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Les effets pervers du privé en santé

20 janvier 2018

  • Guillaume Hébert

Vous vous êtes sûrement déjà trouvé chez un optométriste à vous demander si le nouvel examen dernier cri qu’il vous propose est bon pour vous ou plutôt pour la marge de profit de son entreprise. Peut-être aussi que votre dentiste a soudainement trouvé tout plein de travaux à effectuer « absolument » dans votre bouche le jour où il a su que vous aviez désormais accès à une assurance privée. Peu importe le système de santé, la confiance entre un·e patient·e et un·e professionnel·le de la santé demeurera toujours déterminante. Il n’en demeure pas moins toutefois que ce lien de confiance est affecté par le souci de rentabiliser des organisations privées à but lucratif qui opèrent dans le domaine de la santé, qu’il s’agisse de prestation de services, de vente de biens ou d’assurances.

On a attiré mon attention sur un bouquin publié en 2017 par Elisabeth Rosenthal, une ancienne journaliste du New York Times aujourd’hui éditrice en chef de Kaiser Health News. An American Sickness: How Healthcare Became Big Business and How You Can Take it Back s’intéresse à l’impact des mécanismes de marché dans le financement et la prestation des soins de santé aux États-Unis.

On sait déjà que c’est aux États-Unis que l’on consacre la plus grande part de la richesse aux dépenses en santé, que des dizaines de millions de personnes ne bénéficient toujours pas d’assurance-maladie ou encore que les frais médicaux constituent la première cause des faillites. Rosenthal illustre comment ce pays a pu en arriver là. En s’appuyant sur des pelletées de cas vécus, l’auteure montre comment la logique même du financement privé en santé exerce une pression inflationniste sur les prix et nuit à la qualité et à l’accessibilité des soins reçus par la population.

Voyons quelques-unes des « règles économiques » qu’elle a identifiées au fil du temps. Notons en comparaison qu’au Québec, le financement du « panier de services », qui – en théorie – doit correspondre aux soins « médicalement nécessaires », est entièrement public. L’exception est l’assurance-médicament, qui fonctionne avec un hybride entre l’assurance privée et l’assurance publique. On peut dresser des parallèles entre les coûts des médicaments élevés au Québec (influencés globalement par les mécanismes de marché ainsi que des intermédiaires en quête de rentabilité que sont les assureurs privés ou encore les chaînes de pharmacies) et les mécanismes identifiés par Rosenthal aux États-Unis.

Des traitements plus coûteux

Un système de santé qui repose sur le privé peut favoriser les traitements les plus coûteux même s’il existe des alternatives à moindre coût. Rosenthal prend l’exemple d’une chirurgie appelée « Mohs » et qui est utilisée pour le traitement du cancer de la peau. Il s’agit d’une procédure relativement complexe et fort coûteuse. Même s’il existe des traitements moins chers, plus simples et tout à fait appropriés, l’utilisation de la chirurgie Mohs a cru de 700% entre 1992 et 2009. Cette tendance est rendue possible par le fait que l’intérêt du fournisseur prend le dessus sur l’intérêt clinique du patient. Au Québec, les assureurs privés pour l’assurance-médicament sont rémunérés en pourcentage des dépenses des patient·e·s ; ils n’ont donc pas d’incitatif structurel pour réduire les coûts.

Des traitements à vie

Un système de santé qui repose sur le privé favorise un traitement à vie plutôt qu’un remède. Comme l’écrit Rosenthal, d’un point de vue médical, c’est une aberration scandaleuse. Mais du point de vue d’une industrie qui doit maximiser sa rentabilité, c’est une évidence. Rosenthal rapporte les propos d’un représentant de l’industrie pharmaceutique qui explique clairement qu’il n’a aucun intérêt à financer des recherches pour découvrir un remède qui remplacerait tout l’attirail (pompes, moniteurs, insuline…) vendu actuellement par les entreprises aux personnes qui souffrent du diabète.

La primauté du marketing

Dans un système de santé qui repose sur le privé, le marketing et l’expérience-client deviennent plus importants que la qualité des soins. En Europe, écrit Rosenthal, les hôpitaux ressemblent à des écoles secondaires alors qu’aux États-Unis, les lobbys d’hôpitaux se confondent avec des hôtels cinq étoiles. Le  luxe n’est pourtant pas synonyme de soins de qualité même si ces établissements attirent plus des « clients ». La journaliste rapporte qu’un ancien PDG d’hôpital de Boston n’avait d’ailleurs pas reçu l’appui du conseil d’administration lorsqu’il avait proposé de publier le taux d’infection nosocomiale parce que ce n’était tout simplement pas assez « vendeur ».

