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La démocratie au travail : des milieux de travail plus heureux… et plus productifs

14 novembre 2015

  • PD
    Pierre Ducasse

Société démocratique, entreprises démocratiques?

Nous passons une très grande partie de notre vie au travail, beaucoup plus que dans nos activités dites sociales ou politiques.

Nous avons tendance à croire que nous vivons dans une société démocratique, alors que, en règle générale, les entreprises fonctionnent selon un modèle autocratique. Et malgré de nombreux changements depuis la révolution industrielle jusqu’à nos jours, le capitalisme n’a pas vraiment changé de nature depuis 200 ans en ce qui concerne les rapports de travail : les rapports entre un maître et les personnes qui lui sont subordonnées.

Dans tout projet de démocratisation réelle de notre société et de notre économie, il faut réfléchir à la démocratisation de nos milieux de travail. Bien qu’aucun modèle ne soit parfait, il y a certainement des pratiques qui sont meilleures que d’autres. Examinons-en.

Coopératives de travail et entreprises autogérées

Le modèle qui est souvent considéré comme un « idéal » de démocratie économique, c’est la coopérative de travail ou encore l’entreprise autogérée.

Une coopérative de travail est une entreprise qui appartient aux gens qui y travaillent. Les décisions importantes se prennent lors de réunions ou d’assemblées à partir du principe d’un membre, un vote; il n’y a pas ici d’actionnaires distants. Les travailleuses et travailleurs y sont à la fois producteurs, entrepreneurs et investisseurs. Ils et elles sont ainsi – on peut le dire – leurs propres patrons.

Certaines coopératives adoptent un fonctionnement quotidien plutôt vertical, avec un personnel spécialisé en gestion et en direction (comme dans une entreprise privée traditionnelle). Dans d’autres cas, par contre, la coopérative suit plutôt un modèle d’autogestion. Concrètement, cela veut dire que les décisions portant sur les opérations sont prises lors de réunions (assemblées, conseils) avec tous les travailleurs et travailleuses ou avec des personnes représentantes. On y organise le travail et divise les tâches.

La Corporation Mondragon, un immense réseau de coopératives en Espagne (250 entreprises au total), est une des preuves que ce modèle peut être un succès. Mondragon existe depuis plus de 50 ans, produit pour 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires et a 75 000 membres-employés.

Il y a aussi de nombreux exemples (en Amérique latine notamment, mais également ailleurs) où des travailleurs et travailleuses ont repris en main une entreprise d’un propriétaire privé, souvent à la suite d’une fermeture. Ces entreprises, maintenant démocratisées, connaissent pour la plupart beaucoup de succès.

Ceci étant dit, ces modèles ne s’appliquent pas nécessairement partout. Il faut donc examiner d’autres modèles plus modérés, hybrides, ou du moins transitoires.

Co-détermination et participation

Un de ces modèles alternatifs intéressants est celui de la co-détermination (parfois appelé à tort co-gestion), fortement présent en Allemagne et dans d’autres pays européens. C’est une pratique par laquelle des personnes représentant le personnel siègent sur les conseils d’administration d’une entreprise (ou encore au sein d’autres structures appelés comités de surveillance); on y retrouve parfois même la parité. Ceci s’applique normalement à des entreprises d’une certaine taille (par exemple celles qui emploient 500 personnes et plus).

Sans entrer dans les détails, il importe de mentionner que ce genre de pratique permet souvent d’avoir de meilleures relations de travail, de meilleures communications et la capacité d’agir en amont de problèmes (plutôt que de passer par exemple par des griefs).

Mais ce qu’il faut tout spécialement souligner, c’est qu’il s’agit d’un modèle de gouvernance qui a fait ses preuves. Il est intéressant de noter que les économies les plus performantes et productives au monde (parmi lesquelles on retrouve l’Allemagne, la Finlande et la Suède) sont justement les économies qui comptent un grand nombre d’entreprises fonctionnant sous un tel modèle de co-détermination. Des mécanismes de consultation du personnel produit des entreprises plus performantes, de toute évidence.

À défaut d’avoir un modèle de co-détermination à l’allemande, il y a une panoplie d’autres pratiques ou structures permettant la participation du personnel au sein de l’entreprise. Je pense par exemple à l’existence de comités paritaires se penchant sur des enjeux spécifiques : horaires de travail, procédés de production, santé et sécurité, formation, conciliation travail-famille, environnement, etc.

Repenser les rôles des syndicats?

Il ne faudrait surtout pas passer sous silence le rôle essentiel des syndicats. Les syndicats sont, par définition, des instruments de démocratisation des milieux de travail et de l’économie en général.

Or, au sein du mouvement syndical, il y a une grande diversité d’approches et de pratiques. Et il me semble important que les syndicats ne se contentent pas de réagir aux gestes des employeurs ou aux événements. Il sera de plus en plus important pour eux de proposer des solutions, et d’être visionnaires et proactifs.

