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Le choix de l’austérité

11 juin 2015

  • EP
    Éric Pineault

Au printemps 2013, nous avons publié une étude portant sur la trajectoire de l’économie canadienne et québécoise depuis la crise de 2008. Ce soir, je participerai à une émission spéciale de deux heures sur RDI animé par Anne-Marie Dussault et Gérald Fillion où nous débatterons de l’austérité. Pour l’occasion, j’ai décidé de mettre à jour les données de cette étude pour voir comment avait évoluée la situation.

Il y a deux ans, l’idée de « trappe d’austérité/stagnation » nous semblait décrire avec le plus de précision l’état de la conjoncture économique de l’époque : faible croissance, position fiscale des gouvernements fragilisée par le renoncement à des revenus via des baisses d’impôts, tentative d’atteindre l’équilibre budgétaire par la seule compression des dépenses et des investissements ayant pour effet de renforcer les tendances stagnationnistes de l’économie. Voilà le cercle vicieux que nous décrivions alors. Un cercle vicieux macro-économique qui n’avait rien d’inévitable ou de nécessaire, mais qui découlait de choix politiques, d’une stratégie des gouvernements à Québec comme à Ottawa de mener, à compter de 2010, une politique privilégiant le retour à l’équilibre budgétaire alors que l’économie ne s’était pas encore relevée de la récession de 2008-2009.

La réalité de l’austérité budgétaire

Ce tournant de 2010 est indéniablement un tournant vers l’austérité. Au Québec, c’est un retournement de l’évolution des dépenses et investissements publics de trois ordres de gouvernement qui, par habitant∙e, entament une trajectoire décroissante à partir de ce moment-là, comme le montre le graphique 1.

Graphique 1 : Évolution du total des dépenses et investissements publics au Québec, 2007-2014 (en dollars enchaînés de 2007)

Sources : ISQ, Produit intérieur brut réel aux prix du marché selon les dépenses, données trimestrielles désaisonnalisées au taux annuel, base 2007, Québec (27 mars 2015); ISQ, Population, accroissement quinquennal et répartition, Canada et provinces, calculs de l’auteur.

Ce tournant vers l’austérité caractérise les politiques budgétaires et fiscales des trois gouvernements à Québec depuis 2010, même si l’on constate un léger ralentissement entre 2012 et 2013 sous la gouverne de Marois. Bref, par-delà les euphémismes – rigueur, responsabilité – nous sommes en régime austéritaire, le fait est indéniable et ce n’est pas faire avancer le débat que de nier cette réalité économique. Nous pouvons débattre des bienfaits d’une telle politique, de ses objectifs et de sa nécessité, mais commençons par prendre acte du fait économique devant nous.

Les décisions cumulées des différents gouvernements résultent en un recul net des dépenses du secteur public au Québec, ce recul implique des compressions budgétaires. Ces compressions ne résultent pas uniquement, ni même principalement, de gains d’efficacité dans l’appareil d’État, mais transforment son rôle dans la société québécoise. Le président actuel du Conseil du trésor à Québec le claironne sans la moindre hésitation : il s’agit de « repositionner l’État dans la société québécoise ». Martin Coiteux reprend à sa manière un slogan d’anciens libéraux : « Il faut une véritable révolution culturelle » nous avait dit en 2011 Raymond Bachand.

Stagnation économique

Où en sommes-nous aujourd’hui? Sur le plan macro-économique l’économie québécoise n’a jamais rebondi pour rattraper l’activité perdue lors de la crise. Comme le montre le graphique 2, sept ans plus tard, notre économie connaît encore une croissance décevante. Le PIB du Québec étant bien loin de ce qu’il pourrait être si l’on avait rattrapé le retard pris pendant la récession, comme ce fut le cas lors des épisodes de 1982 et 1990 que nous avons étudiés en 2013. À l’époque nous parlions d’une reprise en forme de « L » plutôt qu’en « V » comme les fois précédentes, et c’est bien cette forme que prend la courbe de croissance du PIB.

Graphique 2 : Croissance du PIB post-crise en comparaison avec la tendance pré-crise, Québec, 2002-2014


Sources : ISQ, Produit intérieur brut réel aux prix du marché selon les dépenses, données trimestrielles désaisonnalisées au taux annuel, base 2007, Québec (27 mars 2015), calculs de l’auteur.

Quand on observe le graphique 2 attentivement, on constate une légère reprise du PIB qui correspond à la période de stagnation des dépenses observée au graphique 1. Cependant, depuis 2013 la croissance du PIB a repris la même distance d’avec la tendance pré-crise qu’à la sortie de la crise en 2009.

Le seul moteur stable de la croissance demeure la consommation des ménages, mais comme le montre le graphique 3, cela se traduit par un endettement à la consommation persistant. Puisque les revenus en salaire des ménages ne suffisent pas pour valider la consommation, c’est la carte de crédit qui fait le reste.

Graphique 3 : Salaires, dépenses et crédit non-hypothécaire au Québec, 2006-2014


Sources : ISQ, Compte des ménages, données trimestrielles désaisonnalisées au taux annuel, Québec (27 mars 2015), ISQ, Valeur des prêts détenus par les institutions de dépôt, données annuelles, Québec, calculs de l’auteur.

