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L’illusion gestionnaire

31 mars 2014

  • Julia Posca

Lors du premier débat des chefs le 20 mars dernier, le chef de la Coalition Avenir Québec a demandé à plusieurs reprises à son vis-à-vis libéral Philippe Couillard combien d’emplois celui-ci avait créé au cours de sa carrière. En adressant cette question à son adversaire, François Legault a voulu mettre de l’avant le fait qu’il avait pour sa part fondé et dirigé une entreprise d’envergure internationale avant de faire le saut en politique. Il laissait ainsi entendre que, en sa qualité d’ancien dirigeant d’entreprise, seul lui serait en mesure de créer des emplois s’il était porté au pouvoir.

Derrière cet échange réside un présupposé quant à la piètre situation de l’emploi au Québec qui a été largement discutée et qu’une analyse rigoureuse des données de Statistique Canada nous permet de modérer. L’économie stagne et donc la création d’emplois également. Cependant, on est loin de la catastrophe dont la CAQ et le PLQ parlent constamment pour discréditer le Parti Québécois.

Cela dit, il y a un autre présupposé dans les propos de M. Legault que personne n’a questionné, et qui porte sur la relation supposée positive entre la compétence à diriger une province et le fait de détenir des aptitudes en gestion d’entreprise. Cette croyance repose elle même sur l’idée que la vitalité de l’économie dépend uniquement des entrepreneurs. Sans hommes et femmes d’affaires, nous ne connaîtrions que le chômage et la pauvreté.

Cette vision fantasmagorique offre bien sûr une image largement déformée de la réalité. L’économie est le résultat de la conjonction des efforts de l’ensemble des membres d’une société pour produire et reproduire le monde qui les entoure afin de combler leurs besoins et leurs désirs. Un entrepreneur, aussi génial soit-il, n’aurait pas pu créer grand chose n’eut été de l’école où il a été formé, des infrastructures publiques qui permettent à son entreprise d’exister (routes, égoûts, électricité, etc.), des autres personnes qui vont travailler avec lui ou elle pour produire des biens et services, etc.

Il est aussi bon de rappeler que l’entreprise privée n’a pas le monopole de la création d’emplois. La fonction publique québécoise comptait environ 77 000 personnes en 2011-2012, tandis qu’on estime que le secteur de l’économie sociale et de l’action communautaire emploie 125 000 personnes dans la province. Bref, l’État, les organismes à but non lucratif et les coopératives créent de l’emploi au même titre que les entreprises privées.

Par ailleurs, et c’est un détail que l’on néglige souvent de mentionner lorsqu’il est question de l’apport du secteur privé à l’économie, les entreprises peuvent aussi détruire des emplois. En fait, les entreprises cotées en bourse hésitent rarement, afin de demeurer « compétitives » et de satisfaire leur actionnariat, à « diminuer le poids de leur masse salariale » ou, en termes simples, à éliminer des postes dans leur organisation. Prenons un exemple parmi tant d’autres : en 2001, l’entreprise Air Transat a supprimé 1300 postes au Canada afin de « s’ajuster à la baisse de la demande » qui découlait des attentats survenus le 11 septembre à New York.

Portée elle aussi par la vague néolibérale, la classe politique préconise parfois, au nom de l’efficacité de l’administration publique et de la croissance de l’économie, la réduction de la taille du personnel du secteur public. C’est d’ailleurs pour cette raison que François Legault peut se targuer d’être le seul aspirant premier ministre apte à créer des emplois et, du même souffle, promettre de geler l’embauche dans la fonction publique.

Mais c’est aussi la prédominance de cette pensée managériale qui explique que, de plus en plus, on confonde la gestion des entreprises privées avec l’administration publique, que les affaires de l’État tendent à devenir des affaires tout court (ou des « vraies affaires »). C’est parce que nous nous sommes enfermés dans une vision obstinément unilatérale de la réalité que l’on est en passe de réduire toutes les sphères de la vie (la santé, l’éducation, l’environnement, etc.) à l’impératif de la croissance.

Si l’on se défait du poids de ce dogme, on devra alors reconnaître que tant un comptable qu’une travailleuse sociale ou un médecin sont en fait aptes à diriger un État. D’une part parce que le gouvernement n’est jamais l’affaire d’une seule personne – cela devrait aller de soi en démocratie –, mais aussi parce que l’aptitude à représenter les citoyens et les citoyennes devraient avant tout se fonder sur l’engagement à gouverner en fonction d’un projet de société conçu dans l’intérêt du plus grand nombre. L’État n’est pas la chasse gardée des experts ès gestion et autres managers en quête de rendement et d’efficacité; c’est une chose publique qui est, par définition, l’affaire de tous et de toutes.

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