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L’internationalisation de l’éducation, ou l’envers d’un buzzword à la mode

21 octobre 2014

  • Eric Martin

Il se tient cette semaine un colloque autour de « l’internationalisation » de l’enseignement, un « buzzword » à la mode et a priori sympathique. On présente toujours ce phénomène comme relevant d’une dynamique d’ouverture à l’international dont on constaterait l’apparition spontanée, sans qu’on ne sache trop pourquoi, dans d’autres pays, et à laquelle il conviendrait de s’adapter pour ne pas être en retard sur les autres. L’internationalisation permettrait aux systèmes d’enseignement de se libérer de leur ancrage national pour s’ouvrir à « L’Autre », bref, aux autres cultures. Sympathique!

Or, dans les faits l’internationalisation participe plutôt d’un projet politique, poussé notamment par les grandes institutions économiques internationales, et visant à transformer les pratiques d’enseignement pour créer un « nouvel espace mondial de l’enseignement supérieur » [1], le tout pour des motivations économiques. Les entreprises sont déjà devenues transnationales ou multinationales, le capitalisme est de plus en plus globalisé. C’est maintenant au tour des individus de devenir mobiles et aux institutions d’enseignement d’internationaliser leurs pratiques, c’est-à-dire de participer à l’enseignement transfrontalier à visée commerciale.

La mobilité étudiante, pour quoi faire?

L’OCDE[2] définit l’internationalisation comme « tout ce qui implique la mobilité internationale des étudiants et enseignants, des formations ou des établissements d’enseignement supérieur », utilisant parfois, comme synonyme, le concept « d’enseignement supérieur transnational » ou « transfrontalier ». Les campagnes de promotion visant à augmenter le nombre d’étudiants étrangers ont fonctionné : leur nombre a bondi de 90 % entre 1998 et 2007 pour atteindre 2.5 millions dans les pays de l’OCDE.

On pense immédiatement que cela signifie que les étudiants ou les professeurs voyagent ou vont étudier ailleurs (ce qui se fait du reste depuis très longtemps, depuis le moyen-âge au moins). Or, il y a en fait eu un changement profond dans les motivations de cette mobilité accrue alors que sont apparues de nouvelles visées commerciales : la «mobilité des travailleurs qualifiés dans une économie mondialisée; le désir des établissements d’enseignement supérieur de mobiliser des recettes supplémentaires ou d’accroître leurs prestige et leur visibilité sur les scènes nationale et internationale; ou encore la nécessité d’avoir une population active mieux éduquée dans les économies émergentes ou vieillissantes »[3], c’est-à-dire la volonté des pays du Nord d’attirer chez eux les meilleurs talents en main d’oeuvre qualifiée ou en recherche : «  S’inscrivant dans la logique de l’économie des connaissances [ou économie du savoir], elle vise à attirer des étudiants (et des universitaires) talentueux susceptibles de devenir des travailleurs du savoir au service de l’économie du pays d’accueil et d’augmenter la qualité et la compétitivité des secteurs de la recherche et de l’enseignement supérieur du pays ».

La mobilité étudiante, aujourd’hui devenue une obsession, apparaît beaucoup moins romantique lorsqu’on envisage que le besoin du capitalisme globalisé est de former des futurs travailleurs déracinés et sans attache, capables de suivre la formation et l’emploi partout sur le globe, là où les investissements en capitaux auront daigné élire domicile parce que les conditions de la valorisation sont favorables.

En effet, l’OCDE reconnaît que la principale raison d’entrer dans la danse de l’internationalisation n’est pas culturelle, mais monétaire: « Aujourd’hui, l’enseignement transnational répond également à des motivations économiques : il est souvent vu comme un levier de développement économique par les gouvernements, et comme un avantage concurrentiel par les établissements».

