Ce que peut le populisme (3/3)
4 octobre 2024
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Ce texte est le 3e d’une série qui s’efforce de situer le phénomène « populiste » sur des bases historiques et conceptuelles solides. En nous appuyant sur la contribution de Federico Tarragoni dans son récent ouvrage intitulé L’esprit démocratique du populisme, nous avons dans un premier texte exploré en quoi les représentations dominantes de ce phénomène relèvent souvent de la pure et simple caricature ou, pire, de la désinformation. Loin des idées reçues, nous avons vu dans un deuxième texte à propos des expériences de populisme réel, que ce soit les mouvements populaires (People’s Party aux États-Unis et narodniki russes) ou encore des gouvernements populistes d’Amérique latine, qu’une lame de fond les unit: la formulation de demandes populaires pour une extension des droits démocratiques dans un contexte politique conservateur.
Dans cette dernière contribution, j’aimerais établir, à la suite de Tarragoni, ce que peut le populisme aujourd’hui. Comment, en fait, ce mode original de penser l’action politique peut offrir certaines clés d’interprétation afin d’agir sur les ruines du néolibéralisme? Pour l’instant, deux voies s’offrent à nous: un retour nostalgique aux référents keynésiens ou une fuite en avant autoritaire. Le populisme permet de penser une alternative: face à l’incapacité des États à intégrer des demandes démocratiques dans un contexte de montée des inégalités et de dégradation des droits sociaux, un espace de remise en question radicale de l’ordre établi pointe à l’horizon. Cet espace est passablement propice à l’articulation des trois phases du populisme conceptualisées par Tarragoni: d’abord la phase destituante, critique; ensuite celle de la mobilisation interclasse d’une coalition de laissés pour compte; et, enfin, celle de l’institutionnalisation donnant satisfaction, au moins en partie, aux désirs préalablement bloqués. En d’autres termes, agir en populiste revient à œuvrer à délégitimer l’ordre en place afin de mobiliser un peuple autour d’un projet démocratique, tout en donnant à cette mobilisation une piste d’atterrissage sous la forme d’une refonte de l’État.
Reprenons ces trois moments séparément afin d’y voir plus clair.
La crise: tout le potentiel politique du populisme s’appuie sur le fait de donner corps à un moment critique où l’ordre institutionnel moderne, dont la légitimité repose sur le peuple, est remise en question au nom d’une démocratie plus vraie. La vraie démocratie se veut populaire et existe au moyen de son opposition à celle des élites. En ce sens, tout moment populiste sape en ses fondements l’illusion libérale au moyen d’une représentation d’un peuple collectivement victime d’une caste d’oligarques se gaussant de l’égalité citoyenne.
La mobilisation: ce potentiel critique trouve sa condition d’existence dans une forte mobilisation populaire désireuse de créer une démocratie plus vraie s’appuyant sur une nouvelle représentation du peuple où la modestie des origines est valorisée. Cette représentation s’exerce le plus souvent par la médiation d’un leader charismatique dont la réputation donne confiance en sa capacité de tenir ensemble la diversité des revendications démocratiques. C’est par la mobilisation et son incarnation dans la personne du chef que l’utopie du peuple démocratique peut exister et ainsi s’opposer au peuple libéral des individus de droit privé.
L’institutionnalisation: finalement, en canalisant les affects politiques négatifs libérés par un état de crise dans la mobilisation d’un nouveau peuple avide de conquêtes démocratiques, le populisme se donne comme objectif final la refonte des rapports sociaux et politiques au profit du plus grand nombre. Cette dernière phase d’une politique populiste peut alors être reconnue comme force démocratique et se refermer afin de redonner un espace d’expression aux élites anciennes et nouvelles; ou encore verser dans l’autoritarisme et le fascisme. En ce sens, l’institutionnalisation du populisme n’est toujours au fond qu’une étape transitoire vers autre chose, vers un nouveau régime qui émerge, pour le meilleur et pour le pire.
Perspectives
Alors, que peut le populisme? D’abord participer à une réactivation positive du peuple dans un contexte où ce dernier est toujours jugé négativement. Celui-ci est soit immature et irraisonnable (vision des élites technocratiques) ou simplement grossier (vision des élites conservatrices). Définir positivement une politique interpellant le peuple revient alors à ouvrir un horizon de sens où la démocratie ne se limite plus au simple respect de l’État de droit et des libertés d’individus consommateurs dont le goût pour la luxure n’a d’égal que leur isolement. Le populisme trouve sa pertinence contemporaine dans cette idée toute simple: les désirs populaires sont valides. Ils ne doivent pas être traités comme de simples demandes provenant de segments de l’électorat, mais comme des assises sur lesquelles construire une offensive démocratique.
Toutefois, autre particularité à retenir, cette réactivation de l’acteur populaire n’advient qu’au prix du conflit ou, pour le dire dans les termes employés par Ernesto Laclau et Chantale Mouffe, d’une compréhension du fondement antagonique de l’espace politique. Si le peuple existe positivement, c’est bien parce qu’il vient au monde au moment où il s’oppose à quelque chose lui étant étranger. Le conflit entre le peuple et l’élite nous indique donc que la démocratie ne se résume pas à la désignation par la population de ses dirigeants; dans une démocratie vivante, il est d’abord et avant tout question de la lutte menée par une partie de la population (le peuple) contre une autre (l’élite).
Finalement, d’un point de vue plus pratique, Tarragoni offre une manière de repérer si une politique populiste peut être envisagée. Il doit y avoir une crise de représentation, les demandes d’élargissement de droits démocratiques étant systématiquement refusées par les dominants; il doit y avoir mobilisation interclasse, soit la naissance d’un peuple au sens d’une force collective désireuse de renverser l’ordre en place afin d’opérer un déblocage institutionnel; et il doit y avoir une possibilité réelle d’ouvrir une phase transitoire où l’ordre ancien est destitué au profit d’une démocratie revigorée. Ce qui, en fin de lecture, ressemble fort à une feuille de route, fait voir l’ampleur de la tâche exigée afin non seulement qu’un moment populiste puisse naître, mais pour qu’il porte ses fruits. Puisque le populisme s’est présenté à nous comme une alternative à la panne stratégique dont souffrait la gauche depuis la conversion de ses principaux partis au néolibéralisme (pensons ici au Parti socialiste français ou encore au Parti travailliste du Royaume-Uni), il est bon de prendre au sérieux les difficultés à surmonter afin d’en faire un mouvement réel.
2 comments
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Série étonnante mais stimulante…je réfléchis…piste prometteuse pour combler un vide chez les gauches…
Tarragoni oppose peuple et nation. Le populisme ne doit pas être compris comme un nationalisme. Le peuple est universalisable au delà du territoire national. La nation, au contraire, est un particularisme. La nation a une dimension identitaire, le peuple non. Le nationalisme mobilise les affects, le populisme non. Le peuple est inclusif la nation exige d’être reconnue et elle se construit sur la base de la reconnaissance des identités. Elle va de pair avec un différentialisme.
Ce sont ces caractérisations dichotomiques qui incitent à voir le populisme comme étant essentiellement de gauche(peuple) et le nationalisme essentiellement de droite (nation). Je me range plutôt du côté de Chantal Mouffe. Le populisme est une stratégie pouvant être exploitée autant par la droite que par la gauche. Cette stratégie sollicite les affects, soulève les passions. Elle tient compte des identités. Mouffe est différentialiste. Le peuple se construit par la reconnaissance réciproque de ses identités constitutives.
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