Bien que les stratégies de revendication, de contestation et même de confrontation soient parfois nécessaires, il faut aussi embrasser lorsque possible une logique de participation. Les travailleurs et travailleuses peuvent et doivent participer positivement à la vie de l’entreprise. Mais cela implique également – il va sans dire – un changement de culture du côté des employeurs.

Je sais d’avance que l’on va faire l’objection suivante : « Franchement, dans nos syndicats, on peine à faire notre travail de base, comme négocier nos conventions collectives et gérer nos griefs. Et vous voulez nous ajouter un autre pan entier de nouvelles tâches et structures? » La réponse est oui. Je crois que le mouvement syndical est dans une position défensive depuis trop longtemps, et qu’il est temps d’ouvrir de nouveaux fronts. Parfois, la seule façon de garder ce que l’on a, c’est de viser d’aller beaucoup plus loin. Et je crois également que si l’on gagne sur l’enjeu d’une participation accrue des travailleurs et travailleuses en entreprise, on gagnera également à long terme sur les autres revendications.

La question de la propriété

La question de la participation du personnel et la question de la propriété sont distinctes, mais demeurent interreliées. Elles ont le potentiel de se renforcer mutuellement.

C’est pourquoi il faut aussi viser à ce que les travailleurs et travailleuses soient également propriétaires de leur entreprise. Et à défaut d’être propriétaires à 100 %, il est possible de viser une part significative.

Et comment y parvenir? Par exemple par des programmes d’actionnariat salarié (PAS). Le principe en est simple : les personnes salariées, en tant qu’individus, deviennent actionnaires de leur propre entreprise. Parfois, il s’agit d’une forme de rémunération : plutôt que d’offrir des boni, les entreprises offrent des actions à leur personnel.

Aux États-Unis, par exemple, c’est autour de 13,5 millions de travailleurs et travailleuses qui font partie d’un PAS. Et ceci finit par avoir un impact sur la motivation au travail. Des études démontrent que, toutes proportions gardées, les entreprises qui offrent des PAS ont des profits et des ventes plus élevés que les autres.

Mais il existe un modèle encore plus intéressant : celui des coopératives de travailleurs actionnaires (CTA). La logique est très similaire à celle des PAS. Néanmoins, dans une CTA, le pouvoir est collectif et unifié, plutôt qu’individuel : les travailleurs et travailleuses investissent dans une coopérative, et c’est la coopérative qui devient actionnaire. À long terme, il me semble que ce modèle pourrait éventuellement mener à une prise de contrôle majoritaire de la part des travailleurs et travailleuses, potentiellement une révolution de l’intérieur.

Au Québec, il y a l’exemple de la Laiterie de l’Outaouais. Il s’agit d’une société par actions – mise sur pied il y a moins de dix ans à la suite de la fermeture d’une laiterie existante – dont une majorité des actions est détenue par des investisseurs privés. Toutefois, 15 % des actions sont détenues par une coopérative de travailleurs actionnaire, et un autre 15 % par une coopérative de consommateurs. Même si l’entreprise demeure privée, elle inclut, dans sa philosophie et ses pratiques, des éléments de la culture coopérative. Il s’agit d’un grand succès sur tous les plans et un exemple remarquable d’un modèle « hybride ».

Les exemples démontrent tous que ces modèles d’actionnariat du personnel renforcent considérablement le sentiment d’appartenance à l’entreprise, la rétention et la satisfaction des personnes qu’elle emploie.

Certains rétorqueront que plusieurs des mesures proposées ne serviront qu’à justifier et à cautionner le capitalisme. Ce n’est certes pas l’intention. Je vois plusieurs de ces mesures comme étant transitoires, menant potentiellement à un contrôle accru – à long terme même majoritaire – des travailleurs et travailleuses. Mais il faut bien commencer quelque part.

Conclusion

Nous passons une très grande partie de notre vie au travail. Il est donc impossible d’imaginer une société vraiment démocratique si on ne démocratise pas cet aspect essentiel de la vie. Le travail est une des composantes essentielles de la dignité humaine : il permet à l’être humain de se développer et d’avoir le sentiment de contribuer à sa société. Les personnes seront beaucoup plus heureuses – et productives – si elles se sentent respectées et si elles participent à la prise de décision.

Toute structure a ses forces et ses faiblesses. Néanmoins, la recherche démontre que davantage de démocratie au travail a de nombreux bénéfices : plus grande satisfaction au travail, meilleures relations de travail, plus grande productivité, et même plus de profits pour les entreprises. Il est donc surprenant que cet enjeu ne soit pas mis davantage de l’avant dans nos discussions, tant à gauche qu’ailleurs. Alors, qu’est-ce qu’on attend pour en faire un enjeu central pour la relance de notre économie?

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