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La surépargne expliquée à M. Geloso

20 février 2015

  • EP
    Éric Pineault

La question de l’argent qui dort, ou ce que nous avons nommé la surépargne des grandes entreprises, continue à nourrir les réflexions économiques au Québec et au Canada. À 32% du PIB, cet amas de liquidités improductives témoigne de l’échec des politiques de stimulation de l’investissement par le biais de baisses d’impôts des revenus des entreprises. Au delà de ce constat plus politique qui cadre bien avec la polarité « gauche/droite », il y a la question de fond quant à la nature du cycle de croissance qui a émergé depuis une vingtaine d’années. Un cycle marqué par plusieurs grandes tendances qui accompagnent l’accroissement de ce capital liquide dans les coffres des entreprises non-financières. D’un côté, une relative stagnation de la croissance du PIB avec des taux faibles d’année en année, à quoi s’ajoute la fin de la croissance des revenus de la majorité. La demande intérieure dépend ainsi de plus en plus de la croissance du volume de crédit à la consommation. En même temps, du côté des entreprises, un taux de profit qui se maintient et augmente même depuis 2010 combiné à une tendance à la baisse de leurs dépenses d’investissement, si l’on exclut le secteur du pétrole.

Les éléments de cette conjoncture, si l’on croit les hypothèses des tenants de la théorie de la stagnation séculaire tels que Lawrence Summers, ne sont pas des accidents temporaires, mais sont les attributs permanents d’une trappe d’austérité/stagnation qui semble s’installer à divers degrés d’intensité en Amérique du Nord et en Europe.

Croissance lente, endettement croissant, investissement réel moribond, mais également profits élevés, inflation de la valeur des actifs financiers et surépargne, voilà les éléments du cocktail qui va définir la trajectoire de nos économies pour les années à venir, si l’on croit Summers et d’autres. Les politiques de resserrement budgétaire que mènent actuellement plusieurs gouvernements de la zone OCDE, incluant l’austérité à la québécoise, ne font qu’amplifier les facteurs qui nous poussent dans cette trappe. Voilà pour nous le contexte de forces économiques dans lequel apparaît la surépargne. Elle signifie que le modèle développement économique sur lequel nous nous sommes fiés depuis plusieurs décennies est tombé en panne, que le bris est sérieux et que les recettes habituelles, à gauche comme à droite, pour réparer le moteur ne fonctionneront pas.

À en juger par la discussion que cela a provoquée parmi les journalistes économiques, je crois que nous avons atteint notre objectif. Mais il y a ceux qui nous invitent à nous fermer les yeux et ignorer le problème.

Dans un billet de blogue du Journal de Montréal, Vincent Geloso, affirme que la surépargne n’existe tout simplement pas. Je ne peux pas ici reprendre terme à terme les étapes de son argument, qui, comme il le souligne fièrement, mobilise les enseignements de macroéconomie qu’il présente à ses étudiant.e.s sur la balance commerciale et la dynamique des marchés de capitaux. La thèse de fond est que l’épargne des entreprises canadiennes provient d’un excédent de la balance commerciale, que cet excédent épargné leur sert de levier ou de garant lors de fusion acquisition à l’étranger.

Certainement par faute de place, le raisonnement n’est pas très clair, on comprend tour à tour que les entreprises canadiennes dépensent leurs liquidités pour acquérir des actifs étrangers (alors on est en droit de se demander pourquoi le magot ne fond pas avec le temps puisque l’argent est dépensé) ou bien au contraire que les liquidités ne sont pas dépensées, mais conservées parce que les entreprises étrangères ciblées par les opérations de fusion-acquisition « aiment » se faire acheter par des entreprises avec beaucoup de liquidités. Ce deuxième argument est nettement plus cohérent et rejoint une hypothèse explicative que nous avons explorée dans notre recherche soit l’épargne pour motif de constitution d’un « trésor de guerre ».

