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Et si on arrêtait de se bullshiter? (Première partie)

6 juillet 2018


Si vous occupez actuellement un emploi, êtes-vous de ceux qui, comme 37% des Britanniques et 40% des Néerlandais, ont l’impression que leur travail ne fait aucune différence significative dans le monde? Êtes-vous souvent payés à ne rien faire, ou à faire semblant de travailler, ou à remplir des formulaires qui ne seront jamais lus, ou à réparer les bêtises de cadres incompétents, ou à encadrer du personnel qui serait très bien capable de fonctionner sans vous? Si vous avez répondu oui à l’une de ces questions, peut-être avez-vous une « bullshit job », c’est-à-dire un emploi «tellement absurde, inutile ou pernicieux que l’employé qui l’occupe n’arrive pas lui-même à justifier son existence, quoique, pour garder son emploi, il se sente obligé de nier tout ça » (traduction libre).

C’est du moins l’idée avancée par David Graeber dans son plus récent ouvrage, Bullshit Jobs : A Theory.  Cet anthropologue anglais, ouvertement anarchiste, a finalement pondu ce livre que j’attendais avec impatience depuis cinq ans, soit depuis qu’il a écrit un court pamphlet pour le compte du magazine militant Strike!, en 2013, où il résumait sa thèse provocatrice en tirant à boulets rouges sur l’ensemble des secteurs des relations publiques, du droit des affaires, de la finance, du télémarketing, pour ne nommer que ceux-là. Imaginez, proposait-il alors, que du jour au lendemain, l’ensemble des emplois de ces secteurs viennent  à disparaître complètement. La grande majorité d’entre nous n’y verraient aucun inconvénient notable. Notre vie en serait peut-être même améliorée. Maintenant, imaginez que du jour au lendemain, ce soient les mécaniciens, les infirmières, les éducatrices, les artistes et les coiffeuses qui devaient disparaître en un nuage de fumée. Rapidement, nous serions tous dans le trouble, comme on dit, et notre monde serait beaucoup plus triste.

L’article initial publié en 2013 a provoqué un tsunami de commentaires et de témoignages d’employés aux prises avec une détresse psychologique causée par le fait d’occuper ce genre d’emploi, dont l’auteur s’est inspiré pour peaufiner sa théorie et écrire ce livre, et qui ont incité des compagnies de sondage à quantifier le phénomène au Royaume-Uni et aux Pays-Bas. Aucun parti politique ou syndicat, ici comme ailleurs, ne s’insurge contre la situation, qui passe complètement sous le radar et ne suscite aucun débat public. Pourtant, la violence psychique provoquée par la prolifération des bullshit jobs est bien réelle. Piètre estime de soi, perte de sens, honte et, pour les cas extrêmes, dépression sont au rendez-vous pour la grande majorité des cas rapportés à Graeber tout au long de son enquête.

Toute résistance étant futile, la fuite est la seule stratégie de défense envisageable. Soit les personnes quittent leur emploi pour en trouver un qui a plus de sens, soit elles se résignent et jouent le jeu, soit elles en tombent malades. Un terme a été inventé pour décrire ce nouveau mal associé aux bullshit jobs : le brown-out, forme de dépression induite par un manque de stimulation et de sens au travail, plutôt que par une surstimulation qui userait le système nerveux.

L’objectif de Graeber n’est vraiment pas d’accuser les individus d’être inutiles ou incompétents dans leur travail, mais bien au contraire, de permettre aux gens de réaliser que plus du tiers des employés des économies capitalistes avancées seraient bien plus utiles à la société si ces personnes avaient la possibilité de s’engager à fond dans ce qui les passionne vraiment, mais que notre système économique n’a aucun intérêt à récompenser monétairement. C’est ce qui amène Graeber à défendre le revenu minimum garanti comme solution politique et économique. Non seulement un revenu minimum qui serait garanti, mais qui serait assez généreux pour permettre à toute personne se sentant prise au piège dans un emploi qui mine sa santé physique ou mentale d’avoir la liberté de le quitter, ou encore d’avoir le pouvoir de négociation nécessaire pour contraindre son employeur à offrir un emploi plus attrayant.

L’approche de Graeber n’est pas sans failles, notamment au niveau des données utilisées pour généraliser ses résultats à l’ensemble des économies capitalistes. Elle a toutefois le mérite de soulever des questions primordiales concernant le type d’emplois que crée notre économie, questions qui sont trop souvent éludées au profit de celles entourant le nombre d’emplois créés et les salaires qu’ils offrent. Graeber offre également une série d’hypothèses qui permettent d’expliquer la rapide expansion du phénomène des bullshit jobs tant dans le secteur privé que dans le secteur public, liées à la financiarisation de l’économie et à la bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, et qui feront l’objet d’un second billet de blogue.

Il est effrayant de penser à tout ce temps que nous avons perdu collectivement dans ces bullshit jobs. Et si on arrêtait de se bullshiter?

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