Le Chaoulli de l’Ouest
17 avril 2014
On en entend peu parler au Québec, mais la bataille est engagée au Canada anglais sur l’avenir de l’assurance-maladie. Des partisans de la médecine et de l’assurance privée violent ouvertement les lois provinciales sur l’interdiction du financement privé des soins afin d’être poursuivis par les autorités et ainsi devoir se défendre devant la cour. Pourquoi? Parce qu’une fois parvenu devant le juge, ces promoteurs du privé ont l’intention d’invoquer le jugement Chaoulli de 2005 et d’ainsi faire jurisprudence contre l’assurance-maladie tel que nous la connaissons.
Rappelons les faits. Au début des années 2000, le Dr Jacques Chaoulli a décidé de s’appuyer sur la Charte des droits et liberté du Québec pour contester l’interdiction de contracter une assurance privée pour les services médicalement nécessaires. C’est effectivement le principe du régime public géré au Québec par la RAMQ : si un traitement est jugé médicament nécessaire, il doit être couvert par le régime public d’assurance-maladie et ne peut faire l’objet d’une couverture par un assureur privé (ce que serait une assurance duplicative). Cette disposition trouve ses raisons dans le long historique de politiques publiques au XXe siècle (et même avant). À ces différentes époques, on s’est aperçu que non seulement un régime à deux vitesses était questionnable d’un point de vue moral, mais on s’est également aperçu que les régimes privés ne fonctionnent que pour les plus nantis, aux dépens de soins à la majorité de la population. Après des décennies d’échecs des assurances dites libérales, on s’est aperçu que l’assurance publique universelle était la seule qui permettait de répondre aux besoins de la population dans son ensemble.
Chaoulli a donc défendu devant les tribunaux l’idée selon laquelle l’interdiction de bénéficier d’un financement et d’une prestation privée pour accéder à certains soins place les patients sur des listes d’attente et que cela contrevient au droit à la vie garanti par la Charte des droits et libertés. Chaoulli a perdu sa cause en Cour supérieure du Québec, il a perdu sa cause en Cour d’appel du Québec et, contre toutes attentes, il a remporté sa cause en Cour suprême du Canada par une majorité de 4 juges contre 3. Non seulement le raisonnement de la magistrat ayant rédigé le jugement était boiteux, mais cette dame, la juge Deschamps, est l’épouse de l’un des plus farouches promoteurs du privé dans les services publics. Il est probable que son époux n’ait eu aucune influence dans le jugement, mais la justice nous a déjà montré plus de détermination à dissiper les apparences de conflits d’intérêt.
Depuis l’arrêt Chaoulli, les brèches se multiplient dans le système de santé et de services sociaux du Québec. Le développement des centres médicaux spécialisés (CMS), par exemple, en est une cause directe. Certains médecins-entrepreneurs derrière ces cliniques ne peuvent d’ailleurs contenir leur enthousiasme devant la manne potentielle et mettent en place des systèmes gênants : ils reçoivent des patients dans le système public, les incitent à se payer leurs services privés à 20 000$ ou d’attendre 36 fois plus longtemps. Et les riches passent devant.
Donc, en s’appuyant sur la jurisprudence que constitue l’arrêt Chaoulli, des cow-boys du privé se sont lancés à l’assaut des interdictions d’assurance privée duplicative de l’Ouest.
La semaine dernière, le dentiste Darcy Allen a perdu une cause à cet effet devant les tribunaux de l’Alberta. Son avocat avait invoqué Chaoulli mais le juge a résolu que la preuve n’était pas faite selon laquelle les listes d’attente (qui constituent une entrave au droit à la vie selon le plaignant) seraient causées par le régime public universel.
L’assaut contre l’assurance-maladie se poursuivra donc en Colombie-Britannique où le célèbre Dr Brian Day, anciennement président de l’Association médicale canadienne, est en campagne pour obtenir la fin du régime actuel. La bataille de M. Day ne date pas d’hier. Elle s’est amorcée au début des années 2000 lorsque les cliniques privées ont entrepris de facturer des frais illégaux. Après avoir inexplicablement fermé les yeux durant des années sur les pratiques illégales, la Commission des services médicaux (l’équivalent de la RAMQ) a finalement sévi en 2012 à l’endroit de la clinique Cambie de Brian Day. La surfacturation (tarifs illégaux) s’élevait à près d’un demi-million de dollars et la double facturation (un médecin qui facture à la fois le régime public et le patient pour le même acte médical) à 66 000$ pour le seul mois évalué. M. Day conteste la loi devant les tribunaux et compte en faire un levier pour fracasser l’assurance-maladie.
Au Québec, les mêmes pratiques illégales ont cours un peu partout sur le territoire. Des patients qui ne connaissent pas la loi se voient facturés toutes sortes de frais illégaux, parfois considérables. Et comme en Colombie-Britannique, la régie publique chargée de défendre les patients, la RAMQ, échoue lamentablement à sa mission. Manque de volonté politique? Faiblesse des institutions? Complicité?
La cause de M. Day devrait être entendue à l’automne et elle pourrait être déterminante partout au Canada.