Nous avons des raisons de croire que ce motif n’explique pas de manière convaincante le taux d’accumulation d’actifs liquides par les entreprises non-financières au Canada. Vincent Geloso fait valoir que « Selon la série statistique 376-0016 de Statistique Canada, il y a seulement trois années sur l’ensemble des années entre 2000 et 2011 (date à laquelle se termine la série) où les investissements étrangers directs au Canada ont été supérieurs aux investissements directs des Canadiens à l’étranger. ». Il serait important pour ses étudiant.e.s, que M. Geloso utilise les séries de données que Statistique Canada maintient à jour, s’il avait consulté le « Tableau 376-0052 Bilan des investissements internationaux », il aurait pu constater qu’il y a une grande divergence entre la position en IDE (Investissement direct à l’étranger) des entreprises du secteur financier et la position du secteur des entreprises non-financières que nous présentons dans le graphique 1 ci-dessous.

graphique 1

Le solde du compte en capital des premières est nettement positif et nos banques exportent du capital par leurs investissements à l’étranger. Ce mouvement s’est d’ailleurs accéléré après la crise de 2008, moment où effectivement elles ont fait d’importantes rafles dans un système bancaire américain fragilisé. Cependant, le solde du compte en capital des entreprises non-financières est négatif pour toute la période et ce solde négatif s’amplifie à partir de 2005-2006 à mesure que des intérêts étrangers investissent dans des actifs productifs canadiens. L’accélération du développement des sables bitumineux explique en bonne partie, comme le montre le graphique 2  ci-dessous, ce mouvement.

Graphique2

On ne peut donc pas affirmer, comme le fait Vincent Geloso que « Les statistiques à cet égard sont claires, les entreprises canadiennes «envahissaient» les autres pays. » , du moins en ce qui a trait aux entreprises non-financières, celles-là même que nous avons étudiées dans nos recherches, celles qui surépargnent et laissent dormir 600 G$. Je termine ce tour d’horizon de la surépargne en revenant sur la nature du phénomène économique que nous avons étudié, car je crains qu’à plusieurs moments dans son billet Vincent Geloso comprenne mal notre objet d’étude. Nous nous sommes intéressés à l’accumulation d’actifs liquides – essentiellement des dépôts bancaires en devises canadiennes et étrangères – par les entreprises non-financières au Canada.

La surépargne a été définie comme une accumulation de ces actifs, dont les rendements sont nuls ou négatifs, à des taux records sans que l’on puisse leur attribuer une fonction économique positive, c’est-à-dire que la soudaine explosion de leur « préférence pour la liquidité » ne trouve pas une explication dans les motifs économiques habituels. Il ne faut pas confondre cette mesure avec l’épargne statistique telle que définie dans la comptabilité nationale, ni avec le placement ou l’investissement financier de la part d’entreprises ou de ménages où les rendements sont sensés être positifs ou du moins battre l’inflation.

Que cette surépargne soit une part infime de l’épargne agrégée dans l’économie ne change rien à l’affaire, l’épargne des ménages enfermés dans des fonds de placement, dépôts à terme, ou circulant d’un titre à l’autre à la bourse n’est en rien comparable à cet argent qui dort et qui précisément ne le devrait pas. M. Geloso se dit que s’il y a épargne, il doit certainement avoir investissement, que l’une n’est que l’envers de l’autre, et donc que ces 600 milliards sont certainement « productifs » quelque part.

Puisque M. Geloso s’est permis de partager son enseignement en macro-économie, je me permets la même liberté. Quand il m’arrive d’enseigner la macroéconomie, je commence toujours par l’avertissement suivant : il ne faut jamais confondre une identité comptable avec une relation économique. Effectivement in fine à l’agrégé, l’épargne égale l’investissement ici ou ailleurs tout comme l’investissement égale l’épargne, mais une fois que nous avons dit cela, nous n’avons pas expliqué les déterminants de l’une ou de l’autre variable macroéconomique. J’ose espérer que cela fait aussi partie des enseignements macroéconomiques de M. Geloso.

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