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Sortie de crise et nationalisations: où trouver l’inspiration?

14 mai 2020

  • Philippe Hurteau

Avec le désastre sanitaire actuel qui frappe nos CHSLD et nos résidences privées pour aînés, l’idée de nationaliser complètement ces centres d’hébergement a refait surface. La crise que nous traversons montre à quel point la « logique marchande » est difficilement compatible avec les soins à accorder aux personnes âgées. En aucune circonstance, un centre d’hébergement ne devrait être laissé entre les mains d’un promoteur privé et, souhaitons-le, l’actuelle catastrophe sera mise à contribution afin de régler cette aberration.

Le contexte de pandémie et de ralentissement économique nous force à faire un pas de plus dans cette réflexion. D’accord, nationalisons la totalité des centres d’hébergement de longue durée. Profitons aussi de la situation pour revoir à la hausse l’offre publique de services à domicile. Et une fois si bien lancé, pourquoi ne pas questionner la place du privé dans nos écoles et nos services de garde? Bref, l’occasion est belle pour enfin relancer une politique agressive d’expansion des services publics!

Cependant, cette expansion pourrait s’avérer encore plus ambitieuse. Il faudrait non seulement profiter du contexte pour purger les services publics de leur cancer privé, mais aussi revenir à l’idée même des nationalisations comme partie intégrante d’une stratégie industrielle visant une transition économique. Pourquoi se contenter d’étendre la gamme de services offerts à la population par l’État quand on peut transformer la structure même de notre économie?

Pour cela, trois questions méritent d’être posées : pourquoi nationaliser, quoi nationaliser et comment nationaliser?

1981 : retour sur l’expérience socialiste française

Il n’est bien entendu pas possible de répondre à de si vastes questions dans un si court texte. Quelques pistes de réponses peuvent toutefois être avancées, notamment à l’aide du dernier ouvrage de François Morin, Quand la gauche essayait encore. L’auteur, ancien conseiller du gouvernement français lors des premières années de la présidence de François Mitterrand et professeur émérite en sciences économiques à l’Université de Toulouse, retrace la chronologie des conflits ayant ponctué la vie gouvernementale française suite à la prise de pouvoir par le Parti socialiste (PS) en mai 1981. Son récit détaillé se rend jusqu’à l’adoption de la loi sur les nationalisations en février 1982.

Sans revenir sur l’ensemble de ce récit fascinant qui laisse voir le caractère très improvisé de l’action législative – la transposition d’un programme en politique concrète est rarement aussi mesurée qu’on se le représente –, deux éléments peuvent nous aider aujourd’hui : quelles étaient les lignes de fracture de l’époque à l’intérieur même du camp socialiste et quels ont été les enjeux autour desquels ces camps se sont battus. Le but ici est de participer à cadrer au mieux toute discussion voulant avancer les nationalisations comme proposition politique.

Deux tendances s’opposaient au sein du Parti socialiste d’alors. D’une part, celle que Morin désigne comme la ligne de la « rupture », d’autre part, celle qu’il nomme la ligne « réformatrice ». La première ligne, menée par le président Mitterrand et son premier ministre Pierre Mauroy, veut utiliser les nationalisations comme un instrument pour rompre avec la logique économique du pays et ambitionne d’en jeter de nouvelles fondations. Malgré le fait que l’emprise néolibérale s’installait alors un peu partout sur le globe, les tenants de cette ligne croyaient toujours possible qu’un seul pays fasse bande à part.

La tendance réformiste, de son côté, désirait utiliser les nationalisations comme un levier pour donner à la France les moyens de mieux s’adapter aux exigences de la mondialisation économique. Avec Michel Rocard à leur tête, les partisans de cette approche voulaient, par les nationalisations, centraliser le processus de modernisation de l’économie hexagonale.