Et pourtant, les choses devaient se passer si différemment tant au niveau de l’économie canadienne que du Québec. On nous promet, budget après budget, que le resserrement budgétaire et la rigueur exemplaire de l’État engendreront la confiance nécessaire à un retour en force des moteurs de la croissance du secteur privé. L’un après l’autre, les ministres des Finances nous annoncent que les investissements des entreprises sont sur le point de rebondir, que la consommation des ménages se maintient et progressera, que les exportations vers les États-Unis tireront notre économie sur un nouveau plateau de croissance forte et soutenue. Et à chaque fois, les prévisions sont trop optimistes, les chiffres sur lesquels se basent les hypothèses budgétaires des gouvernements sont démentis par la reprise en « L » qui est la nôtre, un sort que l’on partage avec les États-Unis et l’Europe. Le tableau 1 montre à quel point les prévisions pour 2011 et les années suivantes ont été largement surestimées par le ministère des Finances dès les documents budgétaires de 2009 et ce, jusqu’aux plus récentes publications en mars 2015. D’ailleurs dans le dernier budget on nous annonce encore une fois un rehaussement de la croissance à partir de 2016 en pariant sur les mêmes facteurs qu’auparavant. Le gouvernement mise sur une croissance réelle du PIB de 2% alors que les données disponibles indiquent un léger recul de l’activité en février 2015.

Tableau 1 : Prévisions de croissance du ministère des Finances, Québec, 2009-2014

Bref, le ministère des Finances espère constamment une croissance qui ne vient jamais. Le graphique 4 nous montre les facteurs de cette croissance qui nous révèlent pourquoi la vigueur attendue par le gouvernement n’est pas au rendez-vous.

Graphique 4 : Évolution des facteurs de la demande interne, Québec 2002-2014

Sources : ISQ, Produit intérieur brut réel aux prix du marché selon les dépenses, données trimestrielles désaisonnalisées au taux annuel, base 2007, Québec (27 mars 2015), calculs de l’auteur.

Les entreprises investissent peu et certaines épargnent trop. La grande majorité des ménages dépensent ce qu’ils gagnent, mais ce qu’ils gagnent ne suffit pas et ils s’endettent. Comme le montre une note publiée par l’IRIS, une minorité, le 1%, gagne trop, on peut supposer que ce surplus est épargné et ne contribue pas à la croissance. Depuis 2010, le gouvernement voit ses dépenses stagner.

Les marchés vers lesquels on serait censés se tourner pour exporter sont pris dans la même trajectoire stagnationniste que nous. Les États-Unis en particulier, figure omniprésente et salvatrice dans les politiques budgétaires québécoises, n’atteignent pas un rythme de croissance stable capable de soutenir nos exportations. Qui plus est, on est surpris de réaliser que le peu de croissance que cette économie ait connu après la grande crise repose pour une bonne part sur l’extraction de pétrole, qui représentait près de 30% de l’investissement privé, ce qui est plus que le Canada qui est à 20%. C’est ce qui explique le repli de l’activité aux États-Unis depuis la baisse du prix du brut. Bref, tout porte à croire que si reprise de la croissance il y a au Québec, elle devra se baser en grande partie sur des ressorts internes plutôt que sur une panacée externe. Or, nous venons de voir que les ressorts, du côté du secteur privé du moins, sont mal en point, et l’austérité budgétaire amplifie ce mal.

Les paradoxes de la dette

Une des justifications courantes des politiques d’austérité à Québec est la nécessité de diminuer la taille de la dette dont la croissance ne serait pas uniquement hors de contrôle, mais constituerait un poids indu sur les générations futures. Or, comme le montre le graphique 5 ci-dessous, en termes de poids et d’évolution hors de contrôle, les dettes privées des ménages sont clairement plus inquiétantes que la dette publique.

Graphique 5 : Évolution du poids de la dette publique nette sur le PIB et évolution du crédit à la consommation sur les salaires, Québec, 2007-2013


Sources : Budget du Québec, Mars 2015 (dette nette / PIB); ISQ, Compte des ménages, données trimestrielles désaisonnalisées au taux annuel, Québec (27 mars 2015); ISQ, Valeur des prêts détenus par les institutions de dépôt, données annuelles, Québec; calculs de l’auteur.

On mesure le « poids » d’une dette vis-à-vis d’un dénominateur pertinent, dans le cas de la dette publique il s’agit de la taille de l’économie monétaire de production qui soutient cette dette, soit le PIB. Pour diminuer le poids de la dette publique on peut dès lors choisir d’agir sur le numérateur, en remboursant la dette nette, ou sur le dénominateur, en stimulant la croissance de l’économie sous-jacente, ce qui se traduit par une hausse du PIB, et donc une baisse du ratio dette sur PIB – à ce sujet lire la brochure de l’IRIS sur la dette du Québec.

