Soutenir Ubisoft au détriment de la culture locale
25 novembre 2021
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Alors que la multinationale française Ubisoft a annoncé la semaine dernière l’ouverture d’un quatrième studio au Québec et la création de 250 emplois sur dix ans, la pertinence des subventions gouvernementales dont elle bénéficie a été, une fois de plus, remise en doute. Certains estiment que le fait que des intérêts étrangers profitent d’un des plus généreux soutiens financiers offerts par le gouvernement du Québec aura un impact négatif sur les entreprises québécoises. Au-delà des questions de concurrence déloyale et de déplacement de main-d’œuvre, il faut aussi se demander si la question du soutien public à la culture ne devrait pas également revenir à l’avant-plan.
Depuis 25 ans, le gouvernement du Québec offre un crédit d’impôt remboursable pour la production de titres multimédias, incluant la production de jeux vidéo, pouvant aller jusqu’à 37,5% de la dépense en main-d’œuvre (pour un maximum de 37 500$ par employé·e admissible). Il s’agit d’un des plus importants programmes de crédit d’impôt alloué à un secteur industriel spécifique par le gouvernement du Québec à la fois en termes de durée et de montants accordés (248,9 millions de dollars seulement pour l’année 2020). Ses bénéficiaires sont majoritairement des multinationales étrangères (Electronic Arts, Eidos, Warner Bros). Ubisoft est souvent la cible des critiques, car l’entreprise profite de ce crédit d’impôt depuis la création de sa filière québécoise il y a bientôt 25 ans et que son studio montréalais, qui compte 4500 employé·e·s, est devenu le plus gros studio de développement de jeux vidéo au monde .
En 2014, ce crédit d’impôt a fait l’objet de nombreux débats après que le gouvernement ait annoncé vouloir réduire la contribution maximale au coût des salaires à 30%. Les revendications des acteurs de l’industrie de même qu’une étude sur la question de la rentabilité du crédit d’impôt commandée dans le cadre d’une Commission sur la fiscalité québécoise avaient toutefois justifié le maintien du taux de 37,5%. Or en 2017, cette étude a été vivement critiquée dans un rapport produit par le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO). Parmi les conclusions de cette deuxième analyse des retombées économiques de la mesure : un faible potentiel de retombées locales, une faible contribution aux recettes fiscales versées au gouvernement du Québec, une concentration des bénéfices chez les acteurs déjà bien nantis et le déplacement de la main-d’œuvre dans un contexte de pénurie. Entre 2017 et 2019, des dirigeant·e·s d’entreprises québécoises du secteur faisaient aussi des apparitions médiatiques pour critiquer la compétition jugée injuste induite par cette mesure fiscale bénéficiant aussi aux entreprises étrangères.
Certains qualifient Bernard Landry de visionnaire pour avoir utilisé un programme de crédit d’impôt du secteur culturel en vue de favoriser la création d’emplois, à une époque où le taux de chômage chez les jeunes surpassait les 18%, et de revitaliser les quartiers centraux de Montréal laissés en friche par le départ des usines. Aujourd’hui, alors que le Québec est en situation de pénurie de main-d’œuvre, cette politique peut-elle vraiment être encore bénéfique? Quant à la Ville de Montréal, elle est aux prises avec des problèmes de spéculation immobilière et de gentrification des quartiers qui affectent depuis plusieurs années les résident·e·s, les commerces indépendants et les ateliers d’artistes du Mile-End, premier lieu d’implantation d’Ubisoft. Un retour sur l’histoire de la politique nous permet aussi de constater que celle-ci s’est éloignée de ses objectifs initiaux de soutien à la culture du Québec.
En 1995, lorsque Bernard Landry avait fait part de son intention de créer un crédit d’impôt pour les productions à contenu multimédia, il s’agissait alors d’étendre le champ d’application de l’aide aux productions cinématographiques. Pour être admissibles, les entreprises devaient être sous contrôle québécois et utiliser des ressources québécoises. L’administration et la gestion des demandes avaient alors été confiées à la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC). C’est spécifiquement pour inciter Ubisoft à venir s’installer à Montréal que le programme a été modifié deux ans plus tard. De fait, à partir de 1997, il fallait seulement que les titres multimédias soient réalisés au Québec, peu importe qui possédait l’entreprise. Le critère d’utilisation de ressources québécoises (75%) et les restrictions relatives à la possession du droit d’auteur ont également été éliminés. Puis, en 1999, le gouvernement a mis fin à l’implication de la SODEC dans ce programme pour confier sa gestion à une institution économique (aujourd’hui Investissement Québec). Le ministère de la Culture et des Communications perdait dès lors beaucoup de pouvoir puisque l’angle du développement économique prédominait. Les conséquences sur le développement de la dimension culturelle de cette industrie avaient d’ailleurs été l’objet de débats à l’époque.
La modification qui a rendu les firmes étrangères éligibles au crédit d’impôt a eu pour effet de prioriser l’objectif de création et de maintien d’emplois au détriment de celui de production de contenu culturel québécois. Ce qui était au départ un soutien financier public à la production de titres multimédias québécois s’est transformé en une politique industrielle sectorielle visant à attirer les investissements étrangers. Depuis, le ministère de la Culture et des Communications n’a pratiquement plus d’instruments pour intervenir dans ce secteur et soutenir la production indépendante locale. Repenser l’industrie du jeu vidéo en termes de développement culturel nous aiderait sans doute à concevoir une intervention qui soit plus juste.
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1 comment
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Créer 250 emplois sur 10 ans? C’est loin d’arriver jusqu’à la hauteur d’une goutte d’eau dans l’océan!
Et les parents au foyers qui s’assurent que leurs enfants sont bien “éduqués”, ils ne méritent toujours pas un salaire à la hauteur de ce qu’ils sauvent en soucis à la société?
Pour ce qu’il en est de la culture sociale, je ne vois vraiment pas quels sont les efforts du gouvernement qui visent à contrer les effets négatifs de la mode, des travailleurs étrangers, de l’exportation, du libre échange, de l’inflation, de la pauvreté, de l’itinérance, de la spéculation et de l’exclusion.