Un régime d’assurance-emploi digne du XXIe siècle ?
22 août 2020
Le 31 juillet, le premier ministre canadien Justin Trudeau annonçait que les prestataires de la Prestation canadienne d’urgence (PCU) seraient désormais pris en charge par le régime fédéral d’assurance-emploi. Jeudi, les ministres Chrystia Freeland et Carla Qualtrough présentaient les détails de ce transfert, notamment les nouvelles prestations qui doivent poser les jalons d’une assurance-emploi « adaptée au XXIe siècle ». On comprend bien que les propositions du gouvernement libéral sont au centre d’un jeu politique avec l’opposition à la Chambre des communes, mais on peut d’ores et déjà se réjouir que le caractère désuet du régime d’assurance-emploi soit désormais consensuel. Les nouvelles modalitées envisagées pour le régime contiennent par ailleurs des avancées intéressantes.
Plusieurs questions demeurent : pourquoi est-ce que l’assurance emploi n’a pas couvert d’emblée les personnes ayant perdu leur gagne-pain en raison de la pandémie de coronavirus? En effet, pourquoi avoir recours à de nouveaux programmes comme la PCU si l’assurance-emploi – à laquelle les travailleuses et les travailleurs cotisent – existe justement pour accorder un revenu aux personnes en cas de perte d’emploi? Le gouvernement justifierait sans doute sa décision en plaidant la rapidité avec laquelle il comptait réagir à la crise, mais ça n’explique pas pourquoi, justement, le régime d’assurance-emploi n’avait pas déjà cette souplesse.
Parmi les nombreuses inégalités révélées par la pandémie, il faut donc aussi considérer celle-là : qui continue à être payé – et combien – après avoir perdu son gagne-pain? Nous verrons dans ce billet comment l’assurance-emploi est devenue de plus en plus exclusive et comment le transfert de la gestion de la PCU vers ce régime aurait été une très mauvaise nouvelle si l’on avait conservé ses paramètres habituels. Les annonces faites cette semaine par le gouvernement fédéral suggèrent des avancées mais sur lesquelles planent de nombreuses incertidudes.
Les lacunes de l’assurance-emploi
En mars, David Macdonald du Centre canadien de politiques alternatives (CCPA) nous rappelait quelques données frappantes à propos du profil des personnes qui reçoivent de l’assurance-emploi au Canada. Le graphique 1 montre que la moitié seulement des travailleurs saisonniers sans emploi reçoivent des prestations et qu’il s’agit de la catégorie de travailleurs qui a le meilleur accès à ces prestations. Cette proportion chute à 20 % pour les travailleurs à temps partiel et à 17 % pour les travailleurs autonomes. C’est donc très peu de personnes qui peuvent compter sur la protection que devrait offrir, en principe, l’assurance-emploi.
Graphique 1 : Proportion des personnes au chômage qui reçoivent des prestations d’assurance-emploi en fonction du type de travailleur/travailleuse, Canada, 2018
Par ailleurs, le graphique 2 montre que, parmi les personnes au chômage, les femmes (33 %), qui connaissent plus souvent le travail précaire, ont moins accès aux prestations que les hommes (38 %).
Graphique 2 : Proportion des personnes au chômage qui reçoivent des prestations d’assurance-emploi en fonction du genre du travailleur/travailleuse, Canada, 2018
Pour ceux et celles qui se qualifient pour des prestations d’assurance-emploi (ils sont devenus de moins en moins nombreux et nombreuses au fil du temps comme nous le verrons plus loin), les prestations ne s’élèvent par ailleurs qu’à 55 % du revenu assurable de la personne. Alors, si votre rémunération normale était faible avant de perdre votre emploi, les prestations que vous recevrez seront bien pires.
L’évolution du nombre de prestataires de l’assurance-emploi
Est-ce que le régime a toujours été aussi restrictif? Un regard sur les données historiques permet de voir que le régime est devenu de moins en moins généreux avec le temps.
Le graphique 3 montre l’évolution du nombre de prestataires de l’assurance-emploi depuis 1997. Leur nombre a chuté de 58,6 %, passant de 240 420 à 99 440.
Graphique 3 : Nombre de prestataires d’assurance-emploi au Québec
Source : Statistique Canada. Tableau 14-10-0011-01, Prestataires d’assurance-emploi selon le groupe d’âge, données mensuelles non désaisonnalisées.
Comme le taux de chômage a fortement diminué au Québec durant cette période, il est normal que le nombre de prestataires ait diminué. Mais est-ce que la tendance observée au graphique 3 s’explique tout simplement par le nombre de travailleuses et de travailleurs qui se sont trouvé un emploi? Non.
Le graphique 4, issu de calculs de l’économiste Mario Jodoin, montre l’évolution du ratio de prestataires de l’assurance-emploi par rapport au nombre de personnes qui sont au chômage entre 1976 et 2018. Il s’agit d’un calcul révélateur même s’il a ses limites puisque les deux univers comparés sont distincts (ex : on peut recevoir des prestations même si l’on est pas au chômage et qu’on peut être au chômage sans recevoir de prestation).
