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Pénurie de main-d’œuvre ou austérité permanente? La gestion lean et just-in-time du personnel scolaire

16 septembre 2025

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5min

  • Anne Plourde

Une fois de plus cette année, le Québec est suspendu aux chiffres égrenés depuis quelques semaines par le ministère de l’Éducation concernant le nombre de postes non comblés dans les écoles, qui se comptent encore par milliers bien que la rentrée scolaire soit amorcée depuis plus de deux semaines. Alors que la multiplication des conférences de presse de l’ex-ministre de l’Éducation Bernard Drainville projetait l’image d’une mobilisation générale pour recruter le plus rapidement possible dans un contexte difficile de pénurie de personnel, il peut paraître étonnant d’apprendre qu’au même moment, le ministère imposait aux centres de services scolaires (CSS) des limites strictes en matière d’embauche, les empêchant ainsi de combler leurs besoins en personnel.

Si une telle situation peut sembler absurde au commun des mortels, le mystère trouve son explication dans la logique tordue de la « nouvelle gestion publique » (NGP), un modèle de gestion néolibéral appliqué dans l’ensemble des services publics depuis plusieurs décennies. Cette approche, promue par les milieux d’affaires depuis le début des années 1980, consiste pour l’essentiel à importer dans le secteur public les méthodes de gestion du secteur privé, présentées comme plus efficaces. La NGP prétend ainsi « optimiser » la gestion des ressources publiques et offrir de meilleurs services au moindre coût possible. Dans les faits, l’obsession pour le « moindre coût possible » prend largement le dessus sur l’engagement à offrir de meilleurs services. 

Au cœur de cette approche se trouve une ligne de conduite centrale : traquer et éliminer toute forme de « gaspillage ». Dans ses manifestations les plus extrêmes, comme dans la méthode Lean appliquée en santé depuis plusieurs années, chaque intervention auprès des patient·e·s est minutée, et le personnel doit se conformer à des normes et procédures standardisées visant à éviter tous les « temps morts » ou les « pertes de temps », y compris lorsqu’il s’agit de faire un « suivi post décès ».

Bien que la NGP ne prenne pas toujours une forme aussi radicale, l’exigence d’une gestion « maigre » visant à réduire au maximum les ressources utilisées est imposée à l’ensemble des services publics, y compris au réseau scolaire, qui peine pourtant à remplir sa mission. Alors que les pénuries de personnel sont rituellement invoquées pour expliquer les lacunes graves constatées dans le système d’éducation, la réalité est que le gouvernement restreint volontairement les embauches faites par les CSS en leur imposant des cibles d’heures travaillées, dont ils doivent rendre compte chaque année dans leur rapport de gestion. Notons que ce régime d’austérité permanente en matière de recrutement est également appliqué dans le réseau de la santé, dont les problèmes majeurs sont aussi mis sur le dos (large) de la pénurie de main-d’œuvre.

La lutte à finir contre le « gaspillage » menée par la NGP s’incarne également dans le « just-in-time » ou la « production à flux tendu ». Dans le secteur privé, cette approche consiste à amorcer la production d’une marchandise au moment où elle est commandée par le client plutôt que d’accumuler des stocks et de risquer de se retrouver dans une situation de surproduction menant au gaspillage. Appliquée dans le système d’éducation, cette approche force les CSS à attendre chaque année à la toute dernière minute pour embaucher le personnel requis, puisque le nombre d’élèves inscrits, qui définit les besoins et le financement reçu, peut continuer de varier plusieurs jours, voire plusieurs semaines, après la rentrée.

Cette même logique contraint également les gestionnaires scolaires à maintenir une proportion importante de leur personnel dans la précarité puisque, pour optimiser l’utilisation des ressources et éviter tout gaspillage, ils doivent être en mesure de déplacer les employé·e·s ou de les mettre à pied au gré des fluctuations des besoins et du nombre d’élèves. C’est ce qui explique qu’en pleine pénurie de main-d’œuvre, des enseignantes fraîchement sorties de l’école peinent à trouver des contrats et ne se font offrir que des postes précaires et des remplacements temporaires.

En effet, alors que les besoins en personnel sont criants partout dans le réseau de l’éducation, la précarité est loin d’y être anecdotique : 23 % du personnel professionnel, 42 % des enseignant·e·s et 61 % (!!) du personnel de soutien à l’emploi des CSS n’avaient pas de poste permanent en 2021-2022, une situation similaire à celle qui prévalait une décennie plus tôt (calculs faits à partir de ces données). S’il est clair que cette précarité normalisée décourage l’entrée dans ces professions et contribue à alimenter le manque de main-d’œuvre en éducation, il est plus difficile de comprendre qu’on offre d’aussi mauvaises conditions à du personnel dont on manque pourtant cruellement. 

Le fait que cette contradiction évidente se dissolve dans la logique de la NGP devrait suffire à convaincre que cette approche comptable, loin d’améliorer les services, est une des sources principales des problèmes actuels du système d’éducation.

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