Les écarts de richesse devraient nous préoccuper
2 mai 2012
Hier, Yanick Labrie, chercheur à l’IEDM, publiait un document selon lequel on ne devrait pas s’inquiéter des écarts de richesse. En quatre pages, il cherche à nous convaincre que le niveau des inégalités au Québec n’a rien de critique. Reprenons chacun des cinq points abordés par cette note économique.
Argument 1: la qualité des données
Selon l’IEDM, la situation n’est pas aussi grave que l’affirment certains parce que les données utilisées sont imparfaites, qu’il s’agisse des données fiscales, de sondages ou des données du recensement. Bien entendu, toute cueillette de données est perfectible. Par contre, rappelons que les données sur les revenus et la consommation de Statistiques Canada sont tout de même réputées particulièrement fiables. De plus, lorsque des études sont produites à propos des écarts de revenus, il s’agit souvent d’études effectuées sur de longues périodes. Pour que l’analyse soit valide, il est important de conserver une rigueur dans la collection des données. Ainsi, même si les revenus étaient sous-estimés pour les plus pauvres (comme le prétend l’IEDM), puisque la même méthodologie a été utilisée chaque année, on peut se fier à l’évolution des statistiques. Même si on démontrait que les pauvres sont moins pauvres qu’on le croit, leur appauvrissement dans le temps est bien réel.
Argument 2: revenus ou consommation?
Le chercheur de l’IEDM poursuit sur le « niveau de vie ». Il nous explique que l’écart entre les « niveaux de consommation » dans la population est moins grand que l’écart entre les revenus. Or, lorsqu’on sait que les niveaux d’endettement fracassent des records années après années au Québec et au Canada, on s’étonne que ce fait soit célébré. Un économiste étasunien, Robert H. Frank, a d’ailleurs récemment mis au jour le modèle du « trickle down consumption ». On nous répète régulièrement qu’offrir de l’argent aux plus riches crée un effet de percolation permettant, à terme, une multiplication et une redistribution des richesses : la « trickle down economy ». Or, ce n’est pas du tout ce que l’on observe empiriquement dans les dernières années. Il semblerait plutôt que nous ayons tendance à émuler la consommation des ménages un peu plus riches que le nôtre ce qui nous porte à consommer davantage, voire à surconsommer. Ceci explique en partie l’actuel taux d’endettement personnel record. Plus de consommation et d’endettement ne sont pas, en soi, de bonnes nouvelles.
Argument 3: plus d’écart, mais moins de pauvreté
Le troisième argument de l’IEDM concerne la distinction entre écart de richesse et pauvreté. Si tout le monde est pauvre, l’écart est faible, mais tout le monde est pauvre. Au contraire, si la société est très inégale, cela ne veut pas dire qu’il y a beaucoup de pauvreté. Pour illustrer ce propos, il utilise les données de Statistiques Canada (qui soudainement deviennent assez fiables pour permettre la comparaison). Entre 1976 et 1995, l’écart de richesse est stable, malgré des revenus qui diminuent pour les plus pauvres. Puis, entre 1995 et 2009, les écarts augmentent, mais également les revenus des plus pauvres. Pourquoi 1995 est-il désigné comme année pivot? Parce que 1995 permet d’étayer leurs arguments. Après une crise économique qui a grugé les salaires de beaucoup de travailleurs et de travailleuses, le Québec amorce une période de rattrapage salarial qui permet cet “enrichissement” collectif. Comme on peut le voir dans le tableau, le premier quintile aura attendu plus de 10 ans pour que ses revenus reviennent au niveau 1989. L’année 1995 permet habilement d’utiliser un creux des revenus des plus pauvres comme point de référence.
