Quand l’argent libère l’esprit
30 octobre 2017
On présuppose parfois dans le discours populaire et politique que les riches ont une vie plus stressante que celle des pauvres. Mais qu’en est-il vraiment? Est-ce que les gens à faible revenu peuvent réellement se la couler douce et vivre paisiblement alors qu’un haut revenu serait nécessairement accompagné de plus de responsabilités et donc d’une vie plus stressante?
Bien que nous connaissions désormais les effets pervers du stress, notamment sur la santé, cette relation entre revenu et stress est très peu documentée en science économique. Dans ce billet, à l’aide des données de Statistique Canada, nous verrons que ce sont en fait les gens à faible revenu qui semblent être le plus susceptibles de mener une vie particulièrement stressante.
Les données
Pour explorer la question, nous avons utilisé les données de Statistique Canada, récoltées dans le cadre du cycle 24 de l’Enquête sociale générale (ESG) de 2010. Les agences de statistiques qui récoltent et rendent publiques des données sur le Québec et le Canada ciblent rarement le type de données qui se prêtent à l’exercice, c’est donc une chance de les avoir en mains. Plus de 15 000 personnes de 15 ans et plus ont été questionnées dans cette enquête, tant sur des sujets sociodémographiques que sur leur état psychologique. Plus particulièrement, des questions très précises sur leur utilisation du temps et sur leur perception à l’égard de cette utilisation ont été posées.
Bien que les données subjectives soient souvent critiquées comme étant imparfaites et difficiles à utiliser (comment puis-je comparer mon niveau de stress de 8 avec le vôtre?), elles contiennent une information précieuse que ne révèlent pas les indicateurs comme l’espérance de vie ou le taux de scolarisation : la façon dont les gens se sentent. La perception que les gens ont de leur propre condition est aussi importante que la condition en elle-même. Nous considérons en ce sens que l’utilisation des données subjectives est complémentaire à celle des indicateurs macroéconomiques et des données administratives; côte à côte, ces données nous permettent d’avoir une image plus complète de notre société.
Nous avons sélectionné un lot de onze questions dans l’enquête pour construire quatre « index » de stress :
1. À quelle fréquence vous sentez-vous pressé(e) par le temps?
2. À la fin de la journée, avez-vous l’impression que vous n’avez pas accompli ce que vous vouliez accomplir?
3. Vous inquiétez-vous du fait que vous ne consacrez pas assez de temps à votre famille ou à vos amis?
4. Êtes-vous constamment tendu(e) parce que vous voulez en accomplir plus que vous pouvez en faire?
5. Sentez-vous que vous n’avez plus le temps de vous amuser?
6. Vous sentez-vous souvent tendu(e) quand vous manquez de temps?
7. Sur une échelle de 1 à 10, quel sentiment éprouvez-vous à l’égard de votre vie (de très insatisfait (e) à très satisfait (e))?
8. En général, diriez-vous que votre santé est (5 choix, de « mauvaise » à « excellente »)?
9. En général, diriez-vous que votre santé mentale est (5 choix, de « mauvaise » à « excellente »)?
10. Avez-vous régulièrement des problèmes à vous endormir ou à rester endormi?
11. En pensant au niveau de stress dans votre vie, diriez-vous que la plupart de vos journées sont (5 choix, de « pas du tout stressantes » à « extrêmement stressantes »)?
Plusieurs facettes de l’état psychologique de l’individu sont ainsi dévoilées et permettent, une fois rassemblées, de représenter son niveau de stress. Ensuite, d’un point de vue statistique, construire un index n’est pas une mince affaire. Pour s’assurer de ne pas « artificiellement » construire un index qui donnerait les résultats espérés, quatre index ont été construits de façon différente.