Au final, les tenants de la ligne dite de « rupture » l’emportent, mais pour une courte durée. Rapidement, ce grand élan transformateur fut bloqué par les pressions de nature économique et budgétaire qui menèrent le PS à opérer le « tournant de la rigueur » de 1983, ce qui ouvrit la porte aux vagues de privatisations qui s’enclenchent sous le gouvernement de cohabitation de 1986-1988. Malgré le caractère éphémère de cette victoire, il convient de reconstituer sommairement les batailles qui la rendirent possible.

1. Quelle était l’étendue des nationalisations?

La plateforme qui mena à la victoire électorale de Mitterrand et des socialistes en 1981 s’appuyait grandement sur le programme commun signé en 1972 entre le PS et le Parti communiste français (PCF). L’objectif de ce programme était ambitieux : rien de moins que de changer la vie des Français et des Françaises, notamment au moyen de vastes nationalisations du secteur bancaire, des assurances, d’entreprises financières et d’autres secteurs stratégiques (télécommunications, armement, ressources naturelles, etc.).

Une fois au pouvoir cependant, la difficulté de traduire en politique concrète ce programme fut très grande. Les tenants de la rupture voulaient aller de l’avant en se guidant sur les principes suivants : doivent être nationalisées, les entreprises en situation de monopole ou d’oligopole naturel et qui œuvrent dans des domaines relevant de l’intérêt général, avec en tête essentiellement l’enjeu du rapatriement dans le giron public du crédit et de la création monétaire. L’équipe regroupée autour de Jean Le Garrec, alors secrétaire d’État chargé de l’extension du secteur public, accoucha donc d’un projet visant sept groupes industriels, 42 banques et deux holding financiers. Malgré l’ampleur du plan proposé, il s’agissait pourtant d’un important recul par rapport aux idéaux de 1972.

Aux yeux du camp réformateur, il fallait de toute urgence rassurer le secteur financier en limitant au maximum l’étendue des nationalisations. Jacques Delors, alors ministre des Finances et de l’Économie, arriva à l’été 1981 avec une liste réduite à une dizaine de banques, dont la plupart étaient déjà en partie sous contrôle public. En clair, le camp réformateur espérait limiter l’expérience politique des nationalisations à presque rien, sous prétexte que le contexte économique et international ne se prêtait pas à une offensive plus ambitieuse. Dans les faits, dès 1978, les réformateurs du PS menaient une guerre interne afin de changer l’orientation de leur parti (d’une alliance avec le PCF, ils souhaitaient passer à une alliance avec des forces plus centristes).

Au plan politique, on assista donc à un arbitrage en faveur du camp de la rupture, bien que le champ retenu fût déjà en recul par rapport aux positions de 1972.

2. Prise de contrôle ou transfert de propriété?

Encore une fois, les camps pro-rupture ou pro-réforme s’opposèrent sur une question centrale : une fois définie l’étendue des nationalisations, faut-il viser une prise de contrôle de 100% des titres de propriété des entreprises ciblées ou plutôt restreindre les acquisitions à seulement 51 %? Les partisans de la rupture privilégiaient naturellement l’option à 100 %. D’abord pour des raisons de symbolisme politique : après avoir promis de « changer la vie des Français » en décriant le rôle néfaste des entreprises du grand capital, une demi-mesure sur ce point aurait été très mal reçue par l’électorat combiné du PS/PCF. Mais aussi, plus concrètement, une prise de contrôle complète par l’État apparaissait comme une meilleure garantie contre de futures privatisations (ici, l’histoire a donné tort aux défenseurs de cet argument). Finalement, il s’agissait là d’un moyen, une fois les nationalisations effectuées, de transformer les structures de pouvoir interne aux entreprises en visant leur démocratisation (nous y reviendrons).

Dans l’autre camp, une prise de contrôle à 51 % était vue comme suffisante afin de garantir la supervision publique sur les activités des groupes ciblés. Cette option avait l’avantage d’être plus économique pour le budget de l’État en plus de permettre au gouvernement de se présenter comme « raisonnable » vis-à-vis des représentants du patronat français.

