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La fermeture d’Amazon est un acte de terrorisme économique

29 janvier 2025

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13min

  • JS
    Jim Stanford

Le terrorisme est défini comme un acte de violence visant généralement des innocents et qui est motivé par un objectif politique ou idéologique. Selon cette définition, la décision d’Amazon de fermer ses sept entrepôts au Québec afin d’éviter la syndicalisation de ces employé·e·s est un acte de terrorisme économique. La vie des 1 700 travailleurs et travailleuses (au bas mot) qui perdent leur emploi sera profondément affectée ; certains ne s’en remettront jamais et leur douleur sera partagée par leurs familles et leurs communautés. Le message de la multinationale était clair : « Où que vous soyez dans le monde, ne pensez même pas à réclamer de meilleurs salaires et conditions de travail chez Amazon. Nous fermerons boutique et détruirons votre vie. Â» 

Les travailleurs et travailleuses des entrepôts d’Amazon au Québec ne peuvent être tenus responsables de la série d’événements qui a conduit à ces fermetures. Un syndicat a été formé et accrédité l’année dernière dans l’entrepôt DXT4 à Laval. Simples témoins de la situation, les travailleurs et les travailleuses des six autres entrepôts subissent maintenant des dommages collatéraux de l’antisyndicalisme d’Amazon. Quant aux travailleurs et aux travailleuses syndiqué·e·s de l’entrepôt de Laval, ils sont tout aussi innocent·e·s – contrairement à ce qu’en disent les apologistes de l’entreprise qui estiment que la fermeture aurait pu être évitée si les employé·e·s n’avaient pas « osé Â» exiger un meilleur traitement. Ces travailleurs et travailleuses n’ont fait qu’exercer leurs droits démocratiques en s’organisant collectivement et en négociant avec leur employeur pour améliorer leurs conditions de travail, connues pour être exigeantes et dangereuses.

Un rapport de force modelé par le droit du travail

Le droit constitutionnel et le droit du travail canadien reconnaissent depuis longtemps que les travailleurs et les travailleuses doivent avoir la possibilité de se réunir librement au sein de syndicats afin de pouvoir négocier collectivement avec leurs employeurs. Ce droit est nécessaire pour compenser, au moins partiellement, le déséquilibre de pouvoir inhérent au rapport entre les salarié·e·s et leurs employeurs. Après tout, les travailleurs et les travailleuses ont davantage besoin de leur employeur que ce dernier n’a besoin de chacun d’entre eux et elles. Leur survie économique dépend de leur capacité à trouver et à conserver un emploi, mais les employeurs peuvent presque toujours remplacer un travailleur par un autre. Dans ce contexte déséquilibré, les conditions de travail ne peuvent s’améliorer que si les salarié·e·s peuvent compter sur un pouvoir de négociation collective ou une réglementation du travail (comme celle sur le salaire minimum).

Ce déséquilibre de pouvoir entre les travailleurs, les travailleuses et les employeurs, commun au capitalisme, est extrême dans le cas d’Amazon. Avec plus de 1,5 million de personnes à son emploi en 2024, il s’agit du deuxième plus grand employeur privé au monde. Et c’est sans compter les centaines de milliers d’autres qui travaillent pour Amazon dans des conditions d’emploi atypiques comme les chauffeurs de son réseau de livraison Amazon Flex et d’autres entrepreneurs précaires (et qui, par conséquent, ne sont pas considérées comme des « employés » de l’entreprise).

Dans de nombreuses communautés, Amazon constitue presque un « monopsone », c’est-à-dire une entreprise tellement concentrée et puissante qu’elle peut dicter ses conditions à ses fournisseurs (dont sa main-d’œuvre), de la même manière qu’un monopole peut dicter ses conditions à sa clientèle. Ce pouvoir immense explique pourquoi les travailleurs et les travailleuses de l’une des entreprises les plus rentables au monde n’ont pas été en mesure de s’approprier une partie de ces énormes profits et pourquoi les salaires de départ pour un emploi exigeant, dangereux et qualifié dans un entrepôt d’Amazon ne dépassent que légèrement les minimums provinciaux.