On constate d’abord que, mis à part le creux (75-80 %) du début des années 1980, environ 90 % des personnes au chômage recevaient des prestations d’assurance-emploi jusqu’au début des années 1990. À partir de ce moment, le nombre de prestataires chute et ne dépassera plus jamais la barre des 70 %. On s’aperçoit même que la moyenne se stabilise autour de 50 %, ce qui signifie qu’il n’y a plus que la moitié des personnes au chômage qui se qualifient pour obtenir des prestations de ce régime.
Pour les femmes (ligne jaune), le recul a été plus marqué encore. La ligne rouge montre qu’elles ont été plus affectées que les hommes (ligne rouge) par la chute des années 1990 qui s’est poursuivie plus longtemps dans leur cas. Depuis le tournant des années 2010, près de 40 % seulement des femmes au chômage se qualifient pour des prestations d’assurance-emploi, ce qui porte certains à se demander si ce programme ne serait pas tout simplement discriminatoire envers les femmes.
Graphique 4 : Évolution du ratio prestataires/chômeurs calculé au Québec, selon le sexe
Source : Mario Jodoin, L’évolution du ratio prestataires/chômeurs, billet de blogue, 27 octobre 2017, https://bit.ly/3075YWa et communication personnelle.
Assurance-emploi et néolibéralisme
Au fil des réformes néolibérales, les prestations d’assurance-emploi sont devenues de plus en plus restrictives. Ces réformes ont servi l’intérêt du patronat contribuant à rendre la main-d’œuvre plus docile. En effet, plus le filet de protections sociales sur lequel peuvent compter les travailleuses et des travailleurs est solide, moins ils et elles se retrouvent forcé·e·s d’accepter des conditions de travail qui ne leur conviennent pas.
C’est exactement l’enjeu avec la PCU : des travailleuses et des travailleurs préfèrent recevoir cette prestation plutôt que de retourner travailler tant que (1) on ne leur offre pas de conditions de travail plus attrayantes ou (2) qu’on les force à retourner au travail, par exemple en supprimant ou en réduisant la prestation. Évidemment, les entrepreneurs préfèrent la deuxième option.
On nomme parfois cet enjeu « discipline du travail ». Elle est au centre des préoccupations des entreprises puisqu’elle a un impact direct sur le rapport de force entre les patrons et les employé·e·s. La rareté de la main-d’œuvre dont il était beaucoup question dans les dernières années a le même effet, c’est-à-dire que les entreprises se disputent les mêmes travailleurs et, théoriquement, se retrouvent à devoir offrir des conditions de travail plus avantageuses pour les retenir.
La PCU deviendra-t-elle aussi restrictive que l’assurance-emploi?
Que se serait-il passé si, en transférant la gestion de la PCU au régime d’assurance-emploi, on avait ajusté l’éligibilité au programme et le montant des prestations en fonction des paramètres existants de l’assurance-emploi?
David Macdonald a calculé que pas moins de deux millions de Canadien·ne·s – dont près de 400 000 Québécois·es – ne recevraient plus rien puisqu’ils ne se qualifieraient tout simplement pas pour l’assurance-emploi. Pour 750 000 autres, les prestations diminueraient puisqu’ils et elles recevraient un montant inférieur à 500 $ par semaine, soit 312 $ en moyenne.
Bonne nouvelle : cette semaine, le gouvernement a plutôt reconnu que l’assurance-emploi est devenu désuète puisqu’elle laisse beaucoup trop de laissés-pour-compte. Autres bonne nouvelle : la création de nouvelles prestations permet d’élargir l’admissibilité au régime – notamment aux travailleurs autonomes -, de réduire le nombre d’heures requises pour se qualifier au régime et de déterminer un montant minimum (400$) que recevront les chômeurs. Moins bonne nouvelle : toutes ces nouvelles mesures sont conditionnelles à une adoption rapide à la Chambre des communes et, surtout, elles sont, de toutes manières, temporaires. Bref, il plane encore de nombreuses incertitudes sur l’avenir de l’assurance-emploi.
Notons pour terminer que si la PCU a agi comme un désincitatif au travail, ce n’est pas parce qu’elle est trop élevée, mais bien parce la rémunération des travailleurs et des travailleuses est trop faible. Au Québec, la PCU ne permet pas d’atteindre un revenu viable dans des villes comme Montréal, Québec ou Gatineau. La mise en place d’un « niveau plancher » pour les prestations est une avancée mais, à 400$, gardons à l’esprit qu’on demeure encore loin d’un revenu viable. Étant donné les incertitudes qui persistent sur l’avenir du régime d’assurance-emploi, il demeure trop tôt pour dire s’il permettra des politiques plus justes en matière de revenu ou si l’héritage de la PCU se transformera à son tour en instrument de discipline de la main-d’œuvre.