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Les monnaies locales : outils de transformation de la société?

4 juillet 2016

  • AF
    Adrien Faudot

La succession des crises financières, la hausse des inégalités ou encore le scandale des Panama Papers, tous des problèmes qui impliquent les banques commerciales, produisent un sentiment d’exaspération chez des populations. C’est l’occasion de remettre en question les monnaies bancaires qu’on prend pour acquis. Qui a accès à la monnaie? À quelles conditions? À quoi doit servir la monnaie?

L’une des idées centrales derrière les monnaies locales est de soustraire une partie de l’activité économique des circuits des banques privées parce que celles-ci font l’objet de plus en plus de dénonciations. En effet, les dernières années ont montré que les banques encouragent parfois la fraude fiscale à grande échelle, comme on l’a vu dans le cas de HSBC, révélé notamment dans les SwissLeaks. Elles ont aussi des comportements prédateurs, octroyant du crédit à des ménages vulnérables pour ensuite saisir leurs biens : pensons à la crise des prêts à haut risque (subprimes) aux États-Unis.

Pourquoi une monnaie locale?

Qu’est-ce qu’une monnaie locale? Une municipalité peut décider d’émettre une monnaie locale qui ne s’échange que sur son territoire, notamment pour que les particuliers et les entreprises consomment des biens et services produits dans la municipalité en question. C’est le cas du Sol-violette à Toulouse et des Calgary Dollars de la ville albertaine. Le dynamisme est encouragé par le fait qu’une fois en possession de monnaie locale, les personnes qui participent au système ne peuvent acheter que ce qu’il est possible d’acheter avec cette monnaie auprès des autres personnes ou entreprises qui adhèrent au système local.

Plusieurs considèrent les monnaies locales comme une avenue prometteuse de transformation sociale. En effet, elles peuvent être associées à des principes éthiques et orienter la production et la consommation vers des biens et services responsables des points de vue social et environnemental. Dans ce cadre, de nouveaux services rémunérés dans la monnaie locale peuvent apparaître pour répondre à des besoins criants, comme des services aux personnes âgées et seules afin de recréer du lien social.

La monnaie locale ne doit pas servir à la spéculation, mais au contraire être utilisée pour dynamiser des espaces qui sont relativement délaissés dans les économies marchandes.

Pour encourager les détenteurs et détentrices d’une monnaie locale à la dépenser plutôt que de l’accumuler (ce qu’on appelle la thésaurisation), les placements rémunérateurs sont généralement interdits. La monnaie locale bénéficie ainsi d’un certain cloisonnement, car sa reconversion en monnaie nationale, si et seulement si elle est autorisée, comporte un coût (se déplacer, faire la queue au guichet…). Les transactions en monnaie locale permettent de tisser des liens d’échanges au sein d’une sphère d’échange délimitée. Dans l’optique d’une réorientation des pratiques de production et de consommation dont l’initiative viendrait de la société civile, la promotion des monnaies locales est donc justifiée.

En revanche, une monnaie locale peut se heurter à des limites considérables : la dépendance à la monnaie nationale pour la création monétaire, la récupération de la monnaie locale à des fins de stabilisation et l’opposition politique.

Le risque de dépendance à la monnaie nationale

Toute monnaie ne tombe pas du ciel : elle est créée par des institutions, et elle a aujourd’hui pour l’essentiel la forme d’une écriture comptable. On parle ainsi de monnaie scripturale. C’est la banque centrale qui décide qui a le droit d’effectuer ces écritures comptables. Or, le droit de créer de la monnaie n’est pas reconnu par la banque centrale ailleurs que dans le système de paiements qu’elle supervise, c’est-à-dire le système bancaire « classique ». Ce droit n’est donc pas reconnu aux associations qui cherchent à promouvoir la monnaie locale. Un problème important se pose lorsqu’une monnaie locale se conforme à la loi bancaire.

Pour se conformer à la loi bancaire, qui stipule en France et au Canada que seules les banques qui disposent d’une licence bancaire ont le droit de créer de la monnaie, les associations qui font la promotion des monnaies locales s’ancrent à la monnaie nationale (par exemple sur la base 1 dollar canadien = 1 unité de monnaie locale) et veillent à ce qu’il n’y ait pas d’opérations de crédit. Le problème est alors l’accès à la monnaie : si le crédit est interdit en monnaie locale et qu’en même temps les salaires ne sont pas versés dans cette monnaie, le seul moyen d’y avoir accès est de passer par un guichet qui convertit la monnaie nationale en monnaie locale. Les participant·e·s au système « achètent » leur monnaie locale contre des dollars (ou des euros en France). Seules les personnes qui détiennent des quantités suffisantes de monnaie nationale ont donc accès à la monnaie locale.