Pour contrer ce déséquilibre, le droit des travailleurs et des travailleuses à former des syndicats, à négocier librement et à mener des actions en soutien à leurs demandes a été réaffirmé par des arrêts répétés de la Cour suprême et par d’autres précédents.

Amazon a tenté de contester l’accréditation de son premier syndicat à Laval (un affilié de la CSN) en invoquant la Charte des droits du Canada, prétendant que les règles d’accréditation syndicale du Québec étaient en quelque sorte inconstitutionnelles. Parce que ces règles autorisent l’accréditation lorsqu’une majorité de salarié·e·s ont signé une carte d’adhésion, la requête de l’entreprise a rapidement été déboutée par le tribunal. L’accréditation du syndicat de Laval a été confirmée et les négociations ont commencé.

Amazon a systématiquement tenté d’affaiblir les syndicats formés par ses employé·e·s en retardant ou en bloquant les négociations. Elle a utilisé avec succès cette tactique avec son seul établissement syndiqué aux États-Unis (situé dans l’arrondissement de Staten Island, à New York). Cette méthode ne peut toutefois pas fonctionner au Québec grâce aux dispositions du Code du travail concernant l’arbitrage des premières conventions collectives. Si la négociation d’un contrat initial échoue, une convention collective peut être imposée par arbitrage pour fixer les conditions initiales. Cette disposition législative permet au syndicat de mettre un pied dans la porte, sachant qu’il peut ensuite améliorer les conditions lors des cycles de négociation ultérieurs. Cette disposition législative permet au syndicat de mettre un pied dans la porte, sachant qu’il peut ensuite améliorer les conditions lors des cycles de négociation ultérieurs. 

En vertu de la formule Rand en vigueur au Canada, ce premier contrat fournit également une base démocratique et financière solide pour le nouveau syndicat : toutes les personnes couvertes par la nouvelle convention versent une cotisation au syndicat, ce qui renforce sa capacité à représenter les travailleurs et les travailleuses, à faire respecter le contrat et à négocier de meilleures conditions à l’avenir. La législation du travail au Québec (avec l’accréditation par carte, l’arbitrage du premier contrat et les lois contre les briseurs de grève pendant les arrêts de travail) est relativement favorable à la syndicalisation. Cela explique pourquoi le Québec a le taux de syndicalisation le plus élevé au Canada dans le secteur privé (23 %) et le deuxième taux de couverture syndicale globale le plus élevé (39 %, y compris le secteur public) derrière Terre-Neuve-et-Labrador.

Contourner le droit du travail pour éviter la syndicalisation

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que la fameuse résistance d’Amazon à la syndicalisation ait été sur le point d’être vaincue au Québec. Un syndicat avait été formé, confirmé par les tribunaux et, quelques semaines plus tard, il aurait pu disposer d’une convention collective issue d’un arbitrage. Le succès obtenu à Laval aurait probablement été suivi d’une syndicalisation dans les autres établissements d’Amazon au Québec. Il aurait également sans doute inspiré des travailleurs et des travailleuses ailleurs au Canada, notamment en Colombie-Britannique, qui dispose également d’une accréditation par carte et de pouvoirs d’arbitrage des premières conventions collectives, et où la centrale Unifor mène des campagnes de syndicalisation prometteuses.

En bref, la syndicalisation de l’entrepôt de Laval risquait de créer un précédent inacceptable pour cette entreprise extrêmement puissante et rentable. Amazon a donc démantelé tous ses établissements au Québec. Elle prétend maintenant que la décision n’était pas liée à la syndicalisation – un mensonge si saugrenu que personne ne le croit, pas même les apologistes du monde des affaires. Amazon était en partie motivée par la volonté d’éviter les augmentations du coût de la main-d’œuvre découlant de la signature d’une convention collective à Laval (et, par la suite, dans d’autres établissements)

C’est ce qu’on appelle du terrorisme économique.

Comme à leur habitude, des journaux économiques de droite et des commentateurs sur les médias sociaux proclament, dans un renversement de langage proprement orwellien, que les fermetures sont une conséquence inévitable de « l’avidité Â» des syndicats. Or, un syndicat qui exige des salaires légèrement supérieurs aux minimums légaux de la part d’une entreprise valant des milliers de milliards de dollars remet en cause l’avarice; elle ne la propage pas.