Des coûts technologiques croissants

Dans un système de santé qui repose sur le privé, le coût des technologies peut augmenter plutôt que diminuer. L’une des raisons pouvant expliquer ce phénomène est l’enjeu des brevets qui peut laisser une entreprise prendre le contrôle de certains marchés et bénéficier des avantages indus d’un monopole privé. Rappelons-nous le cas du gestionnaire de hedge fund Martin Shkreli qui s’était emparé des droits de production du Pyrimethamine (nom de marque « Daraprim »), un médicament jugé essentiel et utilisé depuis 1953, mais qui n’a pas d’équivalent générique. Shkreli avait haussé son prix de 13,50$ à 750$. Le geste était évidemment immoral, mais il était parfaitement légal. Rosenthal explique par ailleurs que pendant qu’aux États-Unis, un échocardiogramme coûte entre 1000$ et 8000$, le même appareil coûte moins de 150$ au Japon puisque la loi exige que le prix d’une technologie diminue avec le temps.

Des patient·e·s captifs

Dans un système de santé qui repose sur le privé, la liberté de choix n’existe pas vraiment. Il y a des limites importantes à magasiner des soins ou des produits lorsqu’une personne est malade. Cette limite peut s’expliquer par des considérations géographiques ou de temps ou encore de réglementation lorsqu’une personne voudrait acheter ses médicaments à l’étranger sur Internet. Rosenthal montre comment, par ailleurs, la compétition peut faire augmenter les prix en raison des rabais négociés par les assureurs mais qui ne s’appliquent qu’à leurs adhérent·e·s. Ces rabais sont négociés en fonction d’un prix de référence (souvent gonflé) plutôt qu’un prix réel. À l’inverse, lorsque des assureurs puissants parviennent à s’ériger en système (Rosenthal prend l’exemple du Sutter Health’s Mills-Peninsula Medical Center qui bénéficie d’un quasi-monopole dans le nord de la Californie), les économies d’échelle ne se traduisent pas en économie pour les patient·e·s mais plutôt en augmentation de l’ordre de 40 à 50 %.

De la facturation créative

Dans un système de santé qui repose sur le privé, le coût des actes médicaux peut être extrêmement varié d’un endroit à l’autre et ce que les établissements décident de facturer relève souvent de l’absurde. Rosenthal rapporte le cas de Wanda Wickizer qui a eu le malheur d’être hospitalisée pour une hémorragie au cerveau juste avant l’entrée en vigueur de l’Obamacare alors qu’elle était sans assurance. L’hôpital lui a présenté une facture de 350 000$. Étant donné les ententes négociées, il aurait coûté « que » 100 000$ à Medicare (l’assurance financée par l’État) pour couvrir les soins de cette patiente si elle y avait eu droit. Même chose du côté de la tarification créative qui peut tourner à l’absurde (ce qui n’est pas sans rappeler les frais accessoires illégaux exigés au Québec par les médecins). Rosenthal dresse une liste de cas loufoques : 17$ pour un comprimé Tylenol, 98$ pour l’application d’un sac de glace, 1000$ d’extra pour une mère ayant souhaité garder son nouveau-né avec elle plutôt que de l’envoyer à la pouponnière, ou encore 10 000$ de frais « d’activation » qui consistent simplement à diriger les chirurgiens vers la salle de soins intensifs.

Malgré la démonstration du fiasco civilisationnel que constitue aux États-Unis l’omniprésence du secteur privé dans le financement et la délivrance des soins de santé, ses promoteurs ne sont jamais bien loin de ce côté-ci de la frontière. C’est le cas du docteur Brian Day, en Colombie-Britannique, qui veut convaincre les tribunaux que le recours à l’assurance privée devrait être garanti par la Charte des droits et liberté. Au Québec d’ailleurs, on expérimente une version à petite échelle du fiasco du privé en santé avec l’entièreté du système d’assurance-médicament. Comme quoi, on n’est jamais trop prudent·e·s au moment de se prémunir contre les sirènes du privé.

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