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Pourquoi la droite n’aime pas Keynes?

29 mai 2016


Le 4 janvier dernier, par l’entremise de sa page Facebook, l’IRIS demandait quels sujets ses lecteurs et lectrices souhaitaient voir traités sur son blogue en 2016. Parmi les nombreuses proposions qui ont suivies, celle de Robert Mainville a particulièrement retenu notre attention: « Pourquoi les économistes de droite détestent autant Keynes ?» Dans ce billet, nous tentons donc d’offrir une réponse à cette question.

Keynes le penseur

La richesse des travaux et l’originalité de la méthode et des thèses de John Maynard Keynes (1883-1946) ont fait de lui un incontournable en histoire de la pensée économique. Issue d’un milieu intellectuel particulièrement foisonnant, les influences de Keynes sont aussi nombreuses qu’hétéroclites ; sa vision de l’économie s’est forgée à travers des penseurs aussi variés que John Stuart Mills, Karl Marx et Freud ou encore Virginia Woolf.[1]

Au moins trois raisons expliquent que les économistes de droite soient traditionnellement peu sympathiques à l’égard de Keynes. Bien sûr, les concepts de « droite » et de « gauche » économiques sont difficiles à définir puisque leur usage populaire varie considérablement, nous définirons simplement la droite et la gauche économique sur deux axes classiques, celui de l’intervention de l’État et de la répartition des richesses. Ainsi, les « économistes de droite » seront ici ceux qui plaideront pour une réduction du rôle de l’État[2] dans l’économie (favorables au libre-marché) et une répartition minimale des richesses (baisse des taxes/impôts des classes aisées et des entreprises.

1) La critique des  économistes classiques

À son époque, Keynes s’est montré très critique envers les économistes classiques. Bien que les théories classiques ne soient pas en elle-même à « droite »[3], elles ont souvent été utilisées pour justifier certaines politiques économiques de droite favorables au libre marché. À cet égard, Keynes reconnaît que le libre marché peut être optimal, mais dans une situation bien précise : celle du plein emploi parfait, qui correspond à un taux de chômage d’environ 4% selon la définition conventionnelle. Le problème est que cela n’arrive pour ainsi dire jamais! Pour Keynes, il est important de reconnaitre l’existence du chômage involontaire (c’est-à-dire des chômeurs qui recherchent activement un travail, mais n’en trouvent pas), car l’État peut potentiellement intervenir dans l’économie afin de régler ce problème. Les économistes classiques, qui supportent inconditionnellement l’hypothèse de l’optimalité du libre marché, ne croyaient tout simplement pas au chômage involontaire. C’est une erreur que n’a donc pas manqué de souligner Keynes et qui remet en doute le réalisme de la base théorique de plusieurs politiques de droite favorables au laisser-aller.

Il faut toutefois préciser que Keynes ne rejetait pas en bloc les modèles développés par les classiques. Il les voyait plutôt comme « un cas spécial et non un cas général »[4] et que l’enseignement des théories classiques « ne peut donc être que trompeur et néfaste, si on prétend appliquer ses conclusions aux faits que nous connaissons. »[5] En bref, selon Keynes, le problème des modèles des économistes classiques est qu’ils ne parviennent pas à saisir la réalité du monde dans toute sa complexité.

2) La propension marginale à consommer et la demande effective

John Maynard Keynes ne s’est pas fait beaucoup d’amis chez certaines élites économiques, généralement à droite, en soutenant dans sa Théorie générale que la stimulation de l’économie, surtout en période de crise, devait passer par l’enrichissement des classes moyennes et inférieures. Effectivement, selon Keynes, les classes à faibles revenus ont généralement une propension marginale à consommer beaucoup plus forte. C’est-à-dire que si leur salaire augmente, l’augmentation sera presque entièrement consommée parce qu’elle servira à répondre à leurs besoins de base. En comparaison, une personne à hauts revenus, dont les besoins de base sont souvent déjà pleinement satisfaits, risque d’épargner une partie beaucoup plus importante de son augmentation salariale. Plus formellement, la propension marginale à consommer est la part de revenu qui sera dépensé plutôt qu’épargnée.

Pourquoi est-ce que la propension marginale à consommer est si importante? Contrairement aux économistes classiques, Keynes soutient que ce n’est pas l’offre qui crée la demande, mais plutôt la demande qui crée l’offre. Selon lui, la clé de la relance économique repose dans l’augmentation de la demande effective (soit la demande qui sera anticipée par les divers agents économiques). Selon l’auteur, il faut tout d’abord que les carnets de commandes des entreprises se remplissent pour que la relance économique s’amorce.

C’est ainsi que, pour remplir ces fameux carnets de commandes, la propension marginale à consommer joue un rôle important. En effet, le calcul de celle-ci nous indique qu’un dollar distribué en soutien aux classes les plus pauvres aura davantage de chance d’être dépensé, augmentant la demande effective et, ultimement, permettant une meilleure relance économique. Si l’on donne plutôt ce dollar aux classes les plus riches, alors cet investissement risque de finir en bonne partie dans leur compte épargne.

Voilà entre autres pourquoi la droite n’aime pas Keynes. La droite traditionnelle plaide habituellement en faveur de plans de relance économique axés sur une diminution des impôts des gens à haut revenu. C’est le fameux argument du ruissellement vers le bas[6] qui stipule que de donner plus d’argent aux riches est la solution optimale pour stimuler l’économie. Pourtant, si l’on suit la théorie de Keynes, c’est plutôt aux classes moyenne et inférieure que l’on devrait accorder des réductions d’impôts lorsque l’économie stagne, car c’est eux qui stimulent le plus efficacement la demande effective, considérant leur propension marginale à consommer.

