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Les niveaux de vie décile par décile : des différences énormes

21 mars 2016


Comment nous répartissons-nous dans la société québécoise en dessous et au-dessus de la ligne de ce qu’il faut pour couvrir le strict nécessaire ?

Dans une note récente, Le déficit humain imposé aux plus pauvres, nous avons utilisé la Mesure du panier de consommation (MPC) comme indicateur reconnu «pour suivre les situations de pauvreté du point de vue de la couverture des besoins de base». Nous nous intéressions alors aux dollars qui manquent selon cette ligne de couverture minimale dans les revenus des ménages. Tout en rappelant que cette mesure détermine un seuil du strict nécessaire qui ne suffit pas à indiquer un seuil de sortie de la pauvreté, nous avons posé que ces dollars vitaux et manquants pouvaient à coup sûr être considérés comme un emprunt à la qualité de vie et l’espérance de vie des plus pauvres. Nous avons montré que de 2002 à 2011, ce déficit humain selon la MPC était passé de 2,5 G$ à 3,6 G$ en dollars constants de 2011. Sur dix ans, ce déficit dont on ne parle pas était trois fois plus élevé que le déficit budgétaire total du Québec, dont on  a abondamment parlé. Pendant ce temps le revenu excédentaire au seuil de la MPC des ménages situés au-dessus de cette ligne était passé de 81,2 G$ à 91 G$. La simple croissance de ce revenu excédentaire aurait suffi à régler le déficit humain en question.

Ce déficit humain selon la MPC n’existe pas dans les comptes économiques classiques parce que c’est un manque, une non-quantité. C’est de l’argent dont on aurait eu besoin, mais qu’on n’a pas eu.

Le revenu après impôt décomposé en fonction de la couverture des besoins de base

Pour arriver à ce montant invisible, nous avons comparé les revenus réels de plusieurs milliers de ménages au seuil de revenu selon la MPC qui correspondait à leur situation. Autrement dit, nous avons regardé comment chacun de ces ménages se situait par rapport au coût d’un panier. Nous avons ainsi pu établir le coût total de l’accès de toutes et tous à un panier, le total de ce qui avait manqué à une partie de la population pour y arriver et le total de ce qui avait dépassé cette ligne dans les revenus du reste de la population. Nous avons aussi calculé la différence entre le revenu après impôt et la définition du revenu selon la MPC, qui considère que certaines dépenses sont obligatoires et donc réduisent le revenu disponible, par exemple, les frais de garde et les soins de santé non assurés.

Autrement dit, nous avons décomposé le revenu après impôt en fonction des quantités suivantes :

Le revenu disponible après impôt = le montant du panier de consommation applicable – le déficit à ce montant + l’excédent de ce montant + la part du revenu disponible consacrée aux dépenses non incluses dans le panier.

Le Tableau qui suit détaille les montants correspondant aux différentes composantes du revenu après impôt présentées à la Figure 1 pour la première et la dernière année de la période étudiée.

Tableau 1 : Composition de revenu après impôt total des ménages en tenant compte de la couverture des besoins de base selon la MPC, Québec, 2002 et 2011 (milliards de dollars constants de 2011).

2002

2011

A. Revenu après impôt total

158,9 G$

190,7 G$

B. Revenu disponible total selon la MPC

144,6 G$

171,8 G$

C. Revenu total manquant à une couverture complète selon la MPC (déficit humain selon la MPC)

2,5 G$

3,6 G$

D. Part de la couverture MPC assurée dans le revenu disponible total selon la MPC

63,4 G$

79 G$

E. Coût total de la couverture d’un panier selon la MPC pour toutes et tous (C+D)

65,9 G$

82,6 G$

F. Part excédant le coût d’un panier dans le revenu disponible total selon la MPC (B-D)

81,2 G$

92,8 G$

G. Différence entre le revenu après impôt et le revenu disponible selon la MPC (A-B)

14,4 G$

19 G$

Sources : Statistique Canada, Enquête sur la dynamique du travail et du revenu, 2002-2011, Fichier de microdonnées à grande diffusion ; Statistique Canada, Tableau CANSIM 202-0809 ; calcul des auteurˑeˑs.

Nous avons terminé notre note en présentant le graphique 1 qui montrait, probablement pour la première fois, comment se décomposait le revenu après impôt en fonction de ce qu’il en coûte pour couvrir les besoins de base selon la MPC.

Nous le reprenons ici avec un code de couleurs pour bien indiquer ce dont il s’agité

  • La hauteur des colonnes pour chaque année correspond au revenu disponible après impôt de l’ensemble des ménages.
  • La partie colorée correspond au revenu disponible selon la MPC, et elle permet d’en considérer la continuité en fonction de l’utilité des dollars dans le revenu, des plus vitaux au moins vitaux.
  • La partie sous le zéro, en rouge foncé, manque au revenu disponible selon la MPC et correspond au coût du déficit à la MPC.
  • La partie en rouge correspond au coût d’un panier pour toutes et tous moins le déficit à la MPC.
  • Les deux parties en rouge vif et foncé correspondent ensemble au coût d’un panier pour toutes et tous si le manque avait été solutionné.
  • La partie passant du jaune au vert représente l’excédent au coût d’un panier du revenu disponible selon la MPC. Le dégradé permet de rappeler, en l’absence pour le moment d’un indicateur probant et communément admis, que la sortie de la pauvreté se situe quelque part dans la transition entre le jaune et le vert.
  • La partie en gris correspond à la différence entre le revenu après impôt et le revenu disponible selon la MPC, et elle a sa propre valeur d’utilité, qui échappe au cadre du présent travail.

