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Abolissons les pourboires

19 juillet 2017

  • Eve-Lyne Couturier

Savez-vous d’où viennent les pourboires? À l’origine, il s’agissait d’une petite somme d’argent que l’on donnait aux serveurs en arrivant au restaurant dans l’espoir qu’on nous donne une bonne place et un bon service. Ainsi, le « pour boire » s’adressait à nous : on payait afin de boire et non pour offrir un verre en échange d’un excellent service. En anglais, le mot « tip » serait l’acronyme de « to insure promptitude ». Alors que la pratique a commencé en Angleterre au XVIIe siècle, celle-ci s’est répandue au gré des voyages de ceux et celles qui l’ont adoptée. Depuis, les manières de faire ont évolué. En Europe, le pourboire est rare, alors qu’ici, il est obligatoire. Et il ne s’agit plus « d’acheter » un service, mais plutôt de le « récompenser ». Mais, est-ce juste pour autant?

L’un des problèmes des pourboires dans les restaurants est qu’il est donné à une seule personne, mais pour l’ensemble de l’expérience. Le hamburger était sec? Le soleil tapait trop fort sur la terrasse? La soupe était trop salée? Les enfants de la table d’à côté étaient turbulents? Si c’est le cas, on risque de donner moins alors que la faute ne vient pas du service. Et si au contraire les assiettes sont bien présentées et le contenu, délicieux, le sous-chef ne recevra pas de bonus pour son bon travail, pourtant directement lié au pourboire qui sera donné. Dans de plus en plus de restaurants, on essaie de compenser en distribuant les pourboires à l’ensemble du personnel dans la salle à manger, mais encore rarement à la cuisine. Toutefois, ce n’est pas l’ensemble du personnel qui reçoit un salaire moindre à cause des pourboires et qui devra les déclarer.

En effet, le salaire minimum est souvent différent si l’emploi est à pourboire ou non. Au Québec, si le préposé à la caisse d’un restaurant rapide reçoit un salaire d’au moins 11,25 $ l’heure, la serveuse du restaurant à côté ne sera payée que 9,45 $ l’heure, soit le salaire le plus bas au Canada (mais ça pourrait être pire : aux États-Unis, le salaire minimum à pourboire fédéral est de seulement 2,13 $.) Mais attention! Lorsqu’elle remplira sa déclaration de revenus, il lui faudra considérer l’ensemble de ses pourboires dans ses revenus (qui peuvent augmenter substantiellement son salaire horaire). Revenu Québec juge que 8 % des ventes sont le minimum que celle-ci devrait recevoir, sinon l’employeur doit compenser. Il lui faut donc remplir une déclaration pour chaque période de paie. Le processus est complexe, mais est également conçu pour que les employeurs se sentent à l’aise de sous-payer leurs employés. Ils peuvent garder le prix de la nourriture « bas » puisqu’il reviendra au client de compléter le salaire. Cette déresponsabilisation se traduit par la sous-traitance du salaire décent directement aux clients. Difficile dans un tel contexte de dire que le pourboire est optionnel, ou même entièrement à la discrétion des clients…

Mais le fait même de recevoir des pourboires force-t-il les serveurs et serveuses à être meilleurs? Déjà, une telle réflexion est réductrice. Est-ce que les enseignantes font leur travail seulement dans l’espoir de recevoir une tasse en fin d’année? Est-ce que le service à la quincaillerie serait bien meilleur si l’on glissait un billet de 5 $ dans les mains du préposé qui nous aide à choisir la meilleure table à patio pour notre cour arrière? Le travail en restaurant est très exigeant. Il s’exécute debout, avec dextérité, généralement avec le sourire, demande une bonne mémoire et nécessite de savoir s’adapter à chaque table. De plus, les clients se donnent souvent le droit d’être impolis ou grossiers, une pratique parfois difficile à dénoncer quand on espère un pourboire à la fin de la soirée. Des études ont été faites afin de déterminer quel genre de service recevait le plus d’argent de la part des clients. À la surprise de plusieurs, le pourboire dépend bien plus des clients que du service. En effet, chacun a ses habitudes et a tendance à les conserver. Ainsi, si un serveur veut faire le maximum d’argent, il doit viser la quantité de tables, et non pas la qualité du service (bien qu’un minimum soit nécessaire!). Il arrive bien entendu des exceptions, mais elles sont rares (et pas toujours de nature à changer une vie, ou même une soirée).

Une autre façon de faire, plus juste, serait de tout simplement abolir le pourboire et d’offrir de réels salaires décents aux personnes qui travaillent dans les restaurants. Cela peut se faire de plusieurs manières : en augmentant le prix de la nourriture et des boissons, en ajoutant un pourcentage de « frais administratifs » à la facture ou encore en créant des « frais de table » fixes.

Le défi est toutefois de rendre le processus transparent puisque les clients sont habitués à une certaine manière de faire les choses. D’une part, donner un pourboire est un réflexe difficile à perdre, et de l’autre, on a tendance à juger l’abordabilité des menus en faisant fi des taxes ou du pourboire. Lorsque ce dernier est inclus, il faut que ce soit clair pour qu’une comparaison soit possible. De plus, les serveuses et serveurs peuvent aussi être réticents à l’idée de changer la manière de fonctionner puisque la répartition de l’équivalent des pourboires à l’ensemble de l’équipe peut vouloir dire une réduction du salaire pour certains.

Chose certaine, pour qu’un véritable changement puisse s’opérer, il faudra que cela se fasse au-delà de la volonté individuelle des propriétaires de restaurant afin d’assurer une équité pour les travailleurs et travailleuses de la restauration. Ceux-ci ont droit à des conditions de travail décentes, qu’ils travaillent dans un restaurant de quartier ou un 5 étoiles. Et bien qu’ils soient des « serveurs », cela ne fait pas d’eux des « serviteurs ».

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