De plus, pour accueillir les nouveaux étudiants étrangers, les établissements n’auront pas le choix de se mettre à la nouvelle lingua franca, l’anglais: «A ce stade de l’histoire, pays et établissements n’ont d’autre choix que d’accepter et de maîtriser l’anglais, notamment dans les sciences, afin de rester compétitifs au sein du secteur mondial de l’enseignement supérieur»[4]. Par contre, l’OCDE prévient que le mandarin devient lui aussi très compétitif et pourrait éventuellement remplacer l’anglais. À suivre.

La commercialisation de l’enseignement

S’internationaliser ne veut pas seulement dire accueillir des étudiants étrangers. Cela peut aussi signifier exporter des contenus de cours à l’étrangers, soit physiquement, soit à travers la cyberformation (e-learning). Cela implique le développement d’un enseignement transfrontalier à « caractère commercial». En effet, lorsqu’ils quittent le cadre national, les établissements ne se comportent plus en institution ou service public d’enseignement, mais en organisation entrepreneuriale et commerciale, ce qui participe d’une dénationalisation et d’une commercialisation de l’enseignement supérieur. Par exemple, l’université de Nottingham, en Angleterre, a ouvert des antennes étrangères en Chine et en Malaisie. La Sorbonne a ouvert un campus à Abou Dhabi en 2006. La New York University avait 10 campus à l’étranger en 2009.

Cette stratégie, dite de la mobilisation de recettes vise à « construire une industrie d’exportation de services éducatifs » où les produits d’enseignement supérieur seront facturés au prix du marché ou au prix coûtant aux étudiants étrangers, en dehors de toute subvention publique. L’abolition récente de l’entente historique qui limitait les frais des étudiants français au Québec est un bel exemple. Cette mutation peut se traduire par une « réduction de la part relative du financement public dans les ressources des universités, voire de la réduction du financement public par étudiant ». Elle s’arrime également à des accords commerciaux visant à éliminer les barrières à la commercialisation de l’enseignement comme L’AGCS[5]. L’internationalisation participe donc de la commercialisation et de la marchandisation de l’enseignement, de même que de la fragilisation de l’éducation publique. Les politiques actuelles d’austérité signifient, pour le monde de l’éducation, une pression accrue pour diversifier les sources de revenu des institutions d’enseignement qui vient jeter ces dernières dans les bras de la logique décrite ci-dessus.

Internationalisation et assurance-qualité

Toujours selon l’OCDE, la commercialisation s’accompagnera également d’une politique de marque, c’est-à-dire d’une volonté de défendre son branding dans le « marché international de la réputation » des établissements d’enseignement supérieur[6].  La démultiplication des fournisseurs (sic) d’enseignement commercial à l’échelle mondiale, la prolifération des classements internationaux oblige les établissements à défendre leur réputation et leur marque de commerce. D’où le besoin croissant de procédures d’accréditation, certification, d’évaluation et « d’assurance-qualité » afin de maintenir leur positionnement concurrentiel dans le marché : « La priorité accordée à l’assurance qualité va se renforcer devant l’importance grandissante de l’enseignement
supérieur privé et transfrontalier, des palmarès internationaux et de la responsabilisation».

Dans un des scénarios futurs envisagés par l’OCDE, cette situation pourrait mener à la convergence vers un « modèle libéral », c’est-à-dire à une libéralisation totale de l’enseignement : « On pourrait d’ailleurs imaginer qu’un de ses membre demande à l’Organisation Mondiale du Commerce d’arbitrer une dispute commerciale sur les services d’éducation au motif que, dans certains pays, des fonds publics seraient utilisés pour faire baisser le prix de l’enseignement supérieur sur le marché international : ces fonds publics représenteraient ainsi des subventions cachées venant fausser la concurrence dans le commerce des services éducatifs ». En vertu de l’AGCS, par exemple, on pourrait prétendre que l’existence même de l’enseignement public national d’un pays représente une forme de favoritisme nuisant aux fournisseurs exportateurs des autres pays. Cela pourrait mener un jour à l’élimination pure et simple de l’enseignement public au profit (c’est le mot) d’un vaste marché privatisé et globalisé de l’enseignement privé.