Revenu moyen après impôt pour les familles économiques de deux personnes ou plus, dollars constants 2004
|
1981 |
1989 |
1997 |
1999 |
2000 |
2001 |
2002 |
2003 |
2004 |
Total des quintiles |
55 100 |
56 500 |
53 900 |
57 400 |
59 200 |
61 500 |
61 600 |
61 100 |
62 700 |
Quintile inférieur |
20 400 |
21 700 |
18 900 |
20 500 |
20 500 |
22 000 |
21 500 |
21 800 |
22 300 |
Deuxième quintile |
37 900 |
38 500 |
34 100 |
36 800 |
37 200 |
38 600 |
38 500 |
38 400 |
39 100 |
Troisième quintile |
51 100 |
51 500 |
47 500 |
50 500 |
51 400 |
53 300 |
53 300 |
53 300 |
54 200 |
Quatrième quintile |
65 500 |
66 600 |
63 700 |
67 500 |
69 000 |
71 200 |
71 800 |
71 300 |
72 700 |
Quintile supérieur |
100 500 |
104 100 |
105 400 |
111 600 |
117 800 |
122 700 |
122 800 |
120 800 |
125 000 |
Source: Statistique Canada, CANSIM, tableau 202-0701. |
Notons, en outre, que l’on peut certainement remettre en question cet apparente réduction de la pauvreté au Québec à la lumière des statistiques sur le recours grandissant aux banques alimentaires. En 2011, près de 10% des personnes qui viennent chercher de l’aide alimentaire ont un emploi.
Argument 4: les ménages changent, les revenus aussi
Selon l’IEDM, l’écart de richesse s’explique surtout par un changement dans la taille des ménages et leur composition. Les familles monoparentales seraient ainsi surreprésentées dans les premiers déciles mais auraient des besoins financiers également plus faibles. Ainsi, elles sont moins riches, mais ayant moins besoin d’argent, tout va bien. En fait, les familles monoparentales sont surtout surreprésentées dans les ménages sous le taux de faible revenu. Alors qu’en 2009 seulement 4,9% des familles biparentales étaient considérées sous ce taux alors que pour les familles monoparentales, il s’agissait de 25%. De plus, l’endettement des familles monoparentales est beaucoup plus élevé que pour les autres types de ménages. Si les ménages changent, leurs besoins aussi. Et de toute évidence, les revenus pour plusieurs ménages avec un seul parent ne suffisent pas.
Argument 5: mobilité au Canada et au Québec
Yanick Labrie termine sa note économique en évoquant la question de la mobilité sociale. Il rappelle qu’être pauvre aujourd’hui ne veut pas dire être pauvre demain et que l’étude des données longitudinales au Canada montre une amélioration pour la majorité des ménages canadiens les plus pauvres au cours de leur existence ainsi qu’une forte tendance à voir les enfants améliorer leur condition économique en comparaison avec celle de leurs parents. Donc, inégalités, mais mobilité.
Dans leur livre The Spirit Level, les chercheur-e-s britanniques Kate Pickett et Richard Wilkinson, montrent toutefois qu’une distribution plus équitable de la richesse permet une plus grande mobilité sociale. Dans le document référé par l’IEDM pour cet argument, on voit d’ailleurs que le Canada se distingue nettement de son voisin du Sud, mais aussi de la Grande-Bretagne, de l’Espagne ou de la France sur le plan de la mobilité générationnelle. Il serait davantage parent avec la Finlande, la Norvège ou le Danemark, des pays reconnus pour leurs faibles écarts de richesse. Plutôt que de voir la mobilité sociale comme un encouragement à fermer les yeux sur l’augmentation des inégalités, ces données nous incitent à viser un aplanissement de celles-ci.
Il y a un grand oublié dans l’analyse de notre collègue de l’IEDM et il s’agit de l’accumulation de richesse entre les mains des plus riches qui s’accroît et s’accélère. Réduire la pauvreté, bien sûr, mais ne faudrait-il pas aussi s’attaquer aux excès des plus riches? À l’évasion et l’évitement fiscal dont ils bénéficient outrageusement ? Aux bonus qu’ils se versent après avoir mis à la porte des centaines, voire des milliers d’employé·e·s? À leurs intérêts pécuniaires dans le démentèlement de nos services publics? Les inégalités de richesse, c’est aussi ça. Et oui, ça nous préoccupe.