Les résultats
Maintenant que nous avons des index qui représentent le stress, nous pouvons vérifier quel est l’effet du revenu sur celui-ci. Dans ce type d’analyse, des variables de contrôle sont nécessaires, pour éviter le biais de variables omises. En plus des contrôles réguliers (sexe, âge, etc.), nous avons sélectionné deux variables de contrôle supplémentaires : le secteur d’emploi du répondant et sa principale source de stress. Si une personne travaille dans le domaine agricole ou dans celui de la finance, le stress sera très différent, de la même façon que si celle-ci est stressée par sa santé ou ses relations familiales. Ces deux contrôles permettent alors de capter l’effet du revenu en gardant constantes ces deux variables. En d’autres mots, étant donné le domaine d’emploi et la source du stress, quel est l’effet moyen du revenu sur le niveau de stress?
Les résultats obtenus sont clairs : le revenu a un effet négatif sur le stress. En moyenne, au Canada, plus une personne a des revenus élevés, moins elle sera stressée. Une interprétation possible serait que les gens à haut revenu ont en fait les moyens de se soulager de leur stress en s’offrant une sécurité (santé, assurance, logement), en sous-traitant leurs responsabilités (taxi, gardiennage, cuisine) ou encore en se payant des loisirs qui leur permettent de décompresser (massothérapie, voyages, sports, spectacles). Malheureusement, ces options ne sont souvent pas disponibles pour les gens à faible revenu, qui doivent alors subir et accumuler le stress.
Comme les causes du stress sont très nombreuses (les relations sociales, le niveau de confiance en autrui, l’alimentation, etc.), le revenu n’est évidemment pas le seul facteur qui l’affecte. Ici, nous avons établi une corrélation peu étudiée. Afin d’établir avec davantage de certitude s’il y a une relation de causalité derrière ces chiffres, une analyse plus approfondie et, surtout, des données recueillies sur une plus longue période seraient nécessaires.
Qu’en est-il de l’âge?
Les données récoltées nous permettent d’observer un dernier point intéressant, soit la relation entre l’âge et le niveau de stress. La figure suivante montre l’évolution du niveau de stress selon le groupe d’âge des répondants.
On constate que les individus commencent leur vie active en ressentant de plus en plus de stress pour atteindre un sommet à 35-39 ans. Ensuite, le stress diminue graduellement et on retrouve le niveau initial seulement à 60-64 ans, soit l’âge de la retraite. Il est certain que les sources de stress varient d’une période à l’autre, mais être capable d’identifier ces déterminants est crucial. Il s’agit d’un enjeu d’équité intergénérationnelle. Dans une société, tous, selon leur niveau d’âge, devraient avoir les outils pour faire face au stress qu’ils vivent. En constatant une inégalité, certains groupes d’âge pourraient être ciblés par les politiques publiques afin de leur donner les ressources nécessaires.
Pour clore le tout
Ces résultats permettent de jeter un regard nouveau sur une dimension inquiétante des inégalités sociales : si le stress affecte négativement l’espérance de vie, la santé mentale, la qualité des relations familiales, les habitudes alimentaires et les propensions à développer des dépendances, celui-ci est donc particulièrement pernicieux puisqu’il contribue à maintenir les personnes à faible revenu dans une situation défavorable. S’enclenche alors un cercle vicieux : le stress tend à maintenir cette situation précaire, qui elle-même est une source d’angoisse et de stress. Un individu issu de milieux défavorisés sera plus stressé, performera moins bien au travail et n’aura pas accès aux mêmes promotions que son collègue n’ayant pas ces « handicaps ».
Si l’éducation permet de briser le cercle de pauvreté, traiter de la question du stress dans la sphère politique pourrait en faire tout autant. Par exemple, développer un indicateur actualisé à chaque recensement de Statistique Canada permettrait d’étudier plus amplement les variables qui l’affectent. De plus, en médiatisant un tel indicateur, le niveau de stress des individus pourrait progressivement devenir un enjeu électoral et ainsi donner lieu à davantage de politiques publiques visant à l’amélioration de cette composante essentielle du bien-être.