Qu’est-ce qu’une pénurie de main d’oeuvre?
28 novembre 2012
Avec le vieillissement de la population et les départs toujours plus nombreux à la retraite des baby-boomers, on entend plus que jamais parler de pénuries de main-d’œuvre :
- «Les pénuries de main-d’œuvre qualifiée représentent l’un des plus grands défis de notre économie dans un avenir proche.»
- «Pénurie de main-d’œuvre: il y a urgence!»
- «La pénurie de main-d’œuvre s’accentue»
- «Jusqu’à 26 fois plus d’emplois seront à pourvoir que le nombre de diplômés sur le marché au Québec»
- «De nombreux employeurs canadiens ont de la difficulté à trouver les meilleurs talents en raison du manque grandissant de main-d’œuvre »
- «Pénurie de main-d’œuvre dans le commerce au détail»
- «Restauration: la pénurie de main-d’œuvre s’intensifie»
Pourtant, ai-je la berlue? Le taux de chômage est-il bien encore à 7,7% au Québec et à 7,4 % au Canada? Quand on lit qu’il y a «pénurie de main-d’œuvre dans le secteur du vêtement», le représentant de cette industrie tient-il compte que, selon le tableau cansim 281-0047, l’industrie canadienne de la fabrication de vêtements a perdu les trois quarts de ses emplois depuis janvier 2001, le nombre de salariés étant passé d’environ 88 000 à 22 000 au Canada?
Ces quelques exemples montrent que même les industries où on observe des taux de chômage élevés affirment vivre des pénuries de main-d’œuvre. Y aurait-il peut-être une légère confusion dans l’utilisation de l’expression «pénurie de main-d’œuvre»?
Définition
La littérature économique sur le sujet est assez vaste, mais pas toujours facile à décoder. Selon une étude du Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO) sur la pénurie de travailleurs qualifiés, on parle de pénurie de main-d’œuvre lorsque la demande de travail excède l’offre. Assez simple, non? Le Centre d’étude sur l’emploi et la technologie (CETECH), lui, ajoute à cette définition certaines conditions. Ainsi, on ne peut véritablement parler de pénurie que lorsqu’on observe «la présence de postes vacants qui perdurent et qui imposent à l’entreprise des pertes de production, en dépit du fait que la rémunération offerte et les autres conditions de travail correspondent à celles du marché». L’Association des comptables généraux accrédités du Canada (CGA-Canada), de son côté, distingue les pénuries de main-d’œuvre et les pénuries de main-d’œuvre qualifiée, ces dernières se présentant «lorsque les compétences et l’expérience de travail des chercheurs d’emploi dans une certaine profession ne correspondent pas à la conception de l’employeur quant aux habiletés nécessaires pour assumer convenablement les responsabilités associées à cette profession». Ainsi, un employeur qui a des exigences qui ne correspondent pas aux compétences des travailleurs créerait une pénurie!
Pour compléter le portrait, on utilise toutes sortes d’expressions pour définir les situations où un employeur manque de main-d’œuvre, mais où la situation ne permet pas nécessairement de parler de pénurie : demande excédentaire, rareté de la main-d’œuvre, difficultés de recrutement, etc.
Dans le cas des manchettes citées au début de ce billet, peut-on vraiment parler de pénurie dans le commerce de détail, la restauration ou la fabrication (ou même la vente) de vêtements? L’offre de main-d’œuvre est-elle insuffisante dans ces domaines? Pas vraiment. Mais, dans toutes ces industries, la rémunération offerte est nettement inférieure au salaire moyen. Peut-on même dire que l’offre de main-d’œuvre est insuffisante? Dire cela serait affirmer que trop peu de personnes possèdent les compétences exigées dans ces industries. Malgré tout le respect que j’ai pour les personnes qui travaillent dans ces industries et pour leurs compétences (surtout celles liées au service à la clientèle), les gens qui refusent des emplois dans ces industries le font généralement en raison des faibles salaires, du temps partiel fréquent et des horaires de travail atypiques, pas parce qu’ils ne possèdent pas les compétences nécessaires. Alors, oui, on peut parler de difficultés de recrutement, mais certainement pas de pénuries!
Le cas des métiers spécialisés
L’Association des comptables généraux accrédités du Canada (CGA-Canada) a diffusé en juillet dernier une étude portant spécifiquement sur les pénuries dans les métiers spécialisés. Cette étude fait entre autres ressortir un autre problème, celui de la mesure. C’est bien beau de définir un concept, mais encore faut-il être en mesure de trouver des indicateurs permettant d’évaluer si la définition est respectée.
«Bien que le concept de pénurie de main-d’œuvre soit relativement simple, l’observation des pénuries est ardue, compte tenu du fait que les complexités inhérentes au marché du travail sont difficiles à mesurer directement»
Pire, l’étude parle justement des «erreurs» de perception des employeurs, voyant dans chaque difficulté de recrutement un signe de pénurie :
«Les sondages sur les conditions du marché menés directement auprès des entreprises – l’une des méthodes utilisées pour évaluer les pénuries de main-d’œuvre – sont plutôt subjectifs, et les répondants tendent à interpréter les resserrements du marché du travail comme des pénuries de main-d’œuvre, même si le problème n’est pas suffisamment grave pour entraîner une hausse des salaires et des heures supplémentaires»
Rien pour faciliter le travail de détermination de la présence de pénuries, les données sont souvent trop peu précises pour pouvoir effectuer des calculs fiables. Ainsi, l’étude déplore la petitesse des échantillons des enquêtes de Statistique Canada, notamment de son Enquête sur la population active, les données ne permettant pas d’étudier les pénuries par profession dans les plus petites provinces et encore moins par régions administratives des provinces. Avec les compressions gouvernementales, notamment à Statistique Canada, il serait étonnant que cette situation s’améliore à court et même à moyen terme.
Cela dit, dans les cas que l’étude a pu étudier, les auteurs n’ont pu observer que de courtes périodes de pénuries, ne durant jamais plus d’un an. Pourtant, les métiers spécialisés (mécaniciens, machinistes, métiers de la construction, etc.) couverts par l’étude sont par leur nature des professions susceptibles de présenter des pénuries, car leur travail ne peut être remplacé par des machines, ni être délocalisé dans des pays à bas salaires.
Conclusion
La question des pénuries de main-d’œuvre est beaucoup plus complexe qu’elle peut le sembler à première vue. Non seulement le concept est difficile à cerner, mais les données pour déterminer leur présence, même lorsqu’elles sont disponibles et fiables, sont influencées par bien d’autres facteurs que la présence de pénuries.
Peut-être en raison de cette complexité, les employeurs et les organisations sectorielles ont tendance à exagérer le problème de pénurie, que ce soit dû à des erreurs de perception ou à leur volonté d’attirer plus de main-d’œuvre dans leurs industries.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de pénuries (pensons au secteur de la santé), ni que le vieillissement de la population n’en créera pas. Mais, pour l’instant, elles sont rares, très localisées et de courte durée. Et rien ne laisse présager qu’elles seront généralisées un jour. À force d’entendre des responsables d’organismes sectoriels crier au loup, on risque de ne plus les croire quand le loup arrivera vraiment, s’il arrive un jour!