forte baisse de l’emploi dans ce secteur depuis 20 ans expliquerait une grande partie de la baisse des emplois dans ces professions et donc des reprises sans emploi. Or, les auteurs constatent que leurs observations (baisse de l’emploi dans ces professions durant les récessions et pas de croissance par la suite) s’observent de la même façon dans tous les secteurs industriels, pas seulement dans le secteur manufacturier. En plus, ils soulignent que la part de l’emploi dans le secteur manufacturier (18 % dans les années 1980 et 9 % en 2011) est trop faible pour expliquer à lui seul ce phénomène.
– scolarisation
Il est de même tentant d’associer la baisse de l’emploi dans les professions dont le travail est routinier à la baisse de l’emploi chez les personnes peu scolarisées, et donc de conclure qu’on peut assimiler l’emploi dont le travail est routinier à l’emploi exigeant peu de scolarité.
En fait, les exigences en matière de scolarité sont davantage liées à la distinction travail intellectuel/travail manuel qu’à celle entre le travail routinier et le travail non routinier. En effet, plus de 90 % de la baisse de l’emploi chez les personnes peu scolarisées s’est concrétisée dans le travail routinier et moins de 10 % dans le travail non routinier.
– changements technologiques
À l’aide d’un modèle que je n’expliquerai pas ici, les auteurs réussissent à trouver le facteur explicatif le plus significatif, soit que les changements technologiques touchent bien plus le travail routinier que le travail non routinier. Cela correspond tout à fait aux conclusions de mon billet sur les professions peu ou pas scolarisées. Et cela est logique : mécaniser des activités routinières est beaucoup plus facile que de le faire avec des activités qui changent tout au long d’une journée de travail. En plus, ils démontrent que les impacts de ces changements se manifestent davantage durant les périodes de reprise. Cela est pertinent, car, je le rappelle, la grande distinction entre les trois premières et les trois dernières récessions n’est pas la baisse de l’emploi routinier en période de récession, mais bien son absence de croissance durant les périodes de reprise.
Conclusion
J’aurais bien aimé regarder si le phénomène examiné dans cette étude s’observe aussi au Canada et surtout au Québec. Cela serait intéressant en soi, mais encore plus si on considère que les périodes de récession et leur ampleur ont été bien différentes aux États-Unis, au Canada et au Québec depuis le tournant du siècle. En effet, le Québec n’a pas connu de véritable récession au début des années 2000 et l’ampleur de celle de 2009 fut bien moins forte qu’aux États-Unis et, dans une moindre mesure, qu’au Canada.
Malheureusement, je n’ai pas réussi à trouver l’association précise des professions avec les quatre catégories utilisées par Autor. À première vue, en ne regardant que les professions données en exemple dans cette étude, l’ampleur de la polarisation semble bien moins grande ici. Mais, cela ne prouve pas comme tel que ce serait le cas en utilisant toutes les professions regroupées dans ces quatre catégories. En plus, il est impossible pour la même raison d’examiner le rôle des cycles économiques (récessions et reprises) dans l’évolution de cette polarisation, comme le font Nir Jaimovich et Henry E. Siu.
Si jamais je finis par mettre la main sur la nomenclature de ces catégories – je n’ai pas encore baissé les bras – je reviendrai sûrement présenter les résultats de l’analyse de la polarisation des emplois au Québec.