Et le discours conventionnel des entreprises, selon lequel un employeur quittera le pays si ses salarié·e·s lui en demandent trop, ne s’applique pas dans ce cas. Amazon ne quitte pas le Québec : elle ne peut pas le faire si elle veut continuer à servir sa clientèle québécoise. Contrairement à une usine ou à un centre d’appel, Amazon ne peut pas délocaliser ce travail dans un pays où les salaires sont extrêmement bas. Les client·e·s vivent au Québec et veulent que leurs colis soient livrés à leur porte.

À défaut de pouvoir faire cela, Amazon tente de contourner les normes du travail au Québec et prévoit externaliser la logistique et la livraison des colis à des « petites entreprises québécoises Â». La plupart de ces petites entreprises utilisent un modèle d’emploi « Ã  la tâche Â», selon lequel les chauffeurs et autres travailleurs et travailleuses sont payé·e·s sur la base des tâches accomplies (plutôt que de recevoir un salaire horaire), et leur engagement continu dépend de la demande des clients (transférant le risque des fluctuations de l’activité de l’entreprise sur le dos de la main-d’œuvre). 

Cette multitude de petites entreprises de livraison est beaucoup plus difficile à syndiquer qu’un entrepôt centralisé. Plusieurs normes du travail telles que le salaire minimum, les régimes de pensions du Québec et du Canada, l’assurance-emploi et l’indemnisation des accidents du travail ne s’appliquent pas aux travailleurs et aux travailleuses « à la demande ». En outre, leur statut au regard des règles de syndicalisation et de négociation collective n’est pas clair.

Certains précédents (comme le cas de Foodora en Ontario en 2020) laissent croire que les travailleurs et les travailleuses à la demande ont le droit de se syndiquer. Mais l’exercice de ce droit sera long et difficile pour eux et pour les syndicats. Notons que Foodora a commis son propre acte de terrorisme économique en fermant ses activités canadiennes peu après la confirmation du droit de ses employé·e·s ontarien·ne·s à se syndiquer.

Comment contrer les pratiques antisyndicales d’Amazon?

Malgré le pouvoir inouï que détient Amazon, il est faux de conclure (comme l’entreprise espère que les travailleurs et les travailleuses feront) que sa domination est inéluctable. Sa stratégie ne consiste pas à quitter le Québec, mais plutôt à puiser dans une réserve de travailleurs et de travailleuses plus vulnérables ne disposant pas des mêmes droits que les salarié·e·s. Pour riposter efficacement au terrorisme économique d’Amazon, il est nécessaire de comprendre cela.

Les employeurs ont longtemps essayé d’éviter la syndicalisation en mettant la clé dans la porte d’établissements syndiqués et en en ouvrant d’autres – souvent dans le cadre d’une entité juridiquement distincte. Des règles concernant les droits de succession ont été mises en place pour mettre fin à ces pratiques antisyndicales. Ces règles doivent être renforcées, mais un gouvernement et une commission sur les normes du travail ambitieux au Québec pourraient invoquer ces principes – peut-être par le biais de la certification automatique des sous-traitants qu’Amazon prévoit embaucher. Cela réduirait en miettes les économies de coûts espérées par Amazon.

Une autre approche consisterait à mobiliser la loi sur les décrets de convention collective du Québec. Il s’agit d’une disposition de longue date qui permet de négocier des conventions collectives (généralement par plusieurs employeurs et un ou plusieurs syndicats) et de les étendre à plusieurs lieux de travail dans une industrie ou une région spécifique. Cette disposition est utile pour offrir des protections contractuelles de base aux travailleurs et aux travailleuses des secteurs très fragmentés et difficiles à organiser (tels que le domaine de la sécurité ou les ateliers de réparation automobile).

L’utilisation des décrets a diminué au Québec dans les dernières décennies, mais cet outil existe toujours, et le cas des services de livraison décentralisés se prêterait très bien à sa relance. Il serait même possible de concevoir et d’appliquer un décret uniquement pour les travailleurs et les travailleuses qui livrent les colis d’Amazon afin d’offrir une réponse ciblée au rôle unique de cette entreprise dans l’industrie. Cela permettrait de court-circuiter les tentatives d’Amazon de contourner le droit du travail en recourant à une main-d’œuvre précaire.

