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Une résidence pour tous, mais les profits pour qui?

23 novembre 2020


Le 26 septembre dernier, le Regroupement québécois des résidences pour aînés (RQRA) lançait sa campagne « Une résidence pour tous ». Malgré ce que suggère son titre, cette campagne ne vise pas à favoriser l’accès à des services d’hébergement pour toutes les personnes qui en ont besoin. Elle est en fait le visage public d’une offensive des propriétaires de résidences privées pour aîné·e·s (RPA), qui font pression depuis plusieurs mois pour un sauvetage de leur modèle d’affaires par l’État. Les propriétaires de CHSLD privés non conventionnés ne sont pas en reste, revendiquant eux aussi une bonification substantielle du financement public dont ils profitent déjà. Un rapport de recherche récemment publié par les autrices de ce billet permet de jeter un éclairage critique sur ces demandes, qui consistent pour l’essentiel à renforcer un écosystème de l’hébergement basé sur la socialisation des coûts et la privatisation des profits.

Au Québec, le secteur de l’hébergement est majoritairement entre les mains du secteur privé. Notre recherche montre que c’est le cas de plus de 92% des installations offrant des services de soutien, d’assistance ou de soins (SSAS) et de plus de la moitié des places (voir le graphique 1). Ce type de services est offert dans les CHSLD publics et privés, dans les ressources intermédiaires (RI), dans les résidences de type familial (RTF) et, ce qui est moins connu, dans 89% des RPA à but lucratif.

Socialisation des coûts

Si le secteur de l’hébergement est largement entre les mains du privé, le coût des services est quant à lui en bonne partie assumé par l’État (et donc par l’ensemble de la société). Ainsi, la totalité des places offertes dans les RI, les RTF et les CHSLD privés conventionnés sont financées par les fonds publics. Quant aux CHSLD privés non conventionnés, 51% de leurs places sont achetées par les établissements publics en vertu d’ententes régionales de services, auxquelles il faut ajouter les places achetées de gré à gré en vertu de l’article 108 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux. Les données concernant ce dernier type de place ne sont pas accessibles, mais celles fournies par le ministère de la Santé et des Services sociaux à La Presse en avril dernier nous ont permis d’estimer qu’au total, environ 62% des places en CHSLD privés non conventionnés sont achetées par les établissements publics.

Plus de 11 500 places sont aussi achetées par les établissements publics au sein des RPA (et il s’agit d’une estimation conservatrice). Les RPA bénéficient également du financement public indirect que représente le crédit d’impôt pour le maintien à domicile. En effet, sur les 537 millions de dollars consacrés à ce crédit en 2018, 444 millions (82%) sont allés à des résident·e·s de RPA. L’augmentation de ce crédit d’impôt (et donc du financement public des RPA) constitue d’ailleurs l’une des trois demandes principales de la campagne « Une résidence pour tous », les deux autres étant : 1) des assouplissements réglementaires leur permettant d’augmenter davantage les loyers de leurs résident·e·s; et 2) une pérennisation de l’aide financière octroyée par le gouvernement aux RPA durant la pandémie pour bonifier les salaires de leurs employées.

La COVID-19 a renforcé la tendance à la socialisation des coûts qui caractérise le secteur de l’hébergement privé. Les principaux regroupements d’établissements privés d’hébergement plaident leur incapacité financière à améliorer les conditions salariales et de travail de leurs employées sous-payées (une majorité de femmes, souvent racisées et migrantes), du moins sans augmenter considérablement les loyers et les frais chargés aux résident·e·s pour les services. Ils se tournent vers l’État pour lui demander d’assumer les coûts des augmentations salariales soudainement devenues incontournables avec la pandémie, qui a exacerbé les problèmes de pénuries de personnel déjà bien présents avant le confinement.

Mais les prétentions des propriétaires, qui se disent incapables d’assumer eux-mêmes ces coûts, sont-elles fondées?

Privatisation des profits

Pour justifier leurs demandes auprès de l’État, le RQRA met de l’avant les nombreuses fermetures ou décertifications de RPA et fait valoir que la « viabilité » du « modèle d’hébergement privé pour aînés » est menacée, dans un contexte où les besoins d’hébergement explosent. Ce que ne précise pas le RQRA toutefois, c’est que le marché de l’hébergement est en fait très contrasté : si les petites résidences peinent effectivement à survivre, les résidences de grande taille sont quant à elles en pleine expansion, de même que les groupes immobiliers qui les possèdent. Ces groupes sont d’ailleurs très bien représentés sur les conseils d’administration des associations de RPA, de CHSLD privés et de RI.

Notre recherche confirme que ce marché est fortement dominé par une poignée de grands groupes immobiliers, du moins en ce qui concerne les CHSLD et les RPA. Ainsi, deux groupes possèdent à eux seuls la moitié des places offertes dans les CHSLD privés conventionnés, et deux autres groupes se partagent le quart des places dans les CHSLD privés non conventionnés. Dans les 1507 RPA à but lucratif, cinq grands groupes possèdent plus du tiers des unités. Les données disponibles concernant les RI sont parcellaires, mais nous avons constaté que plusieurs groupes en possèdent.

S’il est très difficile d’avoir l’heure juste sur la rentabilité de ces grandes entreprises (leur caractère privé implique un manque de transparence total quant à leurs états financiers), plusieurs indicateurs nous permettent de mettre en doute les fondements de leur plaidoyer en faveur d’une aide de l’État. Mentionnons notamment la croissance fulgurante des actifs des trois groupes dominants de RPA pour lesquels des données ont été rendues publiques (voir graphique 2). Dans certains cas, ces actifs ont triplé, voire quadruplé en moins de cinq ans.

Bien sûr, il reste tout de même la possibilité que la vigueur économique affichée par les grands groupes immobiliers ne soit en fait qu’un échafaudage spéculatif fondé sur de l’endettement à haut risque et cachant une grande fragilité financière, semblable à ce qui a été documenté pour les chaînes de RPA britanniques. Une telle situation impliquerait alors des risques importants pour les résident·e·s et les employé·e·s de ces entreprises, comme l’a tragiquement illustré la faillite de grandes chaînes de RPA survenue en Grande-Bretagne au cours de la dernière décennie.

Mais de deux choses l’une: ou bien ces entreprises sont rentables et parviennent à générer des profits. Dans ce cas, leur volonté d’augmenter les loyers (qui peuvent déjà atteindre plusieurs milliers de dollars mensuellement), leur refus de longue date de bonifier les salaires de leurs employées et leurs demandes de soutien financier auprès de l’État ne sont pas justifiables. Ou bien elles sont incapables d’être rentables tout en assurant des conditions de travail décentes et en offrant des services accessibles financièrement, et alors il s'agit d'un modèle d'affaires non viable, tirant profit des difficultés d’accès à des services publics (à domicile ou d’hébergement) de qualité et de la surexploitation d’une main-d’œuvre sous-valorisée. Dans tous les cas, le gouvernement devrait s’engager dans un processus de démarchandisation de ces services essentiels plutôt que de prêter une oreille attentive aux revendications de grandes entreprises qui s’inscrivent dans une logique de profit, fondamentalement incompatible avec la logique de soins.

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