Le CELI, une aberration fiscale
21 février 2017
Dans ses documents, Statistique Canada qualifie le Compte d’épargne libre d’impôt (CELI) de « nouveau mécanisme d’épargne fiscalement avantageux »[1]. Le terme d’abri fiscal conviendrait mieux que cet euphémisme et aurait le mérite d’être plus clair et intelligible. Parce que c’est de cela qu’il s’agit. Les cotisations dans ce compte enregistré auprès du gouvernement sont faites à partir du revenu après impôt, mais les revenus de placements s’accumulent à l’abri de l’impôt, et le revenu tiré des comptes n’est pas assujetti à l’impôt sur le revenu. Ce dispositif pose problème dans la mesure où il mine l’équité et l’efficacité du régime fiscal canadien. Il doit être reconsidéré.
[1] Statistique Canada, Tendances des cotisations aux REER et des retraits préalables à la retraite, in Aperçus économiques, 13 février 2017.
Caractéristiques du CELI
Le détenteur d’un compte CELI, un adulte de 18 ans et plus, peut y verser chaque année jusqu’à un certain maximum, actuellement 5 500 $. Ces sommes peuvent être placées dans des obligations, actions cotées en bourse, fonds communs de placements ou certificats de placements garantis. En tout temps, la personne peut retirer du compte des sommes qui s’y trouvent accumulées, sans avoir à payer d’impôt. L’année suivante, les sommes retirées s’ajoutent au droit de contribution. Les droits de contribution non-utilisés sont cumulables. Présentement, ils atteignent 52 000 $. Tout cela permet à la coquille de grossir d’année en année. Parmi les autres caractéristiques du régime, il est possible de verser des cotisations dans le compte du conjoint. En outre, les retraits n’affectent pas les autres paramètres du régime d’imposition. Par exemple, un retrait d’une somme du CELI ne viendra pas s’ajouter aux revenus et ainsi réduire les pensions de vieillesse du gouvernement. Dans une succession, les héritiers n’auront pas à payer d’impôt sur les montants du CELI, sauf sur les montants accumulés le temps que se règle la succession.
C’est le gouvernement conservateur de Stephen Harper qui a instauré le CELI dans le budget de 2008 et le régime est entré en vigueur en 2009. Les provinces ont harmonisé leur législation en concordance. Au départ, la cotisation annuelle maximale était fixée à 5 000 $. Elle a été majorée à 5 500 $ pour 2013 et 2014. Les Conservateurs l’ont portée à 10 000 $ pour 2015, mais le nouveau gouvernement libéral l’a ramenée à 5 500 $ pour 2016 et 2017, en attendant de reprendre l’indexation.
CELI versus REER
Quant le CELI a été introduit, il paraissait plutôt inoffensif, voire même sympathique. C’était, disait-on, un outil alternatif au Régime enregistré d’épargne retraite (REER) permettant de faire fructifier des épargnes à l’abri de l’impôt. Pour l’industrie de la finance, trop heureuse de se voir confier la gestion de ces fonds, la seule question pertinente était de savoir lequel des deux régimes répondait le mieux aux particularités des souscripteurs. Dans le CELI, n’y a pas de déduction de la cotisation, contrairement au REER, donc pas de gain fiscal immédiat. En revanche les retraits ne sont pas imposables, l’avantage fiscal étant reporté au moment du retrait. Dans le cas du REER, l’avantage fiscal est immédiat grâce à la déduction de la cotisation, mais l’impôt est prélevé au moment des retraits. On aurait affaire à deux outils fiscaux sensiblement équivalents, l’un étant en quelque sorte le reflet inversé l’autre.
Mais ce ne sont là que des apparences. Il y a des différences fondamentales entre les deux régimes, en particulier au plan de la philosophie qui les inspire. Le but du REER est de stimuler l’épargne en vue de la retraite en accordant une déduction pour les contributions annuelles. L’impôt est simplement différé, les sommes accumulées étant imposables au moment du retrait. Ces retraits s’additionnent aux autres revenus et peuvent avoir pour effet de réduire certains transferts des gouvernements, notamment les pensions de vieillesse. Du point de vue de l’État, les REER constituent des reports d’impôts dont les coûts sont gérables. À l’opposé, un particulier, possiblement avec l’aide de parents ou du conjoint, qui alimente régulièrement son CELI pourra, au moment de la retraite, s’offrir une pension non imposable à même les sommes accumulées. Qui plus est, comme les retraits des CELI n’affectent pas les autres paramètres du régime d’imposition, cette personne pourrait se trouver à bénéficier du Supplément de revenu garanti, le supplément de la Pension de sécurité de vieillesse pour les personnes à faible revenu. De fait, en 2011, environ 440 000 bénéficiaires du SRG, soit 23 % de l’ensemble, détenaient environ 4,3 milliards d’actifs dans leurs CELI [1].