Ce problème reflète les difficultés des systèmes monétaires qui ne sont pas souverains, c’est-à-dire la très forte dépendance de la monnaie locale vis-à-vis de la monnaie nationale. En France, par exemple, à Toulouse, la monnaie locale baptisée « Sol-violette » a rencontré un certain succès. Toutefois, pour accéder à des Sols, il faut convertir des euros (1 euro = 1 Sol). Autrement dit, ceux et celles qui sont pauvres en euros seront nécessairement pauvres en Sols. Le même principe s’applique pour, par exemple, le dollar calgarien, dont la valeur est strictement identique au dollar canadien.

Alors que le système monétaire et financier est accusé de générer et de reproduire des inégalités à travers ses choix de financement de l’économie, la monnaie locale représente-t-elle une solution de rechange? En un seul mot, non. En effet, si une monnaie locale ne peut être distribuée directement par les organismes publics ni par le biais du crédit, elle ne peut modifier les richesses relatives au sein de la société, même si les inégalités observées dans la société en ont motivé l’usage. Les inégalités connues en euros sont alors reproduites en Sols ou en Calgary Dollars.

Le crédit est essentiel à la dynamique de l’économie. En effet, pour entreprendre des activités sans épargne préalable, il est nécessaire d’y avoir recours. Ceux et celles qui sont riches ou qui ont épargné auparavant peuvent s’autofinancer et prospérer, mais que devient l’individu qui entreprend une activité mais qui n’a pas d’épargne? Le crédit est un moyen de faire exister une activité économique, quelle qu’elle soit, par ceux et celles qui manquent d’épargne. L’absence d’offre de crédit dans la monnaie locale conduit ceux et celles qui sont dans le besoin d’un crédit à en contracter auprès des circuits bancaires classiques. On ne sort donc pas de la logique actuelle.

Se limiter à l’« escapisme »?

L’une des raisons pour lesquelles les monnaies locales sont restées jusqu’à présent des moyens de paiements surtout destinés à dynamiser des sphères d’échanges militants (et donc restreints) est que plusieurs de ces monnaies se contentent d’être complémentaires au système bancaire. La portée transformatrice est alors amoindrie.

La sphère d’échange revient dans ces cas à promouvoir une forme d’escapisme, c’est-à-dire une issue échappatoire au sein d’une communauté en même temps qu’un renoncement à une réelle confrontation avec l’ordre monétaire établi. Toutefois, il en serait tout autrement si la monnaie locale pouvait apparaître par d’autres voies que par la conversion d’unités de monnaie nationale : le crédit, bien sûr, mais aussi le paiement d’allocations – voire de salaires – dans la monnaie locale.

D’autres formes de création monétaire peuvent voir le jour. Par exemple, des propositions ont récemment été faites pour que les monnaies locales servent à la transition écologique à travers la monétisation du carbone : économiser du carbone ou offrir des services écologiques donneraient en contrepartie aux entreprises une émission monétaire.

Une fois dotées de leurs propres mécanismes de création monétaire, les monnaies locales associatives risquent de se confronter à des difficultés d’une autre nature pour « sortir de la marge » tout en gardant le caractère transformateur qui a justifié leur naissance. La première est celle du risque de récupération de la monnaie locale à des fins de stabilisation, et non pas de transformation, de l’économie. La monnaie locale peut, par exemple, être distribuée sous forme de bons d’achat pour les plus pauvres. Elle sert alors toutefois de béquille au système dénoncé, de palliatif à un système monétaire dominant incapable d’assurer seul une situation économique acceptable pour les citoyen·ne·s[1].

En l’absence d’une telle récupération, un autre risque est celui de l’opposition politique : le gouvernement risque de représenter un obstacle dès lors que le système monétaire alternatif prend de l’ampleur. Derrière un projet de contestation de la monnaie nationale se trouve un objet politique menaçant la position des groupes sociaux qui ont érigé leur propre système monétaire, celui de la monnaie nationale, en véritable norme dans l’économie. Ces groupes mettront en œuvre des stratégies pour défendre la prédominance du système monétaire qui assoit leurs propres intérêts.

Quoi qu’il soit…

La multitude des projets de monnaies locales permet quoi qu’il en soit de comprendre que derrière un signe monétaire se trouve un système monétaire et que celui-ci repose nécessairement sur une construction politique et des relations de pouvoir (qui a accès à la monnaie? à quelle condition?). Toute monnaie contient également ses propres principes éthiques véhiculés dans la société marchande (à quoi doit servir la monnaie?). Les initiatives de monnaies locales tendent ainsi à montrer comment et pourquoi la monnaie n’a rien de neutre, et c’est déjà là une transformation appréciable.


Adrien Faudot est doctorant en sciences économiques au CREG, Université Grenoble Alpes (France), en séjour de recherche à l’UQAM.


[1]                Ces arguments sont développés par le chercheur Jérome Blanc : https://regulation.revues.org/11535

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