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L’« assistencialisme » brésilien et la désolidarisation

10 juin 2013


« Aujourd’hui au Rio Grande do Sul, ça va mal en termes de campements. Que s’est-il passé? Le gouvernement a donné le Bolsa Familia aux gens qui étaient en ville et plus personne n’a voulu venir aux campements. On ne réussit plus à mobiliser. Les gens se contentent de cela. »

Ce constat est celui d’une sans-terre brésilienne que j’ai interviewée au début de l’année 2013 dans le sud du Brésil. Après des dizaines d’entrevues et de nombreuses visites dans des communautés sans-terre, force est de réaliser que ce constat est généralisable dans le mouvement. Fort de ses 29 ans d’existence, le Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre (MST) au Brésil constitue l’emblème d’un mouvement social des plus influents et des mieux organisés sur les scènes nationale et internationale. Entre 1984 et 2010, à travers des luttes politiques acharnées, le MST et d’autres mouvements sans-terre ont réussi à exiger la redistribution de plusieurs milliers d’hectares de terre à environ 1 million de familles paysannes, et ce, dans un pays où 1% de la population détient 46% des terres.

Avec des centaines de coopératives de production agraire – qui constituent dans certains cas de véritables éco-villages prospères économiquement –, 1,9 millier d’associations de production sur tout le territoire brésilien et 1,5 millions de personnes sous leur bannière, dont environ 15 000 militants.es très actifs, le MST est devenu un modèle d’organisation et de mobilisation sociale. En effet, en terme d’efficacité de production agricole, de subsistance de ses membres et, surtout, de la capacité à édifier des formes d’organisations sociales basées sur la coopération et la solidarité comme principes moteurs de ses communautés, le MST constitue un mouvement politique unique en son genre.

Le Brésil, n’ayant jamais fait de réforme agraire depuis son indépendance, possède une forte concentration de terres héritées de la colonisation. La stratégie du MST consiste donc à occuper des terres de grands propriétaires terriens (terres le plus souvent appropriées illégalement ou improductives) en forçant le gouvernement à légaliser ces terres aux paysans et à dédommager les propriétaires. Dans bien des cas, ces personnes mouraient de faim. Joindre le MST leur permettait non seulement de s’alimenter, mais aussi de retrouver une certaine dignité de vie.

Le Bolsa Familia est un programme d’assistance sociale initié par le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso (1995-2002), grandement amélioré par le gouvernement Lula (2002-2008), et maintenu par le gouvernement actuel de Dilma Rouseff. Le programme consiste à des transferts de fonds, variant entre R$32 et R$306 (CAD$15,92 et CAD$152,27), de l’État à 13 millions de familles pauvres brésiliennes. Il est indéniable que dans un pays comme le Brésil (doté d’un des pires niveaux d’inégalités socio-économiques de la planète), une telle politique publique ne peut qu’être bienvenue : elle soulage dans l’immédiat la faim des plus démunis. De plus, comme le démontre une étude récente de l’Un

Cependant, les effets sociaux du Bolsa Familia ne s’arrêtent pas là. Pour le MST, pour ne prendre que cet exemple, il est devenu évident que leur force de mobilisation a chuté significativement depuis l’entrée en vigueur de « l’assistencialisme ». Le mouvement traverse certes un moment difficile sur plusieurs aspects et on ne peut évidemment pas réduire sa perte de vigueur actuelle aux seules politiques d’assistance sociale. Il est néanmoins important de souligner l’effet collatéral de démobilisation sociale que provoquent de telles politiques. Les pauvres des périphéries urbaines – dont beaucoup sont victimes de l’exode rural causé par la mécanisation de l’agriculture, les monocultures de production et l’illusoire promesse de prospérité en ville – qui reçoivent ce seuil minimum de subsistance que leur fournit le gouvernement s’en accommode. Ainsi, plutôt que d’adopter la stratégie d’occupation de terres (qui implique des sacrifices matériels considérables, car les sans-terre peuvent passer des mois, voire des années sous une tente en bâche noire à attendre que la terre soit légalisée), beaucoup de pauvres touchant l’assistance sociale préfère ne pas se mobiliser. Bref, comme le souligne une autre étude récente de l’Université de Brasilia, si l’assistencialisme soulage la pauvreté immédiate, il n’assure en rien la diminution des inégalités : il n’encourage pas les pauvres à quitter leur condition.

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