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Le « Nobel d’économie » n’est pas issu de l’École de Chicago

12 octobre 2017


Une petite confusion s’est glissée sur les pages Facebook du Devoir et de Radio-Canada Information hier, à l’annonce du lauréat du prix en sciences économiques à la mémoire d’Alfred Nobel. Une erreur sans grande répercussion, mais qui mérite tout de même certaines clarifications, puisqu’elle est en contradiction avec l’essence même du travail du lauréat, l’économiste Richard Thaler.

École de Chicago et Université de Chicago

Du côté de Radio-Canada, on pouvait lire « Un autre Nobel d’économie issu de l’École de Chicago » et sur la page du journal Le Devoir « Issu de l’École de Chicago, un courant de pensée libéral porté par Milton Friedman, le lauréat confirme l’écrasante domination des Américains. ».

Rectifions le tout. L’université de Chicago est une université américaine, située à Chicago et l’économiste Richard Thaler y travaille comme professeur au sein de la Chicago Booth School of Business. Ses travaux se concentrent sur l’économie comportementale, plus spécifiquement sur les mécanismes psychologiques et sociaux dans la prise de décision. Milton Friedman a également travaillé comme professeur à l’université de Chicago ET il est la figure emblématique de l’École de Chicago. Il est toutefois important d’expliquer pourquoi l’un peut venir sans l’autre.

L’École de Chicago est un courant de pensée en économie. Ses tenants prônent le libre marché, puisqu’ils sont selon eux efficients, et prêchent donc pour une présence minimale de l’État qui, par ses interventions, nuirait supposément à cette efficacité. Ce courant de pensée est à l’origine de l’orientation néo-libérale des politiques publiques mises de l’avant par les gouvernements d’une multitude d’États, dans les années 1980 et 1990, et encore aujourd’hui. Sans entrer dans les détails, retenons que les théories défendues s’assoient entre autres sur l’hypothèse de rationalité des agents économiques dans leur processus décisionnel.

Milton Friedman jugeait d’ailleurs que la question était sans pertinence et que cette hypothèse représentait une approximation fidèle. On tient donc pour acquis que la maximisation du profit (ou de l’utilité pour le consommateur) est la finalité de tout individu. Cela semble plutôt anodin, mais quand vient le temps de mettre cette théorie en pratique et de l’utiliser dans la mise en place de politiques publiques, le tout se traduit en politiques d’austérité et en démantèlement de l’État et du filet social.

L’ironie de l’erreur

Et pourquoi donc raconter tout ça? Parce que cette erreur est assez ironique étant donné les travaux pour lesquels le professeur Thaler s’est fait récompenser. Il a en effet documenté comment les préférences sociales et les limites de la rationalité influencent non seulement les choix individuels, mais aussi l’orientation des marchés. En d’autres mots, il remet en cause les fondations mêmes sur lesquelles l’école de pensée dont on parle repose.

Plus précisément, l’économiste a remporté le prix en raison de contributions majeures à l’économie comportementale (… et en général) réalisées au cours de sa carrière.

D’abord, sur les façons dont les déviations d’un comportement parfaitement rationnel affectent systématiquement les décisions. Par exemple, la tendance qu’ont les individus à accorder une valeur différente au même item selon qu’il leur appartienne ou non, ou sur la façon dont les individus peuvent surmonter les limites cognitives dans la prise de décision en se concentrant sur l’impact de celle-ci de façon isolée plutôt que globale.

Ses travaux ont également porté sur la préférence qu’on tend à accorder à la consommation présente relativement à la consommation future, ce qui justifierait le recours aux politiques publiques stimulant l’épargne. Encore faudrait-il que ces politiques soient accessibles à tous et toutes en s’assurant qu’ils et elles aient effectivement les moyens aujourd’hui d’épargner pour le futur.

De plus, il a montré comment les préférences sociales peuvent influencer la prise de décision. Le souci d’équité affecterait le comportement des individus sur les marchés, incluant celui du travail.

Il a aussi montré que même lorsque l’on regarde ces décisions de façon agrégée, ces biais de « rationalité » ne disparaissent pas… On ne peut donc plus faire appel au classique « en moyenne l’erreur est autour de zéro » pour justifier la distance entre les hypothèses et le réel.

L’irrationalité humaine affecterait donc les décisions que l’on prend? Pas une grande découverte vous me direz. En fait, la contribution de M. Thaler est qu’il montre que cette irrationalité est modélisable et prévisible. Ainsi, on peut mettre en place des politiques publiques qui pousseraient les gens à faire de « meilleurs » choix.

Le prix Nobel… d’économie?

Erreur. Il n’y a pas de prix Nobel en sciences économiques. D’ailleurs, mon collègue Guillaume Hébert avait écrit un billet à ce sujet, toujours d’actualité, nous rappelant que le Nobel d’économie est… un faux Nobel. En fait, c’est plutôt le « prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel ». D’ailleurs, cette confusion contribue potentiellement au statut particulier (et non justifié) dont les économistes jouissent par rapport aux autres diplômé·e·s en sciences humaines dans l’espace public.

Néanmoins, on voit que l’économie comportementale prend de plus en plus d’espace au sein des sciences économiques. Idéalement, cette tendance commencera à se refléter rapidement dans le cursus obligatoire des programmes de baccalauréat en économie. Parce que plus ce champ d’études se rapproche de la psychologie, et donc s’humanise, plus il deviendra pertinent. Qui sait, se féminisera-t-il aussi? Ça, c’est loin d’être gagné…

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