Là encore, les tenants de la rupture remportèrent la mise. De plus, en décidant de dédommager les actionnaires à l’aide d’obligations publiques lors du transfert de propriété, cette opération fut rendue possible à relativement faible coût pour le budget.

Prenons un instant pour saisir l’ampleur du transfert alors opéré : l’État français ambitionnait d’être le principal garant du crédit consenti aux particuliers et aux entreprises afin de 1) pouvoir diriger l’activité économique dans le sens de l’intérêt général et 2) reprendre le monopole étatique sur la création monétaire. En ce sens, l’action gouvernementale était ici cohérente : pour « changer la vie », il faut nationaliser largement et complètement.

3. Étatisation ou démocratisation?

Ceci dit, cette cohérence de l’action gouvernementale trouva sa limite autour du problème de la démocratisation des entreprises. Nous touchons ici un nœud essentiel : si l’objectif des nationalisations est de changer la logique du système économique, il faut impérativement démocratiser l’organisation interne des entreprises afin de les soustraire à la logique implacable de la maximisation des profits. Une simple étatisation n’est pas une garantie suffisante, l’État pouvant simplement, comme actionnaire unique, maintenir les anciens objectifs de rentabilité (pensons au virage commercial de la SAQ ou de Loto-Québec).

Encore une fois, l’opposition entre les différents camps fut féroce. Mais, disons-le d’emblée, le souffle volontariste qui caractérisa le camp de la rupture tout au long de cette période tumultueuse vint à manquer. La structure hiérarchique des directions d’entreprise fut maintenue et l’apport en capital continua d’être la principale justification structurant le droit de gérance interne. Bref, c’est l’État et ses agents qui se trouvèrent à gérer, de haut et de loin, les activités des entreprises nationalisées et non un conseil paritaire entre salarié·e·s et technocrates désignés.

Cette décision fut prise à la grande satisfaction du camp réformateur qui y vit, au minimum, un moyen de garantir que les nationalisations ne deviennent pas un exemple de réelle transformation des logiques économiques et politiques. Aussi, les réformistes voulaient absolument tenir à l’écart des directions d’entreprise les salarié·e·s pour que celles-ci soient plus facilement mobilisables dans le plan de modernisation économique dicté par l’État. Bref, le danger d’une subversion des logiques du système étant écarté, il deviendrait possible de tout bonnement utiliser le pouvoir centralisé de l’État afin d’accompagner la France dans une « nécessaire » adaptation de son économie aux impératifs de la mondialisation.

***

Ce rapide retour sur l’expérience française du début des années 1980 nous montre quels types de débats le retour en grâce des nationalisations pourrait ouvrir. Retenons trois choses de ce bref exposé :

1. Un programme de nationalisations peut vouloir accompagner la logique économique dominante ou ambitionner de rompre avec elle. Cette visée politique est essentielle à définir pour garantir la cohérence d’ensemble de l’entreprise.

2. La définition du champ des nationalisations gagne à être arrêtée avant la prise de pouvoir. Une définition floue et exagérément vaste de ce champ laissera ouvert un espace pour le recentrage du projet au moment des arbitrages politiques.

3. La démocratisation des entreprises nationalisées est essentielle si l’on veut que celles-ci participent effectivement à la constitution de nouveaux rapports de pouvoir. Il s’agit en fait d’opérer des avancées sur deux fronts en même temps : nationaliser pour donner à l’État les moyens de jouer son rôle de planificateur de l’activité  économique; et nationaliser pour donner aux groupes de salarié·e·s un réel pouvoir sur l’organisation interne et les orientations de leur entreprise.

Le défi aujourd’hui n’est pas tant de se relancer dans des nationalisations tous azimuts, mais bien de réfléchir aux secteurs et aux entreprises dont la nationalisation, suivant des principes de démocratisation interne, pourrait effectivement changer la vie.

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