Le CELI pour qui ?
Dès le départ, le CELI a connu une grande popularité. Aujourd’hui environ le tiers des contribuables possède un ou plusieurs comptes CELI. Selon les Statistiques relatives au CELI pour 2014 de l’Agence du Revenu du Canada, le nombre total de titulaires de CELI s’élevait à 11,7 millions cumulant une valeur totale de cotisations de 45,8 milliards. La juste valeur marchande de ces comptes était estimée à 152 milliards, soit près de 13 000 $ par personne en moyenne. (Au Québec, les données correspondantes sont de 2,5 millions de titulaires pour 9,8 milliards de cotisations valant 34 milliards).
Sans surprise, ce sont les contribuables à revenus plus élevés et les personnes plus âgées qui se prévalent davantage des CELI, résidant surtout dans les provinces plus riches. C’est ce qui ressort d’une étude spéciale de Finances Canada après les trois premières années d’application du régime[2]
Cette étude notait également un taux de participation au CELI de 20 % chez les contribuables gagnant mois de 20 000 $. On supposait que cela était lié à la possibilité pour les conjoints de fournir des fonds servant aux cotisations.
Phénomène plutôt préoccupant, l’étude estimait que d’ici 2030 l’utilisation croissante du CELI, combinée à celle d’autres comptes d’épargne enregistrés, permettrait à plus de 90 % des Canadiens de détenir la totalité de leurs actifs financiers dans des mécanismes d’épargne fiscalement avantageux. Seulement pour les trois années couvertes par l’étude, la proportion de déclarants ayant déclaré des intérêts et dividendes imposables a chuté de 36 % à 29 %.
Un coût onéreux pour l’État
Le manque à gagner pour les gouvernements découlant de cette mesure croît de manière exponentielle. Selon le Rapport sur les dépenses fiscales 2016 de Finances Canada les pertes fiscales s’élèvent à 165 millions en 2010. Pour 2017, des pertes de revenus de 855 millions sont projetées. Cela représente une progression annuelle moyenne des coûts de 26 %. Au Québec, selon la publication Dépenses fiscales, édition 2015, cette mesure prive le gouvernement de revenus annuels de 152 millions en 2015. Et cela pour aucune autre finalité « qu’encourager l’épargne ».
Dans un éditorial du journal Le Devoir du 29 avril 2015, Jean-Robert Sansfaçon signalait que « selon la dernière évaluation publiée cette semaine par le Directeur parlementaire du budget à Ottawa (DPB), le CELI privera les gouvernements de quelque 3,4 milliards de dollars en 2020, de quatre fois plus en 2030 et huit fois plus en 2040 ».
Un projet néoconservateur
La création du CELI donne l’impression qu’il s’agit de ramener par la porte arrière, sans tambour ni trompettes, la mesure d’exonération des gains de capital introduite par le gouvernement conservateur dans les années 1980. En effet, dans le budget conservateur de 1985, le ministre des Finances, Michael J. Wilson, annonçait la création d’une nouvelle exonération viagère des gains de capital d’un maximum de 500 000 $. La mise en oeuvre devait se faire graduellement en commençant par une tranche de 100 000 $. Par la suite, le gouvernement a choisi de s’en tenir là. En février 1994, l’exonération des gains de capital a été supprimée par le nouveau gouvernement libéral, dans le contexte de la lutte contre le déficit. En réalité, le CELI est bien pire que l’ancien schéma parce qu’il exonère d’impôt tous les types de placements, sauf les placements privés. Et d’ici quelques années, au rythme actuel de progression des droits de cotisation, la barre des 100 000 $ aura été franchie.