Graphique 1. Composition du revenu après impôt en tenant compte de la couverture des besoins de base selon la MPC, Québec, 2002 à 2011 (milliards de dollars constants de 2011).

Sources : Statistique Canada, Enquête sur la dynamique du travail et du revenu, 2002-2011, Fichier de microdonnées à grande diffusion ; Statistique Canada, Tableau CANSIM 202-0809 ; calcul des auteurˑeˑs.

Avec ces diverses composantes du revenu, là où les comptes économiques ne nous donnent habituellement que le montant total du revenu après impôt, une donnée insensible au coût de la vie et à la couverture des besoins de base, nous avons ainsi pu qualifier cette donnée incontournable des comptes économiques en fonction des dollars vitaux qui la composent.

Notre étude s’arrêtait là. Or ce portrait devient encore plus révélateur quand on le subdivise à son tour en fonction du niveau de revenu des ménages.

Les niveaux de vie par décile en fonction de la couverture des besoins de base

Allons voir en effet ce qu’on aperçoit si on répartit les ménages étudiés en dix groupes, ou déciles, selon leur revenu après impôt, du plus pauvre au plus riche, et si on traite les revenus totaux après impôt de chaque décile selon cette approche sensible à la part du revenu qui permet la couverture des besoins de base. D’un seul coup, le portrait dynamique qui se dégage devient particulièrement révélateur de la grande différence de capacité et d’aisance qui se trouve tolérée dans le pacte social et fiscal actuel. On aperçoit tout à coup l’énormité des différences de niveaux de vie à travers une série de portraits du revenu qui traverse toutes les couches sociales.

Graphiques 2 : Composition du revenu par décile de revenu après impôt des ménages en tenant compte de la couverture des besoins de base selon la MPC (milliards de dollars constants de 2011), décile 1 (le plus pauvre) à 10 (le plus riche), Québec, 2002 à 2011

Sources : Statistique Canada, Enquête sur la dynamique du travail et du revenu, 2002-2011, Fichier de microdonnées à grande diffusion ; Statistique Canada, Tableau CANSIM 202-0809 ; calcul des auteurˑeˑs.

Cette succession de portraits fait notamment voir ce qui suit.

  • Le décile le plus pauvre (D1) des ménages est en déficit à la MPC sévère et chronique.
  • Le décile suivant (D2) dans son ensemble couvre à peine le nécessaire, ce qui signifie que des ménages n’y arrivent pas, et il reste dans des marges où l’utilité des dollars excédentaires est très grande, voire ne permet pas la sortie de la pauvreté.
  • Les déciles suivants (D3 à D9) gagnent progressivement en marge de manœuvre et en aisance, jusqu’à un point où, autour du septième décile (D7), les dollars excédentaires commencent à dépasser les dollars vitaux en proportion.
  • Le décile le plus riche (D10) se détache nettement des déciles précédents et il dispose de beaucoup plus de dollars au-delà de la couverture des besoins de base.
  • Sur les dix ans qui se sont écoulés, le manque des déciles pauvres tend à s’aggraver tandis que le surplus des déciles riches tend à croître.

On peut observer aussi que la partie en rouge vif et rouge foncé, soit le coût d’un panier pour toutes et tous, prend de l’importance d’un décile à l’autre (de D1 à D10). Ceci est dû au nombre plus grand de ménages de personnes seules dans les déciles plus pauvres, et à la croissance du nombre moyen de personnes par ménage d’un décile à l’autre. Cette différence n’explique toutefois qu’une petite partie de l’augmentation du revenu par décile. Et elle n’affecte pas la teneur d’une autre observation faite dans la note mentionnée en début de ce billet : alors que nous aurions les moyens collectifs d’assurer une moyenne de deux paniers de consommation à toute la population québécoise, le revenu moyen du dixième le plus pauvre des ménage ne leur assure même pas la moitié d’un panier pendant que le dixième le plus riche est très loin de la préoccupation de la couverture de ses besoins de base. En comparant les deux déciles, le graphique 3 nous montre bien l’étendue de cette différence.

Graphique 3 : Composition du revenu des déciles 1 et 10 de revenu après impôt des ménages en tenant compte de la couverture des besoins de base selon la MPC, Québec, 2002 à 2011 (milliards de dollars constants de 2011).

Sources : Statistique Canada, Enquête sur la dynamique du travail et du revenu, 2002-2011, Fichier de microdonnées à grande diffusion ; Statistique Canada, Tableau CANSIM 202-0809 ; calcul des auteurˑeˑs.

L’énormité de ce contraste ne se conçoit pas dans une société qui souscrit à l’égalité en dignité et en droits.

Un pacte social et fiscal sensible à la nécessité impérative pour les humains de couvrir leurs besoins pourrait se donner comme objectif de suivre attentivement ces différences de niveau de vie et d’assurer le vital avant le très excédentaire jusqu’à ce qu’un niveau de vie décent soit minimalement une réalité pour toutes et tous.

Selon une telle approche, les dollars vitaux, à tout le moins ceux qui sont nécessaires à la couverture des besoins de base selon la MPC pourraient être considérés comme un bien commun, à protéger et co-assurer collectivement dans l’interdépendance du pacte social et fiscal. La façon de le faire, par l’emploi, la fiscalité, les protections sociales est certainement matière à débat. La nécessité de le faire s’impose quant à elle au nom de notre commune condition humaine.

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