Les gouvernements austéritaires, comme le nôtre, choisissent d’agir sur le numérateur et s’attaquent à la dette en comprimant les dépenses pour rétablir l’équilibre budgétaire. Or, les résultats des pays européens qui ont procédé à des mesures d’austérité depuis 2010 montrent que ce type d’approche résulte paradoxalement en une augmentation du ratio dette sur PIB, comme le montre le graphique 6.

Graphique 6 : Taux d’endettement de divers pays européens (2008, 2010, 2013)


Source : Eurostat (http://ec.europa.eu/eurostat/data/database), Dette publique trimestrielle en pourcentage du PIB (mise à jour 29-01-2015)

Pourquoi? Parce que la compression des dépenses a pour effet de ralentir la croissance et maintient l’économie dans ses rets stagnationnistes. L’équilibre de sous-emploi qui en résulte engendre une pression importante sur les revenus des ménages alors que ces mêmes ménages s’endettent. Nous voilà devant un second paradoxe : dans une économie qui stagne, chercher par l’austérité à réduire la dette publique se traduit au final, par une augmentation du poids des dettes privées aussi.

À l’inverse, une politique crédible et efficace de stimulation économique par le biais d’investissements publics stratégiques, de maintien, voire d’expansion, des dépenses publiques et de modernisation de la fiscalité afin qu’elle capture efficacement les revenus nécessaires à la validation de ces dépenses et investissements (revenus qui en ce moment s’amassent sous la forme d’épargne improductive, notamment dans les entreprises) aurait un impact sur la croissance qui se traduirait par une hausse des deux dénominateurs, soit le PIB et les revenus de la majorité des ménages. Une telle politique économique, qui pourrait également nous permettre d’opérer une transition écologique, n’est pas le choix du gouvernement actuel.

Conclusion, le prix de l’austérité

Dans le contexte d’une économie prise dans une trajectoire stagnationniste, le choix de l’austérité coûte cher. Ce coût, en croissance économique perdue, en ménages fragilisés et surendettés, en entreprises productives sous-équipées, en emplois de qualité qui ne seront pas créés et en services publics désorganisés n’est pas le fardeau temporaire de la génération actuelle qui doit se serrer la ceinture pour les générations futures. Non, l’austérité laissera des traces permanentes. C’est un coût qui marquera la trajectoire de l’économie québécoise pour les années à venir, plus longtemps on s’engage dans cette expérience économique, plus l’effet sera durable, plus l’héritage laissé aux générations futures sera maigre et pauvre.

Les Québécois et Québécoises se sont fait embarquer par le gouvernement actuel dans une vaste et ambitieuse expérience macro-économique. Le choix de l’austérité avait été fait ici, comme ailleurs, en 2010, et depuis, les gouvernements à Québec ont reconduit ce choix avec plus ou moins d’enthousiasme. Or, le gouvernement actuel, sept ans après la crise et en pleine stagnation économique, a choisi de radicaliser et d’intensifier les politiques qui découlent de ce choix, ce qui a pour effet macro-économique d’amplifier considérablement l’impact de l’austérité dont le résultat sera certainement des transformations structurelles importantes. L’objectif avoué depuis un an par le gouvernement est ce fameux repositionnement de l’État et de l’économie publique dans la société québécoise, projet chéri en particulier par Martin Coiteux, président du Conseil du trésor. Un État plus maigre, plus chiche, évanescent et retiré, une ouverture du vaste domaine des services publics au secteur privé, une normalisation de la taille et de l’ampleur de l’économie publique en fonction des standards nord-américains, une « provincialisation » de l’État du Québec selon l’expression de Robert Laplante, une économie et une société livrée « aux forces du marché » comme le souhaite le ministre de l’Économie, de l’Innovation et des Exportations Jacques Daoust, tels sont les objectifs que poursuit le gouvernement libéral de M. Couillard par le biais de ce choix de l’austérité.

Ce choix est aussi celui d’une importante rupture culturelle avec les valeurs et principes qui ont marqué la construction de la société québécoise depuis la Révolution tranquille. De telles ruptures sont d’importants moments dans l’histoire d’une société, le propre de notre modernité est que les forces politiques porteuses de telles ruptures les assument entièrement et les soumettent au débat public. Malheureusement, je ne crois pas que l’option sociale derrière le choix de l’austérité soit entièrement assumée publiquement par les forces qui nous gouvernent et nous imposent cette expérience. En effet, on continue de nous dire que tous ces bouleversements et changements se feront sans que les Québécois et Québécoises voient la qualité des services qu’ils attendent de l’État se détériorer, alors que l’objectif est précisément de repositionner celui-ci en fermant des programmes, élaguant des postes dans l’appareil d’État.

Comme plusieurs collègues de l’IRIS, je me promène depuis un an un peu partout au Québec pour faire des formations auprès de ceux et celles qui subissent directement les effets de ce choix qu’est l’austérité : les travailleurs et travailleuses du secteur public, du secteur communautaire, les agents de développement économique en région. Désorganisation, démotivation, marginalisation sont les effets sociaux réels de cette expérience économique dans les milieux de travail et de vie que j’ai pu visiter. Ces coûts sociaux s’ajoutent aux coûts économiques du choix qu’est l’austérité.

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