Tout dernièrement, l’Institut économique de Montréal (IEDM), a publié un bulletin où il suggérait l’ouverture du CELI aux placements dans les petites entreprises non inscrites en bourse. Il s’agit à l’évidence d’une tentative pour élargir la brèche causée par le CELI dans le régime d’imposition. À moins d’être bien encadrée, ce dont on peut sérieusement douter, une telle modification ouvrirait la porte à toutes les combines des « incorporés » afin de ne plus payer d’impôt, la notion d’investissement dans une petite entreprise étant plutôt brumeuse[3].
Plus fondamentalement, le CELI s’inscrit comme expression d’un courant qui pense que l’épargne ne doit pas être taxée, puisqu’elle provient de revenus déjà taxés. De cette prémisse il s’ensuit que les fruits de cette épargne, générés par l’investissement de celle-ci, ne doivent pas non plus être taxés. En somme, il n’y aurait pas de raison de taxer les gains de capital et autres revenus de placements. On voit tout de suite qui est avantagé par cette logique.
On se trouve donc, grâce à la coquille que constitue le CELI, à soustraire de l’assiette imposable une partie des revenus. Et à l’avenir ceux-ci pourront fructifier en marge du régime d’imposition. C’est une partie des revenus des particuliers qui est envoyée dans un no man’s land fiscal à perpétuité. Et comme ce sont les mieux nantis qui peuvent tirer le meilleur parti du régime, cette proposition est surtout à leur avantage.
L’introduction du CELI représente, à petite échelle et de manière graduelle, la mise en œuvre d’un projet fiscal néoconservateur qui vise à éviter l’imposition des revenus de capital. Historiquement, le projet s’est articulé surtout aux États-Unis à travers les propositions de réforme de la fiscalité visant à taxer seulement la consommation. L’idée centrale est de taxer seulement la consommation, en excluant l’épargne, au motif que ce serait plus « juste, efficient, productif, etc ». Ici, les gens sont habitués aux taxes à la consommation indirectes, comme la TPS ou la TVQ, où ils sont taxés à travers les biens et services qu’ils achètent. Mais une taxe à la consommation peut aussi être construite comme une taxe personnelle directe. Il suffit de définir la consommation comme le revenu des particuliers non-épargné, puis d’appliquer un taux d’imposition unique ou une grille progressive. De tels schémas sont bien commodes pour escamoter l’imposition de l’épargne et des revenus de capital.
L’économiste Alan J. Aurbach s’est fait le propagandiste zélé d’une telle orientation jusqu’au milieu des années 2000. Mais le mouvement avait été lancé avec le projet de flat tax des économistes Hall et Rabushka en 1981. S’inspirant de ces travaux, de multiples projets de réforme fondamentale de la fiscalité ont été soumis par des dirigeants du Parti Républicain, surtout au milieu des années 1990. Depuis, l’intérêt pour ces projets a diminué à mesure que les gouvernements américains ont multiplié le nombre de taux de la grille d’imposition des revenus des particuliers.
Conclusion
Le CELI crée une brèche dans le régime fiscal canadien dans la mesure où il exclut du champ d’imposition une partie des revenus, spécifiquement des revenus de placements. Cela va à l’encontre du principe non-écrit sur lequel repose le régime d’imposition canadien condensé dans la célèbre expression du rapport de la Commission Carter de 1966 : « a buck is a buck », à savoir, tous les revenus sont imposables. En plus de favoriser les possédants, cette mesure rétrécit l’assiette fiscale privant les gouvernements de revenus substantiels.
Cette mesure s’ajoute à toutes les autres mesures d’exemptions, d’exonérations et de crédits qui minent de plus en plus l’équité et l’efficacité du régime fiscal. Comme le notait à juste titre Gilles L. Bourque : « il est clair que le maintien et le développement d’une telle mesure vont à l’encontre de tout principe de solidarité sociale et de justice fiscale, et contribueront à creuser encore davantage les inégalités en tout genre dans la société »[4]
Peut-être faudrait-il songer à geler le régime du CELI, par exemple en fixant un plafond à vie des contributions comme le suggère Jean-Robert Sansfaçon, en attendant de trouver le moyen de s’en débarrasser.
[1] Finances Canada, Dépenses fiscales et évaluations 2012, p. 44
[2] Ministère des Finances Canada, Dépenses fiscales et évaluations 2012, p. 33 .
[3] Youri Chassin, Devrait-on rendre les placements dans la petite entreprise admissibles au CELI ? IEDM, février 2017
[4] Gilles L. Bourque, CELI: un coût fiscal exorbitant, Le Devoir, 24 janvier 2014