Bien entendu, Amazon a bénéficié de nombreuses subventions publiques directes et indirectes au Canada, sous la forme notamment de tarifs d’électricité préférentiels accordés par Hydro-Québec au centre de données d’Amazon près de Montréal, d’achat de services informatiques par le gouvernement auprès d’Amazon AWS, et même de l’accord conclu par le gouvernement fédéral pour utiliser Amazon pendant la pandémie afin de distribuer du matériel et des fournitures de santé d’urgence.

Un gouvernement ambitieux, incité par l’indignation populaire face aux actions d’Amazon, pourrait utiliser ces leviers pour forcer l’entreprise à modifier son comportement. (Au moment d’écrire ces lignes, les médias indiquaient que le gouvernement fédéral menaçait d’annuler des contrats avec Amazon afin de faire pression sur l’entreprise pour qu’elle revienne sur sa décision).

Une occasion historique à saisir

La concentration de richesse au sein d’Amazon et les liens étroits de l’entreprise avec la future administration Trump (qui attaque le Canada sur de multiples autres fronts) font de cette question une occasion historique pour les progressistes et les syndicalistes d’exposer les véritables sources des difficultés et de l’exploitation des travailleurs et des travailleuses.

Le jour même de l’annonce de la fermeture de ses établissements au Québec, la valeur des actions d’Amazon a atteint un record historique de 235$US, pour une capitalisation boursière tout aussi record de 2 500 milliards de dollars américains, ce qui en fait la quatrième entreprise la plus riche au monde. Deux jours avant la fermeture, le président du conseil d’administration et principal actionnaire d’Amazon, Jeff Bezos, était assis au premier rang lors de l’investiture de Donald Trump, applaudissant le manifeste antidémocratique de ce dernier (y compris ses menaces contre la souveraineté et le territoire du Canada et d’autres pays).

Au cours des 80 jours qui ont suivi l’élection de Trump, la capitalisation boursière d’Amazon a augmenté de 20% (soit 420 milliards de dollars américains). La part de Bezos dans l’entreprise (9%) a augmenté de 36 milliards de dollars, portant sa valeur totale à 210 milliards de dollars. Quant à la capitalisation boursière d’Amazon, elle vaut désormais 1,6 million de dollars américains pour chacun de ses 1,5 million de travailleurs et de travailleuses dans le monde. Malgré cela, l’entreprise est déterminée à les empêcher de récupérer ne serait-ce qu’un peu de ce surplus capitalisé.

Amazon ne publie pas de données financières sur ses activités au Canada. Elle publie un rapport d’impact annuel qui vante ses bonnes actions et ne mentionne même pas les termes « revenus » ou « bénéfices ». Sur la base de la part supposée du Canada (calculée au prorata du PIB relatif) dans l’ensemble du segment nord-américain d’Amazon, il est possible d’estimer que l’entreprise a généré plus de 700 000$ de revenus et 30 000$ de bénéfices d’exploitation pour chacun de ses 45 000 employé·e·s canadien·ne·s.

Les liens entre l’oligarchie américaine, le monopole des grandes entreprises et le pouvoir de monopsone, l’érosion de la démocratie et de la souveraineté des États ainsi que les attaques contre le niveau de vie des travailleurs et des travailleuses ne pourraient être plus clairs. Les gestes que pose Amazon montrent clairement que les problèmes des salarié·e·s au Canada découlent du pouvoir démesuré des entreprises, et non de faux boucs émissaires (du prix du carbone à l’immigration, en passant par le wokisme) dénoncés par la droite populiste.

La fermeture par Amazon de ses entrepôts au Québec constitue une attaque flagrante, cruelle et antidémocratique contre l’ensemble des travailleurs et des travailleuses qui exige une réponse forte de la part des syndicats et des mouvements sociaux dans toutes les régions du Canada.

Jim Stanford est économiste et directeur du Centre for Future Work, basé à Vancouver

Traduit et adapté par l’IRIS, cet article est d’abord paru en anglais dans la revue Canadian Dimension 

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