Le médico-centrisme et la privatisation sont les vrais problèmes en santé
1 novembre 2025
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Avec l’adoption sous bâillon de sa loi spéciale, le gouvernement affirme vouloir améliorer l’accès aux médecins en liant une partie de leur rémunération à l’atteinte de cibles de performance. Selon lui, les problèmes d’accès s’expliqueraient par un trop grand nombre de médecins travaillant à temps partiel. De son côté, la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) soutient que la cause de ces problèmes se trouve plutôt dans une pénurie de médecins de famille, qui risque d’être aggravée par l’adoption de la loi spéciale. Or, les données analysées par l’IRIS montrent que tant le gouvernement que la FMOQ se trompent de cible.
S’il est vrai que les médecins de famille québécois offrent un volume de services moins élevé que dans le reste du Canada, rien ne permet de conclure, comme le fait le gouvernement, qu’ils sont plus nombreux à travailler à temps partiel. Le Québec compte 7446 médecins de famille « équivalent temps plein ». Cela représente 72 % du total des médecins de famille, ce qui place le Québec en milieu de peloton des autres provinces à cet égard.
Les données disponibles suggèrent plutôt que le volume de services médicaux moins élevé observé au Québec s’explique par le fait que les médecins de famille québécois passent plus de temps avec chaque patient : seulement 2 % d’entre eux déclarent consacrer en moyenne moins de 15 minutes à chaque visite de routine, alors que c’est le cas de 28 % des médecins dans l’ensemble du Canada, et 48 % des médecins québécois disent consacrer plus de 25 minutes à ces visites, contre une moyenne canadienne de 18 %. En imposant des cibles de performance quantitatives aux médecins, le gouvernement risque donc de réduire la qualité des services pour augmenter leur quantité.
Contrairement à ce que soutient la FMOQ, les problèmes d’accès aux services ne s’expliquent pas non plus par un manque de médecins de famille. Depuis le début des années 1990, le Québec se situe chaque année au-dessus de la moyenne canadienne pour le nombre de médecins de famille par habitant. Quant au Canada, il se situe lui-même au 4e rang des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Les vrais problèmes se trouvent ailleurs, dans le modèle québécois d’organisation des services de première ligne, excessivement centré sur les médecins et, ce qui est moins connu, largement laissé entre les mains du secteur privé. En effet, au Québec, l’accès aux services de première ligne dépend de l’accès à un médecin de famille plutôt que de reposer sur des équipes multidisciplinaires complètes mettant à profit les compétences de l’ensemble des professionnels de la santé.
Ce médico-centrisme se manifeste par le fait qu’une part disproportionnée des ressources financières investies dans le système de santé est accaparée par les médecins, au détriment des autres catégories professionnelles : alors qu’ils représentent moins de 10 % du personnel à l’emploi du réseau, les médecins empochent près de 40 % de la rémunération versée à ce personnel.
De plus, bien que les services médicaux soient financés par l’État, les médecins ne sont pas véritablement intégrés aux équipes multidisciplinaires du réseau public puisqu’ils sont des entrepreneurs privés qui vendent leurs services à la pièce au régime public plutôt que d’être des employés salariés comme le reste du personnel. Or, ce mode de rémunération à l’acte décourage le travail en équipe puisque chaque acte délégué représente une perte de revenu pour les médecins.
La loi adoptée revoit ce mode de rémunération, mais elle ne remet pas en question le statut particulier des médecins et poursuit les tendances à la privatisation des services de première ligne qui nuisent à leur efficacité. En effet, ces services demeurent organisés au sein des groupes de médecine de famille (GMF), des cliniques privées à but lucratif qui ont remplacé les CLSC publics comme porte d’entrée principale du réseau. Or, en plus de vingt ans d’existence, ce modèle privé n’a atteint aucun des objectifs pour lesquels il a été créé.
Le cas de la Suède offre des pistes de solution inspirantes pour le Québec. Ce pays se situe en queue de peloton des pays de l’OCDE tant pour le nombre de médecins de famille par habitant que pour le volume de services médicaux offert par médecin. Or, malgré une réelle pénurie de médecins de famille et leur faible « productivité » en ce qui concerne la quantité de services, la Suède se classe parmi les pays ayant les meilleurs indicateurs d’accès aux soins et de qualité des services.
Cet apparent paradoxe s’explique notamment par le fait que, contrairement au Québec, l’accès aux services de première ligne repose en Suède sur des équipes multidisciplinaires plutôt que sur les seuls médecins. Ces services sont organisés dans des « centres de soins primaires » majoritairement publics, dans lesquels les médecins sont des employés salariés. Dans ces centres, qui sont très semblables au modèle québécois des CLSC, à peine 30 % des visites de patients sont prises en charge par des médecins, le reste étant assumé par des infirmières, des physiothérapeutes et des psychologues.
Sans une révision beaucoup plus profonde de l’organisation des services, la bataille qui oppose actuellement le gouvernement et les fédérations médicales mènera de nouveau la population dans une impasse.
Cet article est d’abord paru sous forme de lettre dans l’édition du 1er novembre 2025 du journal Le Devoir.