3) L’intervention de l’État et les mesures keynésiennes

En se basant sur les écrits de Keynes, de nombreux penseurs et économistes ont développé les mesures keynésiennes.[7] Elles furent l’un des legs de Keynes les plus acclamés, mais aussi le plus critiqué. Les économistes de la droite traditionnelle prennent habituellement position en faveur d’une réduction des interventions de l’État dans l’économie. Au contraire, les mesures keynésiennes prévoient qu’en situation de crise, l’État devrait intervenir davantage en investissant massivement dans l’économie. Ces investissements prennent habituellement la forme de grands projets d’infrastructures (ponts, routes, écoles, hôpitaux) qui créent des emplois directs et augmentent les revenus de la classe ouvrière, en plus de mettre en place des structures bénéfiques aux activités économiques futures. Ce type de plan de relance a dernièrement fait la manchette, étant notablement utilisé dans le premier budget de Justin Trudeau[8].

Ce modèle de plan de relance a connu un succès généralement reconnu jusqu’aux années 70, où l’on a blâmé les mesures keynésiennes d’avoir nui à l’économie en créant une hausse importante de l’inflation, sans croissance économique, (stagflation)[9]. Ces critiques, bien qu’elles soient elles-mêmes remises en question par plusieurs postkeynésiens[10], sont venues assombrir quelque peu cet élément iconique de la pensée keynésienne. Cependant, le débat sur l’efficacité des mesures keynésiennes est encore ouvert et plusieurs économistes influents, comme Joseph Stiglitz et Paul Krugman, soutiennent actuellement que des mesures similaires peuvent être efficaces, surtout dans le contexte économique actuel.

Conclusion

Bref, si la droite n’aime pas Keynes, c’est probablement parce que celui-ci a été très critique envers l’économie classique, ancêtre du paradigme économique actuel généralement endossé par les économistes de droite. Toutefois, c’est surtout en théorisant l’économie de la demande et la propension marginale à consommer que Keynes dérange la droite puisque, ce faisant, il a offert de précieux arguments économiques à tous ceux qui souhaitent se battre en faveur d’une meilleure redistribution des richesses ou d’une augmentation des investissements gouvernementaux en période de ralentissement économique.

À une époque où la stagnation économique appréhendée amène plusieurs à vouloir confier un rôle plus important à l’État, il faut s’attendre à ce que certains économistes farouchement à droite continuent de grincer des dents lorsqu’on leur parle de Keynes.

Nous vous invitons par ailleurs à réfléchir à comment la pensée keynésienne pourrait nourrir le débat sur les questions entourant l’augmentation du salaire minimum, le revenu minimum garanti, ou encore sur l’application de mesures d’austérité en situation de crise économique.


[1] Décédé en 2011, Gilles Dostaler était professeur d’économie à l’UQAM et aura été l’un des spécialistes mondialement reconnu de la pensée de Keynes. Il a consacré l’essentiel de sa carrière à cet auteur et nous recommandons la lecture de sa biographie intellectuelle de Keynes, « Keynes et ses combats ».

[2] Dans le cadre de ce texte, nous laissons de côté la question du « néolibéralisme », associé aux économistes de droite, et qui implique un État très actif pour accroître les marchés.

[3] Par exemple,  Adam Smith, partisan de la doctrine du libre marché, croyait tout de même que l’État devait intervenir pour redistribuer une partie des richesses des plus riches vers les classes plus pauvres. Il y a certainement une influence des économistes classiques sur la construction de la droite traditionnelle, mais l’économie classique ne débouche pas nécessairement, ni totalement, à droite.

[4] KEYNES, John Maynard. Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. 1936. Traduction de l’Anglais par Jean De Largentaye en 1942. Paris : Éditions Payot, 1942. Réimpression, 1968, 407 pages. Les références subséquentes à ce texte seront indiquées : KEYNES, 1936, le tome, ainsi que le numéro de la page. Le numéro de la page proviendra du fichier divisé en deux tomes, disponible au http://classiques.uqac.ca/classiques/keynes_john_maynard/theorie_gen_emploi/theorie_emploi.html p.20

[5] Ibid

[6] Argument réfuté de nombreuses fois, entre autres par l’IRIS dans ce récent billet https://iris-recherche.qc.ca/blogue/le-ruissellement-ne-fonctionne-pas-vive-le-ruissellement

[7] Étonnamment, les mesures keynésiennes n’ont jamais été formulées explicitement par Keynes. C’est plutôt Lerner qui, après avoir lu la théorie générale de Keynes, a suggéré que les grands projets d’investissement en infrastructures devraient nécessairement relancer l’économie. Encore plus étonnant, Keynes a mis beaucoup de temps avant de reconnaître la pertinence de la proposition de Lerner, mais n’a jamais soutenu que les mesures Keynesiennes étaient toujours la meilleure solution pour une sortie de crise, il était particulièrement sceptique sur ce point. Source : Colander, D. (1984). Was Keynes a Keynesian or a Lernerian?. Journal of Economic Literature, 22(4), 1572-1575.

[9] Nelson, E., & Nikolov, K. (2004). Monetary Policy and Stagflation in the UK. Journal of Money, Credit, and Banking, 36(3), 293-318.

[10] Lupu, D. V., & Rotundu, I. L. (2012). The Great Inflation of the’70s and Keynesian Economic Model. Ovidius University Annals, Economic Sciences Series, 12(1), 586-591.

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