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Le Godzilla de la mondialisation

8 mai 2014

  • Guillaume Hébert

Que se passe-t-il avec la mondialisation? Vingt ans après que ce concept triomphaliste se soit imposé au cœur des préoccupations des sociétés occidentales, on constate chaque année plus clairement que tant l’abolition des frontières entre les peuples que la prospérité pour tout le monde étaient un mirage. On a pourtant bel et bien mondialisé des choses. Mais pas ce qu’on nous promettait.

Au courant des années 90, la mondialisation succède à la guerre froide au sommet des priorités des affaires du globe. Le capitalisme anglo-saxon cherche à s’étendre sur le monde entier. Rapidement, des mouvements sociaux s’organisent contre cette réorganisation de la société à coup de traités de libre-échange. C’est l’apparition de l’anti-mondialisation. Quelques années plus tard, ça sera l’arrivée des « altermondialistes » qui ne s’opposent plus comme tel à la mondialisation, mais qui en proposent une qui serve les êtres humains avant les marchandises.

Certain.e.s ont remarqué que les anglo-saxons ont trouvé un meilleur terme pour traiter du phénomène. Ils disent « globalization » et force est de constater que ce qu’on nomme en français « mondialisation » ressemble bien davantage à la création d’un « marché global ».

Les chiffres sont éloquents, comme le montre l’illustration suivante tirée d’un numéro hors-série de la revue Alternatives Économiques. Alors que 3% de la population mondiale réside en-dehors de son pays (et qu’un grand nombre échoue dans les filets des garde-côtes et gardes frontaliers qui surveillent les accès vers le Nord) et qu’un 15% l’a quitté de façon temporaire, les exportations de biens et services correspondent à 26% de la richesse mondiale (PIB), les investissements directs étrangers (IDE) équivalent à 35% du PIB mondial et les transactions sur les marchés des changes (l’échange de devises) atteignent 1850% du PIB de la planète.

Graphique 1 : Données sur la population mondiale expatriée et différents indicateurs économiques (en % du PIB mondial)

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Les deux dernières catégories relèvent de l’économie financière tandis que les marchandises relèvent de l’économie dite réelle. Les êtres humains, et la main-d’œuvre, sont bien moins concernés lorsqu’il s’agit de signer des accords de libre-échange. Ils en subissent même bien sévèrement les conséquences étant donné que le capital a su utiliser à son avantage l’étanchéité des frontières pour les humains versus la fluidité internationale des capitaux, en particulier ceux des entreprises transnationales.

En somme, la mondialisation, c’est fait pour le capital. Le reste, c’est accidentel.

Mais il n’y a pas que la finance qui se soit mondialisée, les inégalités aussi. Contrairement à l’idée voulant que des décennies de développement international ait permis aux pays du Sud de rattraper quelque peu les anciennes nations colonisatrices du Nord, les inégalités progressent.

Un autre graphique tiré d’Alternatives Économiques nous montre que les inégalités entre les pays ont augmenté depuis les années 50 (coefficient de Gini 1) et que les inégalités entre tous les êtres humains pris comme un seul groupe ont également augmenté (coefficient de Gini 3). Petite consolation : en prenant en considération les proportions démographiques lorsque l’on compare les pays, l’enrichissement relatif de millions de Chinois.e.s et d’Indien.ne.s  tend à faire décroître les inégalités sur la planète. Bref, au moins, les Chinois qui s’enrichissent dans les camps de travail permettent une forme de réduction des inégalités mondiales…

Graphique 2 : Trois indicateurs d’inégalités mondiales (1952-2007)

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Le libre-échange est donc un phénomène caractérisé par la mondialisation des capitaux. Il est aussi directement lié à la montée des inégalités dans les pays du Nord où les travailleurs et les travailleuses ont subi des reculs constants de leurs conditions de travail pendant que les plus riches bénéficiaient de la délocalisation d’industries vers le Sud.

En mars, le célèbre économiste Joseph Stiglitz, qui s’est surtout fait connaître par son livre « La Grande Désillusion » qui décrit le désenchantement face aux promesses non-tenues de la mondialisation, prenait soin de rappeler dans les pages du New York Times qui sont les principaux bénéficiaires – et les losers – du libre-échange de notre ère :

Corporations everywhere may well agree that getting rid of regulations would be good for corporate profits. Trade negotiators might be persuaded that these trade agreements would be good for trade and corporate profits. But there would be some big losers — namely, the rest of us.

Intitulé « Le mauvais côté de la globalisation », l’article de Stiglitz porte sur le Partenariat Trans-Pacifique (PTP), l’ultime créature des maîtres d’œuvre du libre-échange.

Il semble que les démocraties occidentales aient perdu l’habitude et l’envie de s’attarder aux fuites de documents de traités en cours de négociations (toutes ces négociations sur l’avenir des peuples concernés sont secrètes, il faut donc espérer des fuites pour savoir ce que concoctent en cachette les représentant.e.s de gouvernements élus). Et c’est un problème puisque le PTP est pire que l’ALENA. Pire que la ZLÉA et pire même que l’AÉCG, lui-même pire que les deux autres. Par « pire », j’entends qui affectera plus profondément les États qui y adhèrent. Le PTP, c’est un peu comme si le libre-échange avait muté et était plus puissant, plus difforme et plus menaçant que jamais. Comme Godzilla ou les Bruins de Boston.

Le PTP fait l’objet de négociation entre douze pays du « Pacifique » (40% du PIB mondial), incluant le Canada et les États-Unis. Il exclut la Chine puisqu’il se veut quelque peu une réponse étasunienne à l’influence économique grandissante de l’Empire du Milieu dans cette région du monde. Mais les considérations géopolitiques sont secondaires : c’est le contenu de l’accord en négociations qui est redoutable.

Mentionnons quelques éléments habituels :

  • Officiellement, l’accord vise à favoriser le commerce par la réduction des tarifs douaniers mais la majorité (24 sur 29) des chapitres porteraient sur le droit des investisseurs.
  • L’accord s’attaquerait à la régulation par les États de domaines tels que l’inspection des aliments ou encore la protection de l’environnement. Les normes en la matière ne pourraient être plus élevées que les standards internationaux. Bref, dans ce cadre, les pouvoirs législatifs des parlements sont encadrés par des traités sur le commerce.
  • L’accord devrait limiter également le recours aux médicaments génériques moins coûteux et interdire la formation de pôles d’achats de médicaments.
  • En cas de litiges, des juges trancheraient dans des tribunaux supranationaux et les États nationaux doivent se soumettre à ces décisions.

Et quelques attaques nouveau genre :

  • L’accord prohiberait toute forme de taxation sur les transactions financières, entraînerait la résiliation de régulations bancaires votées après la crise de 2007, notamment celles qui devaient installer des pares-feu entre les banques et les hedges funds.
  • Il « privatiserait » le cyberespace et le policerait de façon à protéger les droits d’auteur.e détenus par les grandes entreprises. Il reprend ainsi les infâmes propositions de SOPA.
  • Il forcerait tous les États à ouvrir leurs services publics au secteur privé et aux entreprises de toute la zone du PTP, une proposition qu’on devrait trouver au centre de l’AÉCG entre le Canada et l’Union européenne.

Le PTP reçoit peu d’attention au Canada. Même si certains le donnent pour mort, il montre néanmoins comment en dépit des effets néfastes du libre-échange qui crèvent les yeux depuis 25 ans, les négociations et d’éventuelles signatures de nouveaux traités plus radicaux que ceux déjà en vigueur sont à prévoir dans un avenir rapproché. À moins, bien-sûr, que les peuples en décident autrement.

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