L’architecture budgétaire du Québec à la croisée des chemins
22 septembre 2020
Si la crise sanitaire ne se prolonge pas indéfiniment, les impacts de la pandémie sur les finances publiques du Québec ne devraient pas être dévastateurs. Ils ne seront toutefois pas négligeables quant à leurs effets sur les perspectives budgétaires et l’endettement public. Puisque personne ne souhaite revivre les affres de la gestion post-crise de 2008, voici quelques options à examiner dans l’optique de contrer les tentations du retour à l’austérité.
Après des années de surplus, le gouvernement affichera un déficit de 15 milliards de dollars cette année, ou un peu moins s’il n’épuise pas sa provision de 4 milliards de dollars pour des mesures de soutien. Mais comme il dispose d’une réserve de stabilisation comptable du même ordre de grandeur, il parviendra à équilibrer les comptes au sens de la Loi sur l’équilibre budgétaire. Notez qu’il n’y a qu’au Québec qu’on peut encourir un tel déficit tout en proclamant respecter l’équilibre budgétaire, gracieuseté de la comptabilité créative du ministère de Finances. Par contre, la dette brute augmentera de 23 milliards, puisqu’il faut emprunter ces 15 milliards, auxquels s’ajoutent comme chaque année les immobilisations nettes, les prêts, placements et avances, les mauvaises créances, etc. En conséquence, la dette brute en proportion du PIB passera de 43,5 % à 50,4 %.
C’est pour les prochaines années que la situation se complique, entre autres parce qu’il y a une loi qui impose de ramener la dette brute à 45 % du PIB en mars 2026 et la dette correspondant aux déficits cumulés à 17 %. Reconnaissons d’emblée qu’il s’agit d’une mission impossible. Pour y parvenir, le gouvernement devrait dégager des excédents cumulatifs totalisant quelque 18 milliards de dollars au bout de 5 ans, alors qu’il est confronté à une croissance économique vacillante, des déficits persistants, mais aussi des pressions fortes pour bonifier les services publics, relancer l’économie et accélérer la transition écologique. L’atteinte des cibles de dette était à portée de main, mais la pandémie a tout chambardé. Si elles sont encore pertinentes, ces cibles devront être revues ou à tout le moins reportées. Il faut donc se résoudre à composer avec une dette publique alourdie pendant plusieurs années. Vu les faibles taux d’intérêt, le service de cette dette demeure toutefois supportable.
Dans une étude récente de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université Sherbrooke, Yves St-Maurice, Luc Godbout et Suzie St-Cerny démontrent qu’en maintenant le cap, le gouvernement ne sera pas en mesure de rétablir l’équilibre budgétaire d’ici 5 ans, ni de respecter les cibles de la Loi sur la réduction de la dette tout en maintenant les services publics au niveau prévu par le budget « pré-pandémie ». Leur étude présente une variété de scénarios pour redresser la situation, soit par des hausses d’impôts, des compressions de dépenses ou la suspension des versements au Fonds des générations (FG), un mécanisme utilisé pour réduire la dette.
C’est cette dernière idée qui mérite d’être examinée plus attentivement. Au rythme où vont les choses, ce Fonds de 11,7 milliards de dollars atteindra 51 milliards de dollars dans 10 ans, somme qui devient absurde. Selon le scénario évoqué, si le gouvernement suspend ses versements annuels de 3,7 milliards en moyenne, sauf les revenus de placements du Fonds, il parviendra à retrouver l’équilibre budgétaire dans 5 ans tout en maintenant la progression des dépenses prévue au dernier budget (2,8%), incluant le milliard récurrent consenti pour reconnaître la contribution des travailleurs de la santé. Par la suite, il pourra toujours reprendre les versements au FG pour accélérer la réduction du poids de la dette. À l’examen, un tel schéma ne procurerait pas de ressources additionnelles au gouvernement. Au contraire, il entraînerait une baisse des revenus de placement du FG. Le schéma permettrait d’atteindre plus rapidement l’équilibre budgétaire à cause de la cessation des versements au FG à prendre en considération dans le calcul du solde budgétaire selon la Loi. L’effort pour réduire l’endettement serait affaibli au seul profit de considérations techniques et comptables.
Une autre option, évoquée par le ministre des Finances Éric Girard, consisterait à prendre comme repère pour la gouverne budgétaire le solde budgétaire au sens des comptes publics plutôt que le solde selon la Loi sur l’équilibre budgétaire (LEB). Le solde budgétaire au sens des comptes publics mesure le véritable écart entre les revenus et les dépenses, tandis que le solde au sens de la LEB représente le solde après la contribution au Fonds des générations. Cette dernière notion est une construction comptable découlant de la LEB. Elle force le gouvernement à augmenter les impôts et/ou réduire les dépenses pour couvrir ses versements au FG afin d’assurer l’équilibre budgétaire selon la Loi, ce qui réduit d’autant sa marge de manœuvre. En supposant l’équilibre budgétaire au sens des comptes publics comme norme, le gouvernement devra emprunter pour ses versements au FG s’il veut les maintenir au niveau prévu, ce qui alourdirait d’autant la dette, ne laissant que les revenus de placement du FG comme élément contribuant marginalement à la réduction de celle-ci. Ou alors d’éventuels surplus pourraient aussi y être consacrés plutôt qu’être comptabilisés dans la réserve de stabilisation théorique. C’est un gros morceau de l’architecture des comptes budgétaires telle qu’on la connaît depuis 2006, avec la dynamique qu’elle imprime, qui volerait en éclats, conduisant vraisemblablement à la déliquescence du Fonds des générations.
Manifestement, une telle orientation présente un intérêt certain parce qu’elle dégage une marge de manœuvre de près de 4 milliards de dollars pour le gouvernement. Elle ne suffira cependant sans doute pas à combler les exigences de financement accru pour les nombreux besoins qui se manifestent pour les services de garde, les soins à domicile, l’éducation, la santé, les services sociaux et quantité d’autres domaines. Il faudra donc poursuivre en parallèle la réflexion sur les mesures de revenus à adopter pour améliorer les services publics et les programmes sociaux et afin d’accélérer la transition écologique.