La nouvelle école capitaliste

On peut difficilement comprendre l’insistance que l’on retrouve ces dernières années en faveur de l’internationalisation et de la commercialisation-libéralisation de l’enseignement sans nous intéresser aux évolutions de la théorie économique et du capitalisme lui-même. Depuis la deuxième guerre mondiale, la théorie économique cherche une façon d’optimiser la formation du « capital humain » en vue de dynamiser la croissance économique. Après l’effondrement de la social-démocratie keynésienne dans les années 1970, on s’en est remis aux thèses néolibérales des Hayek et Cie qui affirmaient que le marché était bien plus efficace que l’État pour organiser l’offre de programmes afin qu’elle soit adaptée aux besoins de l’accumulation capitaliste. L’objectif, depuis ce temps, est de transformer l’éducation publique pour la rendre réactive aux soubresauts des marchés.

Le discours sur l’internationalisation a ici une fonction idéologique. Son rôle est de justifier, en la présentant comme une très libérale « ouverture aux autres cultures » et à la tolérance, l’ouverture de l’enseignement public à la normativité commerciale. En ce sens, il est moins important d’ouvrir un campus en Malaisie que d’accepter localement l’idée que l’école se représente comme une entreprise. Une fois qu’on se met à penser l’école comme lieu de formation de main d’œuvre (ou capital humain) à « haute valeur ajoutée », comme lieu de recherche brevetable et commercialisable, comme exportatrice de savoir-marchandise dans « l’économie du savoir », nul besoin de se mettre à voyager, puisqu’on est déjà rendu ailleurs, et que le capital globalisé, qui est chez lui partout, vient de faire main basse sur notre éducation nationale sans qu’on ait bougé d’un poil.

Cette réforme néolibérale de l’éducation, poussée par l’OCDE, nous amène droit vers ce que le sociologue français Christian Laval appelle, dans un excellent ouvrage, La nouvelle école capitaliste[7]. L’ironie est que le vernis de l’ouverture à l’Autre sert à défendre le processus qui est précisément en train de détruire l’éducation publique au nom de la compétition économique mondiale. N’est-ce pas Sylvain Lelièvre qui disait que nous avions abandonné nos rêves de jeunesse pour entrer plutôt dans « l’Internationale…du Pepsi » ? L’internationalisation nous fait oublier que l’éducation est d’abord là pour servir (au sens du « service public ») les membres d’une société donnée et pour les faire participer d’une culture particulière. Ce n’est qu’à partir d’une telle inscription que l’ouverture sur le monde devient pensable et souhaitable. Autrement, le service public et l’État sont court-circuités et l’individu se trouve mis en rapport immédiatement avec l’ordre transnational et avec les puissances qui le pilotent : les corporations multinationales.


[1] Stéphan Vincent-Lancrin, «L’enseignement supérieur transnational : tendances et perspectives d’avenir», dans OCDE (2011), L’enseignement supérieur à l’horizon 2030 – Volume 2 : Mondialisation, La recherche et l’innovation dans l’enseignement, Éditions OCDE, p. 76. http://dx.doi.org/10.1787/9789264075405-fr. Toutes citations extraites du même document à moins d’avis contraire.
[2] Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)
[3] ibid.. p. 76
[4] ibid., p. 39
[5] Accord général sur le commerce des services (AGCS) de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).
[6] Voir LACROIX, Robert, et Louis MAHEU. Les universités québécoises et l’assurance qualité, Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO), février 2012, 30 p ; et MARTIN, Eric et OUELLET, Maxime, «Les mécanismes d’assurance-qualité dans l’enseignement supérieur», Montréal, IRIS, 29 novembre 2012.
[7] http://www.humanite.fr/christian-laval-lecole-est-au-centre-des-nouvelles-luttes-des-classes
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